Wüster et la Théorie Générale de la Terminologie
Au nom d’Eugen Wüster (1898-1977) correspond souvent l’appellation de « père de la terminologie ». La pratique et la réflexion autour de la « science des termes » ont jalonné toute la carrière scientifique de cet ingénieur autrichien. Son intérêt pour la terminologie se manifeste déjà avec sa thèse pour l’obtention du doctorat d’ingénieur en 1931, qui a pour titre La normalisation de la terminologie technique internationale. Orientée plus vers la méthodologie que vers la théorie, la thèse de Wüster établit les principes que doivent suivre les travaux sur les termes, indiquant les paramètres principaux pour une méthodologie de traitement des données terminologiques. C’est de ce premier ouvrage qu’il s’inspire lors de sa collaboration avec le Comité de Terminologie (ISA 37), créé en 1936 par la Fédération Internationale des Associations Nationales de Normalisation. Après un arrêt temporaire de son activité durant le Second conflit mondial, l’ISA 37 est reconstitué en 1951, devenant le Comité ISO/TC 37 « Terminologie (Principes et coordination) », au sein de l’Organisation Internationale de Normalisation (désormais ISO). Là, Wüster s’occupe de la publication des Recommandations et de Normes ISO. Il applique ces méthodes de compilation et normalisation terminologiques à son Dictionnaire multilingue de la machine-outil, paru en 1968. Il s’agit d’un ouvrage trilingue (anglais, allemand, français) consacré à la description du vocabulaire de l’informatique. Par rapport aux dictionnaires traditionnels, les données lexicales ne sont pas organisées selon des critères alphabétiques, mais selon des critères conceptuels. L’expérience pratique du Dictionnaire de la machine-outil sert à Wüster de point de départ pour transposer ses principes méthodologiques dans un cadre théorique qui rende compte des spécificités de la terminologie et de ses pratiques connexes. Le volume posthume Einführung in die allgemeine Terminologielehre und terminologische Lexikographie (1979) regroupe tous les articles parus précédemment dans quelques revues, où est expliquée la Théorie Générale de la Terminologie.
La Théorie Générale de la Terminologie : arrière-plan philosophique
Avant de rentrer dans les spécificités de la Théorie Générale de la Terminologie (dorénavant TGT), il ne nous semble pas inutile de consacrer quelques mots au contexte idéologique dans lequel elle a vu le jour, l’universalisme prôné par le Cercle de Vienne. En 1929, deux ans avant que Wüster soutienne sa thèse, le Cercle de Vienne – dont les membres principaux sont Carnap, Schlick et Neurath – publie son Manifeste, la Conception Scientifique du Monde. Rédigé à partir de plusieurs thèses s’appuyant fortement sur le Tractatus Logico-Philosophicus de Wittgenstein (1922), le Manifeste révèle l’ambitieux projet du Cercle de Vienne : la promotion des sciences et l’unification de l’ensemble des disciplines, but auquel l’on parviendrait grâce à la création, par le biais de la logique, d’un langage unificateur. La Conception Scientifique du Monde, empiriste et positiviste, se distingue au plan épistémologique par l’application de l’analyse logique aux matériaux empiriques :
« De même que le sens de chaque énoncé scientifique s’établit par réduction à un énoncé sur le donné, de même on doit pouvoir indiquer le sens de chaque concept, quelle que soit la branche de la science à laquelle il appartient, en le réduisant pas à pas aux autres concepts, jusqu’aux concepts du plus bas degré qui se réfèrent au donné lui-même. Si l’on effectuait une telle analyse pour tous les concepts, on les intégrerait ainsi dans un système réductif, un « système constitutif ». » (SOULEZ 185 : 119) .
Nous verrons ci-dessous que concept est le pivot autour duquel est bâtie la réflexion à la base de la TGT, la terminologie entretenant un lien important avec la logique.
Structuration de la TGT et définition de terminologie
L’article fondateur dans lequel Wüster expose de façon détaillée la TGT est « Die allgemeine Terminologielehre. Ein Grenzgebiet zwischen Sprachwissenschaft, Logik, Ontologie, Informatik und den Sachwissenschaften » paru en allemand dans Linguistics en 1974. Ce même article a fait l’objet d’une communication au colloque international de terminologie « Essai de définition de la terminologie », organisé par la Régie de la langue française du Québec en 1975.
WÜSTER 1981 se compose de six parties : une première partie en quelque sorte introductive (I. le thème), suivie de cinq autres parties dans lesquelles l’auteur retrace les liens que la terminologie entretient respectivement avec la linguistique (II), la logique (III), l’ontologie (IV), l’informatique (V) et les sciences des choses (VI). Les parties II, III et IV sont les plus développées. Dans le thème, Wüster procède tout d’abord à la distinction de trois sens différents du mot terminologie , puis présente des « tentatives de démarcation » de ce domaine scientifique, se référant à des travaux théoriques (surtout de linguistes allemands) et pratiques. D’après lui (1981 : 57-58) :
« (1) Terminologie signifie en tout premier lieu le système de notions et de termes d’un domaine spécialisé quelconque, autrement dit, grosso modo, un ensemble de termes accompagnés des sens qui leur sont attribués. A ce premier sens s’ajoute un sens connexe […]. Souvent, on appelle aussi terminologie la présentation agencée d’une telle terminologie, par exemple un dictionnaire technique systématique.
