Yoko Tawada, ou le comparatisme (L’œuvre et la critique en dialogue)

EN GUISE D’INTRODUCTION : YOKO TAWADA ET LA LITTÉRATURE COMPARÉE

Définition et présentation du sujet

« Mon intérêt se porte sur deux sujets emboîtés et, dans chacun d’entre eux, je poursuis un objectif double . » À l’instar de Tzvetan Todorov, qui introduit en ces termes son programme dans Critique de la critique, notre intérêt se porte sur deux sujets qui semblent au premier abord se situer sur deux plans tout à fait différents : d’un côté l’œuvre littéraire de Yoko Tawada, de l’autre l’épistémologie du comparatisme. L’objet de notre thèse sera de faire (ou laisser) dialoguer ces deux sujets au fil d’une analyse mêlant lecture critique des textes de l’auteure d’une part, et réflexion théorique sur la littérature comparée d’autre part. La raison de ce rapprochement réside, comme nous le verrons, non seulement dans les similitudes qui existent entre la pratique – poétique – de Tawada et celle – scientifique – du comparatiste, mais encore dans les apports réciproques de l’une à l’autre. Notre objectif est donc bien double, puisqu’il s’agit dans ce travail à la fois de lire l’œuvre de Tawada à la lumière des méthodes comparatistes, éclairantes à bien des égards dans le cas particulier de cette écrivaine, et de réfléchir aux pratiques comparatistes à travers le prisme de l’œuvre en question. De cette manière, nous entendons établir un dialogue véritable, c’est-à-dire une relation réciproque entre des outils d’analyse (méthodologiques, critiques, théoriques) et leur objet : l’œuvre littéraire, cette dernière devenant à son tour un outil au service d’une réflexion épistémologique sur cela-même qui habituellement l’objective.

Présentation bio-bibliographique de Yoko Tawada

L’auteure qui nous est connue sous le nom de Yoko Tawada s’appelle au Japon, son pays d’origine, Tawada Yōko 多和田葉子. Née à Tokyo le 23 mars 1960, elle a grandi dans la banlieue de la capitale japonaise. À cette époque, dit-elle, « le Japon était le monde entier. Je ne connaissais rien de plus . » Pourtant, Tawada entrera très tôt, grâce aux livres, en contact avec des littératures et des cultures étrangères. Ces livres sont, d’abord, sous leur forme la plus concrète, ceux de son père, libraire de profession . Ouvrages scientifiques occidentaux hors de portée pour l’enfant qu’elle était, ils n’en marquèrent pas moins son imaginaire, comme en témoigne la description onirique qu’elle fera plus tard de l’appartement familial :

Quand j’étais bébé, je dormais dans un hamac mexicain. Mes parents se l’étaient procuré non par romantisme, mais parce que l’appartement était si exigu que la seule place restant pour moi était en l’air. La pièce ne contenait rien d’autre que sept mille livres empilés jusqu’au plafond contre les trois cloisons. La nuit, ils se changeaient en arbres dont les feuilles poussaient l’une tout contre l’autre.

Ces mêmes livres joueront, indirectement, un rôle crucial dans la vie et la carrière de Tawada. C’est en effet grâce à une relation de son père qu’elle obtient, en 1982, un stage chez un grossiste hambourgeois (Wegner & Co.)  . Tawada venait sans le savoir de quitter définitivement le Japon. À la fin de cette expérience d’un an, elle choisit de rester en Allemagne, où elle poursuivit, à sa propre surprise, des études supérieures (achevées en 1998 par une thèse) et entama en parallèle sa carrière littéraire en allemand.

Les livres ayant eu une influence sur Tawada sont aussi, bien entendu, ceux qu’elle a lus. Nous savons, grâce aux descriptions qu’elle fait de son enfance, qu’elle fut dès le plus jeune âge une lectrice avide, « dévorant d’innombrables livres d’enfant et de jeunesse » dès qu’elle sut lire, et consacrant la majeure partie de son temps libre à la lecture  . Parmi ces lectures, elle se montre rapidement intéressée par la littérature étrangère – se disant par exemple « obsédée, écolière, par Dostoïevski » ; cet intérêt fut par ailleurs vraisemblablement stimulé par son apprentissage, au lycée, de deux langues étrangères . C’est donc sans véritable surprise que nous la retrouvons, fille de littéraires elle-même passionnée de littérature, devenue étudiante en Lettres sur les bancs de l’Université de Waseda. Ce n’est toutefois pas la littérature allemande (ni anglaise), mais la littérature russe qu’elle y étudie. Peut-être cet engouement pour la Russie était-il dû en partie aux convictions politiques de son père, que sa propre famille, avec hostilité, disait « contaminé par le mal rouge » ; peut-être était-il dû à l’écho de ces mots d’Irina, dans Les Trois Sœurs de Tchékhov, « formule magique » aux oreilles de l’enfant, que prononçaient alors souvent les parents de Tawada : « À Moscou, à Moscou, à Moscou… ». Passionnée et désormais diplômée de littérature russe, Tawada tenta sans succès, en 1982, de partir étudier en U.R.S.S. ou en Pologne . Cette déconvenue, si elle coupa court à l’aventure russe de Tawada , ne l’empêcha pas de retourner en Europe où elle avait voyagé pour la première fois en 1979 : c’est en fin de compte l’Allemagne qui, par hasard, l’accueillera. Elle y vit depuis lors, d’abord à Hambourg, puis à Berlin depuis 2006 – même si elle est en réalité la plupart du temps en déplacement à travers le monde, partagée entre tournées de lectures, résidences d’auteur , performances artistiques et invitations à enseigner à l’université .

