QUESTIONNER LE DEVELOPPEMENT AU PRISME DES RAPPORTS ENTRE SOCIETE ET RESSOURCES
« Nous avons listé les grands enjeux des îles : le problème de l’habitat, le développement économique et la transition écologique. C’est cohérent avec ce qui se passe sur les îles et avec la volonté des élus » Directeur de l’Association des îles du Ponant, 2016.
Une enveloppe de 6,5 millions d’euros est garantie aux îles de la façade atlantique et de la Manche pour la période 2015-2020 par un contrat de partenariat intitulé « Des enjeux partagés de développement » signé sur l’île d’Ouessant en 2015 entre l’État français, la Région et l’Association des îles du Ponant. Ce contrat présente un caractère exceptionnel dans la mesure où il concerne ordinairement les Pays (loi Voynet), il témoigne d’une attention particulière portée aux îles.
La Région Bretagne précise les orientations dont elle souhaite que cette association qui inclut les îles de l’Iroise se saisisse, à travers cinq enjeux : « 1. Accompagner le développement économique (…), 2. Exploiter et valoriser davantage la vocation maritime (…), 3. Développer l’accessibilité (…), 4. Préserver les ressources (…), 5. Offrir aux Bretonnes et aux Bretons des conditions de vie satisfaisantes » (« Contrat de partenariat 2015-2020, Etat, Région Bretagne, Association des îles du Ponant », 2015). Le développement économique des îles, l’existence d’activités maritimes, mais aussi la préservation des ressources naturelles et la satisfaction des besoins des populations locales, apparaissent alors comme des enjeux dans le cadre de cette politique publique.
Le lien entre ces multiples enjeux interpelle les géographes : quelle est la traduction du développement économique sur le territoire ? Quels en sont ses déterminants ? Comment peut-il être « accompagné » ? Peut-on à la fois « exploiter et valoriser davantage » l’espace maritime et « préserver les ressources » ? Quels sont les besoins des populations locales pour garantir des « conditions de vie satisfaisantes»? En définitive, qui sont les acteurs qui interviennent dans la mise en œuvre de ces actions « développer », « accompagner », « exploiter », « préserver »? Et comment interagissentils ? Depuis 2012, le programme de recherche ID-îles (pour « Initiative et développement dans les îles »), initié par un partenariat entre l’Association des îles du Ponant et l’Université de Bretagne occidentale (UBO), et financé par la Fondation de France entre 2012 et 2018, s’est attaché à étudier le processus de développement sur les îles par l’analyse d’expériences et de projets (Brigand et al., 2014). Ses résultats fournissent en 2013 un bilan démographique, social et économique de l’ensemble des îles du Ponant et du témoignage des porteurs de projets sur les îles. Ils sont présentés aux acteurs des îles lors d’un atelier réunissant ces porteurs de projet, des habitants, leurs élus et les scientifiques de ce programme pluridisciplinaire, sur l’île de Groix. Le directeur du programme conclut cette riche rencontre par de nouveaux questionnements, qui orienteront les recherches futures : « Les îles seraient-elles le lieu d’émergence de nouveaux modes de développement, plus durables et solidaires, comme de nombreux entretiens le laissent penser ? Retrouvent-elles ainsi le rôle d’avant-garde qu’elles ont déjà pu avoir au cours de l’histoire ? » (Brigand et al., 2014).
Le « développement », une construction politique
Le « développement » est au départ un concept isolé des substantifs dont il est aujourd’hui accompagné (« durable », « local », etc., ajouts au concept que nous analyserons ensuite). Sur le plan théorique, il fait l’objet de différentes interprétations que nous souhaitons exposer, avant de l’analyser sur notre territoire d’étude.
Une définition construite en opposition au « sous-développement »
Les scientifiques de différentes disciplines pointent une difficulté à définir ce qu’est le développement. Sa définition semble s’être d’abord construite en opposition au « sous-développement ». Le problème de définition qui concerne aussi ce corolaire du développement viendrait, pour Pierre Achard (1982), sémanticien et sociologue du langage, du fait que la mesure du phénomène a précédé sa définition. Cette mesure est décrite comme basée au départ sur des « critères normatifs » : en 1956 un document de l’Institut National des Études démographiques (INED) mentionne que des « tests du sousdéveloppement » se sont basés sur l’épaisseur des annuaires (le nombre d’adresses répertoriées), la vitesse des trains, la suppression de la domesticité, marqueurs subjectifs de la modernité (Achard, 1982). Le rapport suggère aussi l’emploi de onze « tests de sous-développement » énumérés comme suit : « 1. Une forte mortalité, notamment infantile ; 2. Une fécondité physiologique dans le mariage ; 3. Une hygiène rudimentaire ; 4. Une sous-alimentation, carences diverses ; 5. Une faible consommation d’énergie ; 6. Une forte proportion d’analphabètes ; 7. Une forte proportion de cultivateurs; 8. Une condition inférieure de la femme ; 9. Travail des enfants; 10. Faiblesse des classes moyennes; 11. Échelle des sociétés » (INED, n°7, PUF, Paris, 1956, cité par (Achard, 1982)). La norme du développement telle que promue par les pays occidentaux à cette époque peut alors se comprendre comme la traduction en négatif de cette liste, pour Pierre Achard (Achard 1982), qui y voit la trace des critères ayant présidé à la constitution de l’État-nation, intimement lié pour lui à la progression du libéralisme : « priorité à la filiation, dans un monde supposé sans migration, constitution des classes moyennes en normes, réduction du rôle des cultivateurs, mais en fait de toute activité “primaire”, augmentation de la disjonction entre production et consommation. » (Achard, 1982).
