Vivre sous le joug de l’Histoire

Vivre sous le joug de l’Histoire

Le problème de la filiation

Selon Malek Chebel, le monde arabe éprouve « une passion affirmée pour l’affiliation généalogique et pour l’univers arborescent de l’ancestral. »65 Cette tendance se confirme dans les deux romans de Daoud dans lesquels il est question de drames familiaux qui posent de manière saillante les problèmes de l’origine et de la pression ancestrale. Les destins tragiques des familles d’Haroun et Zabor sont caractéristiques de la problématique algérienne : « [p]our signifier l’impossibilité historique, due à la violence originelle et contemporaine de l’islam politique, les destins individuels et collectifs sont marqués du sceau du tragique, de la fatalité, de la circularité. »66 Ainsi dans Meursault contre-enquête, Haroun, dont le père est absent depuis la naissance, subit l’oppression intarissable de sa mère en quête de la mémoire bafouée de son autre fils Moussa. Dans ce processus, la responsabilité qu’impose la mère d’Haroun à ce dernier est colossale, de telle sorte que l’existence d’Haroun ne se résume qu’à la reconquête du cadavre de son frère : « [j]e lisais, bien sûr, d’autres livres, d’histoire, de géographie, mais tout devait être rapporté à notre histoire familiale, au meurtre commis sur mon frère et à cette plage maudite. »67 Dans Zabor ou les psaumes également, le personnage éponyme, issu d’une mère décédée et d’un père qui lui a préféré son infâme frère Abdel, est « plus une tare qu’un héritier. »68 C’est pourquoi il est considéré comme une anomalie au sein de sa famille et de sa généalogie : « [c]ertains, bien sûr, se moquaient de moi discrètement et plaignaient ma famille pour cette tare invraisemblable dans l’arbre de notre tribu, un noeud de bois que j’étais. »

69 Vivant dans l’ancienne maison de sa mère avec sa tante Hadjer qui lui sert de substitut maternel et son grand-père muet à l’orée de la mort, Zabor cherche à « inventer ou réinventer […] un nouveau style de rapport au passé »70 puisque ses relations à la filiation et à l’origine sont foncièrement biaisées. Ce problème lié à la généalogie est également incarné par la sénilité du grand-père sur son lit de mort : Dans son trouble ultime, les derniers mois qu’il passa en haut de la colline, avant d’être proscrit par ma belle-mère, le père de mon père se mit à confondre les prénoms, il décrivait des défunts en regardant des nouveau-nés et s’emportait contre sa femme qui ne répondait pas à ses cris et qu’il insultait vertement alors qu’elle était morte bien longtemps auparavant.71 Par conséquent, « ces fictions […] mettent en espace la fissure, l’hybridité, la fragilité de l’origine et de l’identité telles que la culture officielle ou dominante les a ordonnées. »72 Cette origine est décrite par une forme de rivalité entre les figures parentales qui l’idolâtrent et la nouvelle génération qui, sans la renier, cherche à s’en détacher.

Cette distanciation mène fatalement à une forme de violence et de marginalisation du personnage qui marque ainsi son inadéquation au monde dans lequel il évolue. Comme l’avance Haroun, « ici à Oran, ils sont obsédés par les origines »73, et pour se démarquer de cette tendance, il est contraint d’affronter les affres des mémoires nationale et ancestrale incarnées par sa mère et son pays. Ce combat constitue le noeud gordien des deux romans de Daoud et de la littérature algérienne de façon plus générale : La mise en scène de la violence originelle permettra-t-elle de dire et de comprendre la violence et le tragique qui marquent l’histoire actuelle ? Telle est la question que les oeuvres égyptiennes et algériennes posent en filigrane. La convocation et la transformation du passé participent des modélisations que la fiction élabore pour représenter l’histoire contemporaine.

L’obsession et le mutisme du corps

La mère d’Haroun commence à vieillir et à « être pliée par les rides » à l’instant où ses ancêtres sont apaisés par le meurtre commis par son fils. La pression ancestrale est par conséquent irrémédiablement liée au corps et à son évolution. Celui-ci est réprimé, sommé de se cacher, non-assumé, comme en témoigne Kamel Daoud qui confirme le lien inflexible entre le corps et les ancêtres : Le corps n’est pas encore algérien autant que son histoire. Il y a une autre décolonisation à assurer : celle du corps, justement. En expliquant que la colonisation n’est pas une histoire venue d’ailleurs, mais aussi une partie de moi. Que mon corps, je n’ai pas à le cacher pour le sauver, ni à le détester pour aimer l’invisible. Et c’est là, dans la confusion, dans des sortes de noces camusiennes à base de parasols et pas de colonnes romaines, que le chroniqueur a compris le cap de ses futurs : retrouver la Méditerranée, le corps et la langue, la vraie. Les trois pistes laissées par nos ancêtres, les vrais.112

