Vulnérabilité fondamentale et insécurité anthropologique
Si certes notre travail porte sur le lien qu’entretiennent le concept de risque avec celui de vulnérabilité, comprendre ce lien ne peut se faire que si nous partons du concept de vulnérabilité. En effet, nous voudrions montrer que c’est parce que nous sommes vulnérables que la question du risque émerge et se pose. Cette approche va voir l’arrivée d’un concept opératoire qui est celui d’insécurité. C’est parce que notre existence est sans cesse ancrée dans des espaces d’insécurité à la fois sociaux, civils mais aussi naturels que nous mobilisons le concept de risque pour appréhender cette réalité. Ces espaces d’insécurité, nous les résumerons par le terme d’insécurité anthropologique, terme qui renvoie à une insécurité liée à notre condition humaine.
De la vulnérabilité à l’insécurité : ouverture et dépendance au monde Avant de parvenir au concept de vulnérabilité fondamentale qui est lié « à la position de dépendance et d’ouverture qui est la nôtre à l’égard du monde social et naturel . » et que nous pouvons définir comme le « corrélat nécessaire des relations de dépendance et d’interdépendance dans lesquels le sujet est inscrit », il nous faut d’abord comprendre ce qu’est la vulnérabilité. Le terme de vulnérabilité renvoie souvent et à tort au terme de fragilité. Souvent, nous disons d’un individu qu’il est vulnérable lorsqu’il est précaire, handicapé, âgé, ou encore malade. En d’autres termes, un individu fragilisé par la vie. Mais ce que nous voudrions montrer, c’est que la vulnérabilité est avant tout liée à une exposition plutôt qu’à un état qui serait un état qui relèverait purement du sort individuel. Être vulnérable ne veut pas dire être un noyau replié sur soi sans lien avec l’extériorité. La vulnérabilité renvoie toujours à un lien entretenu avec une forme d’extériorité qui peut être autrui ou plus globalement le monde. Comme le note Marie Garrau, « La vulnérabilité n’est pas la propriété d’un sujet mais l’indice et la trace du rapport que celui-ci entretient nécessairement avec le monde naturel et social dans lequel il évolue . »
Le concept de vulnérabilité fondamentale que Marie Garrau convoque suite aux analyses de Robert Goodin renvoie donc au fait que tout être humain peut dans sa vie être blessé, subir un dommage et être atteint dans son intégrité en raison de sa nature même, de sa condition d’être social et naturel. Il renvoie donc à « l’état d’un être ou d’une vie lorsqu’il est intact ou non altéré, et la possibilité de cette altération.» En ce sens, tout individu peut subir une altération en raison de sa dépendance et de son ouverture au monde social et naturel, monde dans lequel il est éminemment ancré. Si la vulnérabilité est un fait de condition, elle est cependant susceptible de variations. Dès lors, la vulnérabilité se comprend toujours en référence à une potentialité. Comme l’écrit Marie Garrau à partir de Robert Goodin, la vulnérabilité se comprend à partir de deux choses. D’une part à partir de l’action d’un agent (réelle ou métaphorique), agent ayant – et cela c’est le deuxième point, la possibilité, la capacité (réelle ou métaphorique) de causer un dommage. Cette opposition entre réel et métaphorique est importante car elle met en évidence les différentes dimensions que peuvent prendre les agents, à savoir une forme sociale (autrui) mais aussi naturelle (le monde). Dans cette perspective, la nature aussi nous rend vulnérable en raison des phénomènes naturels particulièrement aléatoires et indéterminables auxquels elle nous soumet.