Au sein de la discipline économique et dans le contexte des années 1960, l’ouvrage de Walt W. Rostow intitulé « Les étapes de la croissance économique » vise à éclairer les décideurs politiques sur le processus de développement : « À considérer le degré de développement de l’économie, on peut dire de toutes les sociétés qu’elles passent par l’une des cinq phases suivantes : la société traditionnelle, les conditions préalables du démarrage, le démarrage, le progrès vers la maturité et l’ère de la consommation de masse. » . Ces phases sont identifiées par les économistes de l’époque ainsi que par les géographes (Marthelot, 1964), elles situent les sociétés traditionnelles comme référence du « sous-développement », et en opposition, un haut niveau de vie permettant un haut niveau de consommation comme le stade le plus avancé du développement. Cette idée de « stades » par lesquels « toute société doit passer » et la perception associée d’une supériorité des sociétés occidentales de par leur avance supposée sur les autres peuples (évolutionnisme social)(Achard, 1982), fait intervenir des conceptions « universalistes » et « progressistes » qui trouvent leurs racines dans les religions judéo-chrétiennes et dans la pensée des Lumières (Rist, 2013).
Des valeurs culturelles
Trente ans plus tard en 1990, la définition proposée par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) semble avoir connu une évolution par un ensemble de critères s’attachant au bien-être de la personne humaine et de la société (Figure 1). Pourtant cette définition du développement fait toujours débat. Pour une partie des auteurs, cette interprétation du développement représente « une impérieuse nécessité pour l’avenir des sociétés humaines » (Brunel, 1996) ou « un horizon d’attente mondiale » (Lévy, 2008). Ces auteurs se réfèrent notamment à la progression d’indicateurs du développement humain que sont le recul de la mortalité infantile, l’alphabétisation, le pouvoir d’achat. Pour Jacques Lévy (2008), « si on ajoute les droits de l’Homme et la démocratie on a là un ensemble résumant assez bien le développement. (…) [les différentes notions associées au développement] correspondent toutes à la même préoccupation de prendre en compte la globalité des dynamiques positives propres à une société, sans limitation a priori du nombre de dimensions concernées ».
Pour une autre partie des auteurs (Partant, 1984; Rist, 2013), le développement n’est ni transculturel ni universel : si toutes les sociétés cherchent probablement à améliorer leur vie, elles ne perçoivent pas toutes dans le processus de développement l’unique moyen d’y parvenir. François Partant (1984) considère que toutes les sociétés humaines sont développées, puisqu’elles sont toutes le produit d’une évolution, se sont toutes adaptées à leurs besoins en fonction des ressources de leurs territoires. Il rappelle qu’avant les processus de colonisation et les initiatives de développement par les pays européens, les sociétés des actuels « pays en en voie de développement » étaient pendant des millénaires, des sociétés structurées, adaptées à leur environnement, organisées par leurs propres systèmes de circulation, de santé, d’éducation, de croyance et de rapports sociaux : « Elles produisaient ce qui était nécessaire à la satisfaction de besoins qu’elles définissaient elles-mêmes en tenant compte des ressources de leur territoire (…), mais elles n’étaient pas nécessairement misérables pour autant » (Partant, 1984). De plus pour le politologue Gilbert Rist (Rist 2013), la définition du PNUD (Figure 1) ne répond pas à des critères scientifiques. Elle devrait pour ce faire être fondée sur des caractères extérieurs et éliminer les prénotions (« fausses évidences ») pour que chacun puisse différencier ce qui est du développement de ce qui n’en est pas ; alors que les valeurs énoncées, qui confèrent au développement un caractère indiscutable, correspondent à des « injonctions normatives », qui rapprochent le développement d’une « religion moderne » , non d’un concept scientifique. Si ces valeurs paraissent indiscutables, les actions entreprises au nom du développement sont en revanche très discutées, notamment dans les pays considérés comme « en voie de développement » .
