SCRUTER L’OBSCURITÉ
« À l’origine de tout, la Peur. (De quoi ? Des coups, des humiliations ?) Parodie du Cogito, comme instant fictif où, tout ayant été rasé, cette tabula rasa va être réoccupée : “J’ai peur, donc je vis.” Une remarque : selon les mœurs d’aujourd’hui (il faudrait une éthologie des intellectuels), on ne parle jamais de la peur : elle est forclose du discours, et même de l’écriture (pourrait-il y avoir une écriture de la peur ?). Placée à l’origine, elle a une valeur de méthode ; d’elle, part un chemin initiatique. » Roland Barthes, Le bruissement de la langue, 1984.
« Il y a un travail du négatif dans l’image, une efficacité “sombre” qui, pour ainsi dire, creuse le visible (l’ordonnance des aspects représentés) et meurtrit le sensible (l’ordonnance des dispositifs de signification). » Georges Didi-Huberman, Devant l’image, 1990.
« Pourquoi, dès lors ne pas appréhender les images et leur valeur comme les produits d’une évolution, ou, du moins, d’une coévolution, c’est-à-dire comme des entités assimilables à des formes de vie qui, semblables en cela aux virus, nécessitent d’habiter un organisme – nous en l’occurrence, puisqu’elles sont incapables de se reproduire sans concours humain ? » WJT Mitchell, Que veulent les images ?, 2014 (2005).
« Le cinéma est par excellence le moyen d’expression d’une fêlure historique. » Jean-Louis Leutrat, Vie des fantômes, 1995.
LA VIE POSTHUME
La peur comme interrogation
Le moment cinématographique est un moment de recueillement. Il ne s’agit pas seulement d’appréhender un objet culturel, mais, avant tout, de s’engager dans un mouvement acosmique. Nous nous éloignons du monde pour entrer dans celui des images. Nous nous lovons au sein de notre canapé ou d’un fauteuil de salle de cinéma, nous voulons, un instant, croire que nous sommes seuls au monde. Pourquoi un film d’épouvante ? La question se pose à chaque fois. Pourquoi risquer l’insomnie, le traumatisme ? Pourquoi risquer d’implanter en nous des images qui reviendront sans cesse, nous empêchant de trouver la sérénité ? Cette question, nous l’espérons, n’intéresse pas uniquement les producteurs de cinéma ou les psychologues spécialisés dans notre rapport à l’imaginaire. Cette question, celle de notre inclinaison passionnée pour les objets culturels lugubres, déprimants et terrifiants, peut devenir centrale pour la recherche en art.
L’idée d’entamer une recherche à partir du sentiment d’effroi n’est pas uniquement la nôtre, et possède un précédent chez le critique de cinéma Stéphane du Mesnildot qui, un jour, se demanda : « Depuis combien d’années n’avais-je pas eu peur comme cela au cinéma ? » Il venait de regarder Ringu (Hideo Nakata, 1998) et fit un cauchemar cette nuit-là. De cet effroi germa un voyage au Japon en 2009 afin d’écrire un livre sur les Fantômes du cinéma japonais. En ce qui concerne cette présente recherche, notre interrogation débute sur une émotion similaire, pour ensuite se diriger, non vers la compréhension d’un effet (qui intéresserait plus les sciences cognitives ou la psychologie), mais vers une problématique que l’on pourrait formuler ainsi : de quoi a peur le cinéma de spectre ? Notre première volonté sera de définir ce cinéma, que nous délimiterons entre 1998, année de sortie de Ringu, et 2018, date d’écriture de notre recherche. Comme nous le verrons bientôt, il nous semble que parler de cinéma de fantôme est inactuel, et nous préférerons, pour les films de notre corpus, la notion de « cinéma spectral » ou « cinéma de spectre ».
La vie posthume
Dans un essai portant sur l’« art italien et l’astrologie internationale au Palazzo di Schifanoia à Ferrare » publié en 1912, l’historien de l’art Aby Warburg proposait une nouvelle méthode d’analyse des œuvres d’art, ou, plutôt, une nouvelle philosophie de notre rapport aux images :
Jusqu’ici, l’insuffisance de catégories universelles pour penser l’évolution a empêché l’histoire de l’art de mettre ses matériaux à la disposition de la « psychologie historique de l’expression humaine », qui d’ailleurs reste encore à écrire. Notre jeune discipline s’interdit de porter un regard global sur l’histoire universelle, à cause de sa tendance fondamentale par trop matérialiste ou par trop mystique. Elle tâtonne au milieu des schématismes de l’histoire politique et des théories sur le génie, à la recherche de sa propre théorie de l’évolution. Par cet essai d’interprétation des fresques du Palazzo di Schifanoia à Ferrare, j’espère avoir montré qu’une analyse iconologique qui ne se laisse pas intimider ni terroriser par des frontières policières et ne craint pas de considérer l’Antiquité, le MoyenÂge et les Temps Modernes comme des périodes indissociables, ni d’interroger les œuvres d’art, qu’il s’agisse de l’art le plus libre ou le plus appliqué, comme des documents de l’expression, de dignité égale – que cette méthode, en s’efforçant soigneusement de faire la lumière sur chaque point obscur en particulier éclaire aussi les grands processus de l’évolution.