Pour comprendre donc cette vulnérabilité, il nous faut comprendre quel rapport au monde social et naturel nous entretenons. Ce que nous voudrions montrer, c’est que ce rapport est en un certain sens un rapport d’insécurité. Cependant, il nous faut faire dès à présent attention à l’usage de ce terme. Couramment, le terme d’insécurité renvoie à l’état d’un lieu qui n’est pas sûr. Cet état génère pour les individus de la peur ou encore de l’anxiété. Mais notre propos dans un premier temps est de comprendre le lien qui peut être fait entre vulnérabilité et insécurité. A ce titre et dans notre approche, l’insécurité s’apparente plus à la conscience de vivre dans un environnement physique et social pouvant favoriser les atteintes aux personnes et aux biens. Ce que nous retenons de la notion d’insécurité et dans son lien avec la vulnérabilité, c’est cette idée d’être exposé à un environnement menaçant, comme une sorte de donnée indépassable de toute existence humaine. L’insécurité est donc partie intégrante de la vie des individus. Comme l’écrit François Ewald,
« L’insécurité est partout. On ne peut plus opposer à des lieux ou à des activités dangereuses, nécessitant des mesures de sécurité spécifiques, des zones de repos, abritées du danger. La menace de l’accident non seulement plane sans cesse, sans jamais laisser de répit, exigeant une attention et une prudence constantes, mais elle s’inscrit dans une chaîne continue […] de dangers qui semble caractériser la modernité : ‘’Vivre devient mortel’’ . »
C’est donc ces espaces d’insécurité qui nous rendent fondamentalement vulnérables. Si dans cette perspective nous ne pouvons nous défaire de notre condition d’être fini, il faut voir dans l’idée de vulnérabilité fondamentale une condition existentielle normale du vivant, affectant tout être qui vit. Il faut,
« reconnaître la vulnérabilité comme une condition affectant tout vivant humain par le fait même qu’il vit […]. La vulnérabilité apparaît ainsi comme un ‘’référentiel anthropologique’’ dans la mesure où tout sentiment d’appartenance au ‘’genre humain’’, c’est-à-dire ce qui représente socialement l’humanité, correspond de fait à un sentiment de vulnérabilité . »
Si nous voyons dans le terme de vulnérabilité fondamentale l’indépassable finitude naturelle et sociale de l’être humain, l’approche et le détour par l’insécurité anthropologique nous permet d’insister sur le fait qu’avant toute chose, la vulnérabilité est une susceptibilité, et plus particulièrement une susceptibilité d’être blessé. Bien qu’étant un trait anthropologique de tout un chacun, la vulnérabilité a des causes externes et internes diverses selon les individus : « Si la vulnérabilité est bien une caractéristique inhérente à la personne, son actualisation dépend le plus souvent des conditions dans lesquelles la personne se trouve. Autrement dit – sauf à s’en tenir à la seule dimension de la finitude de la vie biologique – l’actualisation de la vulnérabilité est fonction d’une interaction de l’individu avec sa situation ou les contextes intersubjectifs, social et environnemental dans lequel il évolue . »
Comme l’écrit Robert Goodin, la vulnérabilité est liée à la fois à une imprévisibilité objective, mais aussi à une incertitude subjective . La vulnérabilité se décline donc sur deux plans. Un plan que l’on qualifie d’objectif et un plan que l’on qualifie de subjectif. Tandis que le premier renvoie au simple fait que toute existence humaine est éminemment ancrée dans des espaces d’insécurité, le second renvoie à l’individu particulier mais surtout au lien qu’entretient cette individu avec la menace. Sous cet aspect, la vulnérabilité renvoie certes au pouvoir d’agir dont dispose l’agent menaçant, mais aussi aux capacités d’agir de l’individu et à ses ressources pour se protéger et se prémunir.
Eu égard à ce que nous venons de poser, nous devons prendre garde à bien distinguer de quels espaces d’insécurité il s’agit. En effet, si nous voyons et reconnaissons dans la vulnérabilité un référentiel anthropologique qui permet de penser notre humanité – et donc de poser l’existence d’une sorte d’insécurité anthropologique, il faut découpler cette existence en deux pôles, à savoir un pôle biographique (notre existence dans un monde doté de sens ou encore notre incarnation dans un monde social ou civil) et le pôle biologique (notre incarnation dans un monde naturel). On retrouve ici ce double aspect objectif et subjectif de la vulnérabilité dont nous devons développer. Il ne faut pas omettre ni perdre de vue cet aspect pour la suite de notre propos. Il sera important de le reconvoquer lorsqu’il s’agira de montrer comment, dans le cadre de risques sanitaires, le pôle biologique peut prendre le pas sur le pôle biographique. Or ces deux pôles comme nous l’avons vu, ne peuvent se penser séparément sous l’angle de la vulnérabilité fondamentale et de l’insécurité anthropologique.