Sa renommée n’était bien sûr pas telle lors de son arrivée à Hambourg en 1982. Néanmoins, son émigration volontaire et l’expérience de l’altérité culturelle et linguistique qui en découlèrent, constituèrent sans nul doute le terreau de son œuvre et marquèrent le départ d’une brillante carrière littéraire. Tawada pratiquait manifestement déjà l’écriture avant son départ pour l’Allemagne, mais ses premiers textes publiés chez un éditeur ne le furent que quelques années après son arrivée en Europe. C’est grâce aux encouragements de celui qui deviendra par la suite son traducteur en allemand, Peter Pörtner, un japonologue rencontré à l’université de Hambourg, que Tawada renoua avec l’écriture : « Quand je lui parlai du fait que je publiais autrefois une revue de cercle au Japon, il m’encouragea à écrire à nouveau des poèmes ou des romans . » C’est le même P. Pörtner qui lui présenta Claudia Gehrke, avec qui il avait fondé en 1978 la maison d’édition konkursbuch, et qui deviendra l’éditrice (quasi) exclusive des œuvres de Tawada en Allemagne. La carrière littéraire de Tawada débute à proprement parler en 1987 avec la parution chez konkursbuch d’un recueil de poèmes japonais, accompagné d’un texte en prose, fruit de sa première tentative d’écriture depuis son arrivée en Allemagne. Ce recueil, intitulé Nur da wo du bist da ist nichts dans la traduction de Peter Pörtner, pose ouvertement, dans son titre déjà (lequel signifie « Là où tu es et seulement là, il n’y a rien »), la question épineuse du lieu, et place Tawada dans la situation singulière d’une écrivaine publiée en traduction avant de l’être en langue originale, d’abord connue à l’étranger pour une œuvre écrite dans sa langue maternelle. Il faudra attendre cinq ans et deux autres publications en Allemagne avant que paraisse le premier ouvrage de Tawada au Japon . Singulièrement, cette entrée dans le champ littéraire japonais correspond précisément au passage entre le japonais et l’allemand comme langue d’écriture, qui a lieu en 1991 avec la parution de Wo Europa anfängt, recueil de textes partiellement traduit, dont le récit éponyme est le premier texte que Tawada écrivit directement en allemand.

Pour cette auteure désormais célèbre pour son bilinguisme littéraire et l’importance qu’elle attache à l’interaction des idiomes entre eux au sein du processus créatif, le bouleversement du rapport personnel au langage par l’expérience de l’étranger fut incontestablement l’événement déclencheur de l’écriture. Tawada revient dans plusieurs essais sur cette période charnière dans sa vie personnelle et décrit avec acuité la séparation d’avec la langue maternelle alors même que l’allemand lui était encore tout à fait étranger :

Six mois passèrent sans que je parle un mot de japonais. J’avais le sentiment que le japonais s’était détaché de ma vie. À ce moment-là, le japonais qui pourrait coller aux objets que je touchais, à ce que je ressentais, m’échappait. Que l’allemand, une langue étrangère, ne colle pas, voilà sans doute une évidence, mais il m’était effrayant d’être séparée de ma langue maternelle, comme si je perdais de vue des lettres dans le brouillard. J’en vins à me résoudre à sentir et à penser sans les mots. (Impossible, diront peut-être certains, et pourtant je ne pourrais le dire autrement.) J’étais loin, bien sûr, de pouvoir écrire des romans.