C’est ainsi que nous envisagerons le cinéma de spectre. Nous en proposerons une théorie à partir de l’histoire du cinéma, notamment de quelques œuvres d’horreur emblématiques, mais aussi à partir de l’histoire de l’art de manière générale. Nous le verrons, la peinture des primitifs flamands sera très importante pour comprendre certains fonctionnements iconiques des films de notre corpus. La portée de cette réflexion méthodologique nous semble indissociable de notre sujet d’étude qui, peu à peu, se présente à nous comme une inarrêtable puissance allégorique. Si le spectre qui rôde est une image sans visibilité qui va s’incarner, alors ne pouvons-nous pas envisager ce genre cinématographique comme étant lui-même une allégorie de notre méthodologie analytique ? Warburg affirmait que sa méthode était une « histoire de fantômes pour grandes personnes ». Ainsi, toute histoire de spectres n’est-elle pas finalement une allégorie de notre rapport à l’image ? C’est ainsi que nous comprendrons le cinéma de fantôme contemporain, et c’est donc ainsi que nous comprendrons notre recherche. Encore une fois, les frontières entre le chercheur et la victime du spectre seront de plus en plus ténues.
La science de Warburg peut-elle recevoir un nom ? Ce dernier parle d’une Nachleben, que George Didi-Huberman traduit par « Survivance » et Giorgio Agamben par « Vie posthume ». Il s’agit d’un « refus de la méthode stylistique-formelle qui domine l’histoire de l’art à la fin du XIXe siècle, et au déplacement du point central de l’investigation : de l’histoire des styles et de l’évaluation esthétique aux aspects programmatiques et iconographiques de l’œuvre d’art tels qu’ils résultent de l’étude des sources littéraires et de l’examen de la tradition culturelle. » Ce qu’il faut comprendre, c’est que, pour Warburg, les solutions esthétiques et formelles que proposent les artistes sont toujours des positions face à l’héritage du passé. Ainsi, le « problème historique devient, par là même, un “diagnostic” de l’homme occidental luttant pour guérir de ses contradictions et pour trouver, entre l’ancien et le nouveau, sa propre demeure vitale. » Toute image, pour Warburg, est le résultat, le symptôme, d’un choc historique. Pour nous, encore une fois, le cinéma spectral sera le terrain qui sans cesse rejoue cette rencontre historique.
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Table des matières
INTRODUCTION
1. LA VIE POSTHUME
2. DES SPECTRES. ANALYSES SÉMANTIQUES
3. DU CINÉMA SPECTRAL, NOTES SUR LE CORPUS
4. LE SPECTRE-ÉNIGME, NOTES SUR LA MÉTHODE
PARTIE I : TECHNIQUE ARCHAÏQUE, IMAGES INFÂMES ET MEDIUMS BAFOUÉES
INTRODUCTION
1. LE DANGER DE LA TECHNIQUE
SEUIL I : SIGNATURES ET SPECTRALITÉ
2. CINÉMA DE SPECTRE ET SPIRITISME
SEUIL II : SPECTRALITÉ ET SPIRITISME
3. LE DOCUMENT INFÂME
SEUIL III : SPECTRALITÉ ET HANTOLOGIE
4. MÉDIUMS, SORCIÈRES, CYBORGS
CONCLUSION
PARTIE II : LE LIEU SPECTRAL
INTRODUCTION
1. MAISONS ET FILMS HANTÉS
SEUIL IV : SPECTRE ET ÉCRITURE
2. HABITER L’IMAGE
SEUIL V : IMAGE, PURGATOIRE ET ÉLÉGIE
CONCLUSION
PARTIE III : L’ÊTRE HANTÉ PAR L’IMAGE
INTRODUCTION
1. LA POSSESSION PAR LE SPECTRE
2. LE MONDE SPECTRAL
3. MÉLANCOLIE SPECTRALE
CONCLUSION
CONCLUSION
ICONOGRAPHIE
BIBLIOGRAPHIE
CORPUS ÉTUDIÉ