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Table des matières
INTRODUCTION
I. LE RISQUE COMME MODE DE REPRESENTATION : VULNERABILITE FONDAMENTALE, INSECURITE ANTHROPOLOGIQUE ET CONFIANCE ELEMENTAIRE
1. VULNERABILITE FONDAMENTALE ET INSECURITE ANTHROPOLOGIQUE
a. De la vulnérabilité à l’insécurité : ouverture et dépendance au monde
b. Vulnérabilité et insécurité biographique
c. Vulnérabilité et insécurité biologique
2. SE REPRESENTER CETTE INSECURITE : EMERGENCE DE L’ANALYSE PAR LE RISQUE
a. Le risque comme ce qui donne sens à l’existence : d’une direction à prendre à une vie qui prend sens
b. Se représenter le risque pour échapper à la maladie
3. CONFIANCE ELEMENTAIRE ET SENTIMENT DE SECURITE
a. Le lien civil et social comme figures de solidarité et d’interdépendance
b. Fiabilité en la connaissance scientifique et technologique : le diagnostic et l’expertise
c. D’un souci pour la sécurité à une demande de sécurisation
II. L’ANALYSE PAR LE RISQUE COMME OUTIL BIOPOLITIQUE : D’UNE VULNERABILITE FONDAMENTALE A UNE GESTION DE LA VIE
1. LA MONTEE DU RISQUE DANS LE DOMAINE DE LA SANTE : VERS UNE CULTURE DE LA SANTE PUBLIQUE
a. Le paradigme de la société du risque : risque, sécurité sanitaire, santé publique
b. De l’expérience de la vulnérabilité au gouvernement par le risque
2. LE RISQUE COMME OUTIL BIOPOLITIQUE
a. L’analyse par le risque au service de la santé publique
b. Exercice d’un pouvoir sur la vie : émergence des dispositifs de sécurité
3. RISQUES ET POPULATIONS VULNERABLES : TECHNIQUES DE PRUDENCE
a. Biopolitique et paradigmes du risque : de l’expertise à la gouvernance
b. Du VIH à la COVID-19 : des risques sanitaires aux mécanismes de la biopolitique
c. D’une clinique du sujet à une clinique épidémiologique
III. D’UNE STRATEGIE BIOPOLITIQUE A UNE SANITARISATION DE L’EXISTENCE : LA QUESTION DES LIMITES DE L’ANALYSE PAR LE RISQUE
1. LE RISQUE SANITAIRE, UN PARADIGME EPIDEMIOLOGIQUE ECRASANT ?
a. Objectivité et mesurabilité : le culte de la science et des chiffres ?
b. Un outil globalisant non individualisant
c. Une responsabilisation à base de données
2. DES AMBITIONS DE LA SANTE PUBLIQUE AUX OBSTACLES DE SA REALISATION
a. Le risque face à la concurrence des représentations : échec du modèle rationnel face à un processus de définition sociale
b. Du vivant biologique aux existences individuelles. Exister n’est pas seulement vivre
IV. DES LIMITES DU RISQUE A UNE NOUVELLE APPROCHE DE LA VULNERABILITE
1. LES PANDEMIES : DES EPISODES CATALYSEURS ET SYNTHETISEURS DE NOS VULNERABILITES
a. Des vulnérabilités oubliées puis révélées : quand la mort s’invite de nouveau chez nous
b. Des vulnérabilités renforcées : d’une identité révélée à une identité bafouée
2. DU RISQUE AU CARE : PENSER DES NOUVELLES APPROCHES DE LA VULNERABILITE
a. Pour une éthique du care et de la vulnérabilité : penser la commune humanité de soin
b. Les apports de la théorie de l’heuristique de la peur de Hans Jonas : pour une éthique de l’action et de la responsabilité
3. VERS UNE POLITIQUE DE RECONNAISSANCE DE LA VULNERABILITE ?
a. De la vulnérabilité comme dépendance à la constitution intersubjective de l’identité
b. D’une politique du risque à une politique de la vulnérabilité : entendre la voix des plus vulnérables
CONCLUSION GENERALE
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