[…] (2) Le deuxième sens principal de terminologie est l’étude scientifique de la terminologie d’un domaine spécialisé donné, dans une langue donnée. Il s’agit, autrement dit, de la lexicologie spécialisé de ce domaine. » Le troisième sens de terminologie est bien distingué des deux autres – qui sont traités dans le même paragraphe – et coïncide avec l’étude scientifique générale de la terminologie : « Le mot terminologie prend un troisième sens lorsqu’on abstrait les régularités qu’ont en commun les études scientifiques particulières de la terminologie qui portent sur un grand nombre de domaines spécialisés et de langues. On obtient alors l’étude scientifique générale de la terminologie. Il ne faut pas entendre par là une somme d’études scientifiques particulières de la terminologie. L’étude scientifique générale de la terminologie joue à l’égard des études scientifiques particulières de la terminologie un rôle identique à celui de la linguistique générale face aux sciences des langues individuelles. […] Il est nécessaire de disposer de trois termes différents pour désigner les trois sens du mot terminologie, parce que ce terme porte sans cesse à confusion depuis que l’étude scientifique générale de la terminologie a été entreprise de façon approfondie. » .
Bien que l’expression étude scientifique générale de la terminologie semble à Wüster quelque peu prétentieuse, il la considère comme la plus appropriée pour parvenir à son objectif de clarification théorique. Il en est de même pour zone frontalière (all : Grenzgebiet), qui lui permet d’affirmer la terminologie comme un domaine scientifique autonome. Peu après, il souligne que la terminologie est un domaine en soi tout en étant une branche de la linguistique appliquée, telle que la définit Gunther Kandler : « Elle va au-delà de la linguistique pour rassembler des connaissances linguistiques dans tous les domaines de la vie et les rendre utiles à tous les domaines de la vie » .
Terminologie et linguistique générale
Malgré le titre « le lien avec la science de la langue commune », ce sont surtout les différences entre terminologie et linguistique générale qui font l’objet de la section II de WÜSTER 1981. Tout d’abord, l’auteur y analyse les différences d’approche entre les deux disciplines, qui peuvent grosso modo être regroupées en deux catégories, selon que l’on se place sous l’angle de l’état de la langue ou sous celui de l’évolution de la langue. En ce qui concerne l’approche ayant trait à l’état de la langue, la terminologie se distingue de la linguistique générale par :
– la priorité des notions sur les termes : en linguistique, d’après Saussure, le signe linguistique se présente comme une unité insécable de forme et de contenu. En terminologie, en revanche, les notions et les termes représentent deux domaines liés mais indépendants. Les termes sont subordonnés aux notions, qui sont donc absolument prioritaires, étant le point de départ de tout travail terminologique ;
– la priorité accordée au lexique sur la grammaire : la terminologie ne s’occupe que des mots et des groupes de mots. Les aspects plus proprement syntaxiques et grammaticaux, centraux en linguistique, sont délaissés en terminologie au profit de l’étude du lexique ;
– l’intérêt exclusif pour la synchronie : la terminologie ne considère pas la langue d’un point de vue diachronique .
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Table des matières
Introduction
Chapitre 1. La terminologie: définition et origines
1.1. Terminologie, un mot polysémique
1.2. Avant la terminologie, le terme
1.3. Vers la naissance d’une « science des termes »
1.4. Wüster et la Théorie Générale de la Terminologie
1.4.1. La Théorie Générale de la Terminologie : arrière-plan philosophique
1.4.2. Structuration de la TGT et définition de terminologie
1.4.3. Terminologie et linguistique générale
1.4.4. Terminologie et logique
1.4.5. Terminologie et ontologie
1.4.6. Terminologie et sciences des choses
1.5. Géographie de la terminologie
Pour résumer
Chapitre 2. Aspects théoriques de la terminologie
2.1. Qu’est-ce que la terminologie ?
2.1.1. Louis Guilbert : terminologie et linguistique
2.1.2. Alain Rey : création du mot terminographie
2.1.3. Pierre Auger : la terminologie, une « discipline linguistique du XXe siècle »
2.1.4. Bruno de Bessé : interrogation sur le but de la terminologie
2.2. Terminologie et linguistique : disciplines sœurs ou rapport de filiation ?
2.3. Terminologie et linguistique, terme et mot
2.4. De la Théorie Générale de la Terminologie à la proposition de modèles théoriques alternatifs de la terminologie
2.4.1. La socioterminologie de l’École de Rouen
2.4.2. La terminologie textuelle de Slozdian et Bourigault
2.4.3. Maria Teresa Cabré : La Théorie Communicative de la Terminologie, ou « théorie des portes »
2.4.4. Rita Temmerman : une approche sociocognitive de la terminologie
2.5. Tentatives pour une réhabilitation de Wüster
Pour résumer
Chapitre 3. Terminologie et informatique : rétrospective des rapports entre deux disciplines du XXe siècle
3.1. Wüster et l’informatique
3.2. Un rapport basé sur un intérêt commun : les concepts
3.3. Premiers outils informatiques de support à la discipline : les banques de données terminologiques (années 1960-1970)
3.4. Terminotique et industries de la langue (années 1980)
3.5. De la terminotique à la terminologie computationnelle (des années 1990 à nos jours)
3.5.1. Les approches statistiques
3.5.2. Les approches linguistiques
3.5.3. Les approches hybrides
3.6. Les produits terminologiques
3.7. Changements dans les pratiques terminographiques
3.8. Vers une nouvelle définition du terme ?
Pour résumer
Conclusion