Au terme de cette séparation forcée, il semble, aux dires de Tawada, que l’écriture ait fini par surgir dans un élan langagier proportionnel au refoulement précédemment vécu ; il ne s’agissait pas tant de poèmes (même s’ils prirent cette forme) que de «tessons de mots », de « morceaux de phrases qui jaillirent tout simplement  ». Cette expérience linguistique particulière, qui met donc fin à une longue période de suppression de la langue maternelle lors des premières années du séjour de Tawada en Allemagne, explique pourquoi le choix du japonais dans ses premières œuvres fut, au-delà même d’une question de maîtrise linguistique, bien plus qu’un choix : une nécessité. Celle-ci s’estompa ensuite, à mesure que croissaient et son œuvre en japonais et sa maîtrise de l’allemand, jusqu’à son premier récit en langue étrangère, à partir duquel tous ses textes en allemand furent écrits de sa main – même si P. Pörtner continua à traduire certaines de ses œuvres japonaises jusqu’en 1999.

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Table des matières

INTRODUCTION
EN GUISE D’INTRODUCTION : YOKO TAWADA ET LA LITTÉRATURE COMPARÉE
0.1 DEFINITION ET PRESENTATION DU SUJET
0.1.1 Présentation bio-bibliographique de Yoko Tawada
0.1.2 Un objet de choix pour la littérature comparée
0.1.2.1 Transmissions et réceptions
0.1.2.2 Littérature et arts
0.1.2.3 Littérature et idées
0.1.2.4 Théories littéraires et comparatisme
0.1.2.5 Aires culturelles/linguistiques et globalisation
0.1.3 Un sujet et une démarche en phase
0.1.3.1 Positionner Yoko Tawada : l’aporie de la littérature nationale ?
0.1.3.2 D’un usage très concret du comparatisme
0.1.3.3 Une question de conscience critique
0.2 ÉTAT DE LA RECHERCHE
0.2.1 Une recherche active mais déséquilibrée
0.2.2 Thèses et mémoires
0.2.2.1 Études japonaises
0.2.2.2 Études germaniques
0.2.2.3 Littérature comparée
0.2.3 Ouvrages scientifiques consacrés à Tawada
0.2.4 Entre consensus et renouveau
0.3 PRESENTATION DU CORPUS
0.3.1 Une œuvre tentaculaire
0.3.2 La question du genre
0.3.3 Corpus retenu
0.4 DEVELOPPEMENT DE LA THESE
1 CRITIQUE DE LA CRITIQUE
1.1 SUR LE STYLE TAWADIEN
1.2 LA CRITIQUE A L’EPREUVE DE LA LITTERATURE
1.3 JEUX SERIEUX : YOKO TAWADA ET LA CRITIQUE
1.3.1 La critique chez Tawada
1.3.1.1 Écrivaine-critique ou critique-écrivaine ?
1.3.1.2 Yoko Tawada par Yoko Tawada
1.3.1.3 Lecture et écriture critiques
1.3.2 La critique avec Tawada
1.3.2.1 Répéter Tawada
1.3.2.2 Lire Tawada
1.3.2.3 Utiliser Tawada
1.3.2.4 Imiter Tawada
1.4 SUR LA NATURE ESSAYISTIQUE DU COMPARATISME
2 L’ESPACE
2.1 L’ESPACE DANS LES ETUDES LITTERAIRES
2.1.1 L’espace littéraire
2.1.2 Le « tournant spatial »
2.1.3 Approches géocentrées
2.1.3.1 La géopoétique
2.1.3.2 La géocritique
2.2 LE PAYSAGE DE TAWADA
2.2.1 Lire l’espace, écrire l’espace
2.2.2 Espaces propres, lieux communs
2.2.2.1 Une pensée localisée
2.2.2.2 Petite typologie spatiale
2.2.2.3 Des espaces autres
2.3 ATTENTION : UN TRAIN PEUT EN CACHER UN AUTRE
2.3.1 Ceci n’est pas un récit de voyage
2.3.2 Wo Europa anfängt
2.3.3 Im Bauch des Gotthards
3 À LA RECHERCHE DE L’EUROPE
3.1 L’EUROPE, UN ESPACE CULTUREL PROBLEMATIQUE
3.2 « L’EUROPE N’EXISTE PAS » : GENESE DE LA PENSEE EUROPEENNE DE TAWADA
3.3 « L’EUROPE EST UN JEU D(E L)’ESPRIT » : VARIATIONS SUR UN THEME LITTERAIRE
3.4 LITTERATURE EUROPEENNE ET LITTERATURE COMPAREE
4 PENSER LA TRADUCTION AVEC YOKO TAWADA
4.1 ENTRE FETICHISME ET SCEPTICISME LINGUISTIQUE
4.2 L’ORIGINAL N’EXISTE PAS
4.3 TRADUIRE LA LUNE, OU L’ELOGE DU CONTRESENS
4.4 POUR UNE ECONOMIE POSITIVE DE LA TRADUCTION
CONCLUSION

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