C’est donc tout naturellement que le corps qui est « accusé d’être un péché, d’être en trop sur sa terre, d’être gênant pour le chiffre ou le discours, d’être partout et pour rien »113 est une problématique constitutive des deux romans traités. Dans Zabor ou les psaumes, le corps de Zabor est d’emblée défini comme une tare. Ce dernier décrit ainsi « [s]on corps long et courbé, [s]on regard qui avait la nature d’un lac et [s]a voix ridicule, comme une moquerie du destin sur la fortune de [s]on géniteur »114 ; dans Meursault, contre-enquête Haroun est, quant à lui, investi du rôle de « veilleur d’un autre corps »115 en portant le poids du cadavre de son frère jusqu’au point où leurs deux corps n’en forment qu’un : « [l]a moindre écorchure m’était reprochée comme si j’avais blessé Moussa lui-même. »116 Cet amalgame corporel entre les deux frères est poussé à son paroxysme lorsqu’Haroun est arrêté pour le meurtre de Joseph Larquais, et que sa mère ne réagit pas, pensant qu’« on ne pouvait pas tuer son fils deux fois. »117 Cette même mère ne passe pas une année sans jurer « avoir retrouvé le corps de Moussa, entendu son souffle ou son pas, reconnu l’empreinte de sa chaussure. »118 Ne retrouvant bien évidemment pas ce corps disparu, elle fait porter le poids de cette « absence corporelle » à Haroun, confirmant ainsi son caractère persécuteur : Je te l’ai déjà dit, le corps de Moussa ne fut jamais retrouvé. Ma mère, par conséquent, m’imposa un strict devoir de réincarnation. Elle me fit ainsi porter, dès que je fus un peu plus costaud, et même s’ils m’étaient trop grands, les habits du défunt.

Le mensonge littéraire plus fort que le mensonge de l’Histoire

Si la première partie s’est intéressée aux pressions exercées par l’Histoire algérienne, la seconde se concentrera davantage sur la littérature et sa capacité à donner des solutions pour combler les silences par le biais de la fiction. Cette dernière, selon Ivan Jablonka, est essentielle dans l’appréhension du réel, et complémentaire à l’histoire dans la compréhension du monde : Pour apprendre quelque chose du réel, il faut au contraire s’en éloigner et prendre du champ, par le détour des fictions de méthode. Replacée au sein d’un raisonnement historique, fécondée au contact d’un problème, encadrée par une enquête, la fictionnalisation du monde devient un écart productif, une prise de distance qui a pour but de comprendre. Si les fictions de méthode contribuent à élargir les énoncés de vérité, on peut dire réciproquement que l’histoire est une forme de littérature qui, à l’aide d’une méthode, active la fiction pour produire la connaissance.182 Kamel Daoud, dans Meursault, contre-enquête, place justement la fiction au « sein d’un raisonnement historique » encadré par l’enquête d’Haroun. Cette stratégie offre un terreau favorable à la fiction qui peut dès lors agir comme un vecteur de connaissances indispensable.

En effet, la grande majorité des textes contemporains traitant directement ou indirectement de la guerre d’Algérie vise « à compléter et à corriger l’historiographie française et algérienne en racontant tout ce qui a été nié, dissimulé, manipulé ou supprimé par l’histoire officielle »183, et les récits de Kamel Daoud ne font pas exception à la règle. Afin de parvenir à cette correction, l’auteur intègre la littérature à l’histoire car « c’est dans le texte littéraire que nous saisissons un volet de l’histoire d’Algérie »184, mais il emploie surtout la fiction dont la définition de Dominique Viart correspond parfaitement à l’objectif de Kamel Daoud : La fiction ne cherche plus sa confirmation dans l’Histoire ; elle ambitionne au contraire de montrer une Histoire méconnue, d’en démasquer les zones d’ombre, d’en faire éprouver la réalité oubliée. Elle prétend déconstruire la pseudo-intelligibilité mise en oeuvre dans les discours officiels.

Par le biais de l’écriture fictive, Kamel Daoud « s’affranchi[t] de l’histoire pour penser »186 et contester les récits officiels qui nécrosent, selon lui, son pays. Cette méthode est d’autant plus significative dans le contexte algérien puisque, selon Mounira Chatti, « le déni ou la peur de la fiction est prégnant dans le champ littéraire arabo-islamique. »187 De ce fait, la force de la littérature, dans les romans de Kamel Daoud, est inhérente à la volonté de la réprimer, et c’est lorsqu’elle est la plus menacée qu’elle se distingue avec le plus de rayonnement. Ainsi, l’environnement décrit par Daoud est particulièrement propice au jaillissement de la fiction. Cette tendance de la littérature à faire surface lorsque le déterminisme atteint son paroxysme est également mentionnée par Bertrand Westphal qui, dans ce sens, confirme la posture de Kamel Daoud : La littérature constitue un vecteur d’instabilité assumé dans une série de paysages disciplinaires traditionnellement caractérisés par leur saturation.

Le déterminisme est dans la tentative d’épuisement du monde, dans la quête de l’exhaustivité absolue. Toutes choses que la littérature abhorre. L’invention du monde, son perpétuel réenchantement, voilà quelques-uns de ses impératifs. Lorsqu’elle alimente la théorie, elle est capable de proposer des solutions, en tout cas des modèles de représentation applicables à des contextes mouvants.188 Selon la logique de Westphal, la fiction devrait s’imposer comme une sortie de secours dans un contexte algérien saturé par les interdits. Sa fonction salutaire est d’ailleurs sans cesse rappelée par Zabor et Haroun. En effet, ils doivent tous les deux leur « survie » à la faculté de la fiction à s’opposer à une vision sacralisée du monde et « à instiller le trouble dans les récits de l’origine et de l’identité arabo-islamiques. »189 « M’ma » est un exemple patent de ce phénomène, elle « fictionnalise » la mort de son fils pour la rendre plus supportable et ce faisant, elle floute ses origines et le métamorphose en héros national :

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Table des matières

Introduction
1. Vivre sous le joug de l’Histoire
1.1. Le problème de la filiation
1.2. L’obsession et le mutisme du corps
1.3. L’effet carcéral de l’espace
2. Le mensonge littéraire plus fort que le mensonge de l’Histoire
2.1. Restaurer la mémoire et redonner un nom
2.2. La langue française et l’écriture du mensonge
2.3. La fiction hérétique
Conclusion
Écrire l’universalisme
Écrire le présent et sortir du dualisme postcolonial
Kamel Daoud et Édouard Glissant : un combat similaire
Bibliographie

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