Le développement trouve en revanche pour ces auteurs une définition permettant de synthétiser ses traductions concrètes sur le plan économique que nous retiendrons : « Impliquant une accumulation capitalistique, il se traduit par un accroissement des capacités de production et par une amélioration de la productivité du travail, de sorte qu’il assure en principe un bien-être matériel croissant à la société » (Partant, 1984). Les deux auteurs se rejoignent également sur le fait que le terme de « développement » a été choisi pour désigner le « changement social qui accompagne le processus de croissance économique » (Partant, 1984; Rist, 2013). Nous nous demandons alors si le développement est la croissance économique, s’il y est seulement lié ou s’il peut en être découplé.
Le développement et la croissance économique
La croissance économique est « l’augmentation durable de la production de biens et de services dans une économie au fil du temps » (Dictionnaire d’économie politique, Bishop and Benoît 2018). Si les scientifiques s’opposent sur l’idée que le développement soit un modèle durable ou non (Stiglitz, 1997), ils se rejoignent sur l’idée que le développement est indissociable de la croissance économique : il existe une forme de croissance économique sans développement, mais pas de développement sans croissance économique (Bishop & Benoît, 2018; Brunel, 1996; Rist, 2013). Le phénomène de croissance est décrit comme en mesure de générer du développement si les profits (générés par la production de biens et de services) sont réinvestis dans les trois facteurs de production : les terres (ou les ressources), le travail (la formation, l’éducation) et le capital (infrastructures, technologies) (Bishop & Benoît, 2018). La croissance économique contribue logiquement à l’augmentation du niveau de vie, par la mise à disposition des biens et services à la consommation. C’est ce que mesure le Produit intérieur brut (PIB), indicateur le plus couramment utilisé pour mesurer la « richesse » d’un pays. Pour ces raisons, le développement est associé à la croissance économique.
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
QUESTIONNER LE DEVELOPPEMENT AU PRISME DES RAPPORTS ENTRE SOCIETE ET RESSOURCES
LE « DEVELOPPEMENT », UNE CONSTRUCTION POLITIQUE
INTERACTION ENTRE LES CONCEPTS DE DEVELOPPEMENT ET RESSOURCES
QUESTIONNER L’INTERACTION ENTRE DEVELOPPEMENT ET RESSOURCES A L’ECHELLE D’UN TERRAIN INSULAIRE
CHAPITRE I. POSITIONNEMENT ET METHODOLOGIE DE LA RECHERCHE EN GEOGRAPHIE SUR LES ILES DE L’IROISE
POSITIONNEMENT DISCIPLINAIRE ET EPISTEMOLOGIQUE
L’ENQUETE DE TERRAIN, OUTILS ET PRATIQUES
TRAITEMENT DES DONNEES
CHAPITRE II. EVOLUTION DU LIEN DES POPULATIONS INSULAIRES AUX RESSOURCES DE LA MER ET ENJEUX DU DEVELOPPEMENT LOCAL SUR LES ILES DE L’IROISE
CONTEXTE GEOPHYSIQUE DES ILES DE LA MER D’IROISE, ECOSYSTEMES ET RESSOURCES ASSOCIEES
LES SOCIETES INSULAIRES DE L’IROISE DANS LE PASSE : DES COMMUNAUTES AU MODE DE VIE MODESTE
CONDITIONNE PAR LES RESSOURCES NATURELLES DE LA MER
LES SOCIETES INSULAIRES CONTEMPORAINES : UNE POPULATION AU MODE DE VIE « MODERNE », BASE SUR UNE ECONOMIE TOURISTIQUE ET RESIDENTIELLE
CHAPITRE III. FACTEURS DE DEVELOPPEMENT ET DE SOUTENABILITE POUR L’UTILISATION DES RESSOURCES INSULAIRES DE L’IROISE
L’ILE, UNE RESSOURCE EN TANT QUE CADRE DE VIE
LES RESSOURCES DE LA MER CONSTITUTIVES D’UN GENRE DE VIE INSULAIRE
DES STRUCTURES DE GESTION SOUS PRESSION
CHAPITRE IV. LE ROLE DES CHOIX COLLECTIFS DANS LES TRAJECTOIRES DE DEVELOPPEMENT
DES TERRITORIALITES A MOBILISER
UNE TRAJECTOIRE POTENTIELLEMENT NON SOUTENABLE DU DEVELOPPEMENT LOCAL EN LIEN AVEC LES RESSOURCES DE LA MER, SUR LES TERRITOIRES INSULAIRES
PISTES DE TRAJECTOIRES SOUTENABLES
CONCLUSION GENERALE
SYNTHESE
APPORTS DE LA THESE
PERSPECTIVES
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES