La résistance aux maladies : par quelles opérations techniques ?
J’explore dans cette thèse le domaine de l’innovation variétale en France, à partir du cas de la viticulture. La recherche scientifique sur l’innovation variétale a été révolutionnée par les avancées majeures réalisées en génétique à partir de la fin du XXe siècle. Mais ce progrès génétique a pu aussi créer une défiance d’une partie de la population scientifique et civile, notamment avec la multiplication des controverses sur les Organismes Génétiquement Modifiés (OGM). Or, dans chacune de mes interventions au sein d’un public familiarisé avec les sciences sociales, la question revenait inlassablement : « a-t-on affaire à des OGM ? ». Car les controverses sur les OGM ont sensibilisé les personnes qui s’intéressent au sujet, à des questions aussi variées que celles qui concernent l’éthique des manipulations du vivant pour la production agricole, mais également celles qui sont liées à la gouvernance des ressources génétiques, au problème du lobbying des grandes entreprises phytopharmaceutiques, ou encore aux risques pour l’environnement. Surtout, les incertitudes juridiques et techniques se multiplient à la fin des années 2000, comme Céline Granjou et Egizio Valceschini le montrent concernant la certification des produits permettant de prouver l’absence d’OGM (Granjou et Valceschini, 2004). Dans ce brouillard ambiant autour de la nature des innovations variétales, je suis repartie d’une question très basique : mais qu’est-ce au juste, les cépages résistants ? Par quels procédés techniques sontils créés et sélectionnés ?
Vivre avec les pathogènes : accepter leur capacité d’action ?
Dans cette thèse, les deux champignons pathogènes de la vigne, le mildiou, causé par Plasmopara viticola, et l’oïdium, causé par Erysiphe necator, sont généralement maîtrisés par les viticulteurs avec l’aide de produits phytosanitaires de synthèse ou naturels, car la vigne européenne utilisée pour produire du vin (de l’espèce Vitis vinifera) n’a pas de défenses naturelles contre ses agresseurs .
Plasmopara viticola est un champignon aérien d’origine américaine, présent dans la majorité des vignobles du monde, excepté dans les zones de production très sèches. Il occasionne des dégâts sur les différents organes aériens de la vigne (feuilles, rameaux, inflorescences et baies) et peut occasionner des pertes de rendement importantes.
Erysiphe necator est un champignon de la vigne qui peut occasionner des pertes importantes lors des récoltes. Il occasionne des dégâts sur les mêmes organes aériens que Plasmopara viticola. Les attaques sur grappes peuvent être à l’origine de goûts particuliers dans le vin. Des attaques répétées peuvent occasionner la mort des ceps.
Les cépages résistants au mildiou et à l’oïdium sont une réponse possible au problème des attaques de ces deux champignons sur la vigne. Mais parler d’attaque, c’est déjà donner une orientation dans la relation entre le champignon et la vigne, et un rôle au viticulteur. Dans cette vision, proposer des cépages résistants au mildiou et à l’oïdium, cela revient à s’affranchir de la nécessité de protéger la vigne qui aurait acquis les défenses génétiques nécessaires : sur un mode binaire, ou bien elle est résistante, ou bien elle ne l’est pas. Le mot résistance invisibilise alors les traces des pathogènes, le fongicide n’a plus sa place dans la relation vigne-pathogène-fongicideproducteur. Or, le mildiou et l’oïdium continuent d’exister, d’évoluer et d’interagir avec la vigne, aussi résistante soit-elle, et le viticulteur maintient une attention vis-à-vis de la santé de sa vigne. Cela nécessite de dépasser la vision scientifique d’une gestion de la maladie uniquement centrée sur le risque (Prete 2010). Cette thèse vise à explorer et analyser la variété des façons dont les scientifiques rencontrés mutualisent des recherches pluridisciplinaires et associent les acteurs de la production vitivinicole, en s’efforçant de ne pas considérer les pathogènes uniquement par le prisme de la lutte phytosanitaire.
Ce parti pris résonne avec une nouvelle approche qui se développe avec force dans les sciences humaines et sociales. Dans l’introduction de son ouvrage sur les Matsutake (champignons très appréciés dans la cuisine japonaise), Anna Tsing trace l’enjeu de son ouvrage :
« The time has come for new ways of telling true stories beyond civilizational first principles. Without Man and Nature, all creatures can come back to life, and men and women can express themselves without the strictures of a parochially imagined rationality » (Tsing 2015, vii).
De nombreux chercheurs en sciences sociales veulent, à l’instar d’Anna Tsing, et avant elle de Vinciane Despret, par exemple, raconter des histoires différemment de celles qui se focalisent sur les humains comme seuls êtres agissants, capables de faire changer le cours des choses. C’est-àdire que les plantes, les animaux, les micro-organismes ne sont plus seulement considérés comme un substrat inactif à l’action humaine, mais comme des compagnons de route qui peuvent interagir avec les humains. Bruno Latour a ouvert la voie avec son ouvrage sur Pasteur, en prenant les microbes comme des acteurs à part entière (Latour 2011). En anthropologie, ce changement de perspective bouleverse les cadres de pensée d’une discipline longtemps attachée à décrire des faits sociaux, en se fondant sur la dichotomie Nature versus Culture (Latour 1991; Descola 2005). Cette nouvelle génération de chercheurs en sciences humaines et sociales se laisse envahir par les préoccupations, les passions et les découvertes de biologistes ou autres acteurs qui sont souvent mis en difficulté par des faits difficilement imputables à des éléments purement naturels ou purement culturels. Cette approche fleurit dans des disciplines encore fortement marquées par cet héritage, comme l’ethnobotanique (Rival 2016), mais aussi dans l’anthropologie des sciences ou encore dans les Sciences and Technology Studies(STS). Mouches (Houdart 2002), algues (Levain 2017), levures (Paxson 2013; Brives 2017), sols (Fournil et al. 2018) mais aussi certains éléments non vivants tels que les radionucléides (Houdart 2015), ou les nanotechnologies (Laurent 2013) sont autant de sujets d’études auxquels ces travaux reconnaissent une forme d’agentivité. Autre point tout aussi important : outre le fait de considérer ces éléments, parfois invisibles, comme des acteurs à part entière, ces auteurs nous parlent de nouvelles manières d’enquêter, de retranscrire l’expérience vécue, de prendre avec plus de considération les relations entretenues par ces entités avec leur environnement, avec les entités qui les composent, avec les acteurs entrant en relation avec elles. Au final, tous ces auteurs posent une même question : comment fait-on pour vivre avec des entités parfois dangereuses, qui nous gênent ou à l’inverse qui nous aident, mais qui ont le point commun de ne pouvoir être maîtrisées totalement, en acceptant qu’elles aient leurs propres capacités d’agir ? En m’intéressant également à ces questions, je pose la question suivante : les cépages résistants ouvrent-ils au viticulteur une possibilité de vivre avec ces pathogènes ? Il est alors question d’un trio. Si la résistance limite les traces des pathogènes, ils ne disparaissent pas pour autant. Le viticulteur le sait et doit développer une nouvelle forme de sensibilité pour détecter leur présence et leur capacité de nuire.
Ces deux premières questions de recherche sont très centrées sur la caractéristique de la résistance de ces vignes aux pathogènes. Mais aux yeux des acteurs de la production, cette caractéristique ne suffira pas à en faire de nouveaux cépages emblématiques pour leurs vins. Ce que ces producteurs vont scruter dans les moindres détails, ce sont les qualités agronomique, œnologique et organoleptique des cépages résistants.
Lier matériel végétal et terroirs, ou comment faire tenir ensemble la qualité œnologique et la résistance aux maladies ?
La filière vitivinicole française a, notamment dans certaines régions où la vigne est cultivée depuis de nombreux siècles, construit une partie de sa reconnaissance sur des terroirs, eux-mêmes reconnus pour la qualité des vins produits. Dans ces terroirs, quelques cépages emblématiques sont majoritairement cultivés et influencent également les goûts et les typicités des vins. Comment faire alors une place aux cépages résistants, dont les qualités sont encore incertaines ? À partir du milieu des années 2010, l’INRA s’organise en partenariat avec l’Institut Français de la Vigne et du Vin (IFV) pour créer des cépages résistants adaptés aux terroirs vitivinicoles. L’idée est d’alimenter la démarche de création variétale avec des problématiques et atouts propres aux terroirs. Comment les acteurs des terroirs font-ils le lien avec les questions de matériel végétal ? Comment les sélectionneurs s’emparent-ils des problématiques propres à chaque terroir ? Comment faire tenir ensemble des exigences vis-à-vis de la résistance aux maladies et de la qualité œnologique ?
La question du matériel végétal est abordée dans la littérature en sciences humaines et sociales par deux types de travaux. Un premier type a comme objet d’étude la filière agro-alimentaire et la question du matériel génétique et des variétés utilisées y est abordée au détour d’un chapitre (Dupré 2002; Garçon 2015; Congretel 2017; Guthman 2019). L’innovation variétale est alors une composante d’un assemblage, pour reprendre le terme choisi par Julie Guthman (2019), c’est à dire qu’elle est intimement liée à l’ensemble des entités interdépendantes qui composent la filière. Mélanie Congretel montre que l’usage de variétés hybrides de guarana est associé à l’usage de différents intrants chimiques qui permettent d’assurer sa forte productivité (Congretel 2017). Julie Guthman développe l’exemple de la fraise produite en Californie, distribuée dans l’ensemble du pays, qui nécessite des variétés qui ne sont pas fragiles au transport quitte à ce qu’elles soient plus sensibles aux maladies, car cela peut être compensé par l’usage de produits phytosanitaires (Guthman 2019). Dans le cas d’étude développé par Lucile Garçon sur les pommes de terre en Ligurie, elle suit un collectif de producteurs qui s’intéressent à l’innovation variétale pour reproduire une variété ancienne, associée à des recettes de spécialités locales (Garçon 2015). La question des espèces et des variétés qui doivent être utilisées se pose à un moment donné dans tous ces travaux, bien que ce ne soit pas le cœur de l’enquête. Ces recherches ont le mérite de développer une réflexion proche des problèmes des acteurs, et où les éléments qui constituent un environnement ne doivent plus être pensés comme des entités passives, mais comme des entités complètement intriquées dans la vie sociale, au sens où elles influencent les décisions prises. Le terroir est alors totalement nié car la variété doit pouvoir être utilisable partout (cf. le cas du travail de Julie Guthman sur les fraises), ou magnifié si l’on cherche à obtenir une variété spécifique à une production locale (cf. le cas du travail de Lucile Garçon sur la mise en valeur d’une cuisine de terroir).
Le second type de travaux qui portent sur le matériel végétal cible au contraire dès le départ la question des variétés et semences, que cela concerne l’innovation variétale (Bonneuil et al. 2006; Bonneuil et Thomas 2009; Demeulenaere 2014) ou la conservation des variétés (Coolsaet 2016; Hartigan 2017). Ces travaux soulignent les tiraillements qui peuvent apparaître entre la volonté des autorités et sélectionneurs de produire des variétés qui vont pouvoir être utilisées quelles que soient les conditions du milieu, et assurer une productivité et une qualité stables, et la volonté de certains acteurs de la production agricole de créer de nouvelles modalités d’interactions avec les plantes cultivées en favorisant leur hétérogénéité, leur capacité à muter ou à créer des partenariats multiformes avec d’autres espèces ou entités du sol spécifiques à un milieu de culture. Ces travaux sont généralement très critiques de l’usage universel des variétés, sans aborder pour autant la question des terroirs.
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Table des matières
Introduction générale
1. Problématique de la thèse
2. Les questions de recherche
2.1. La résistance aux maladies : par quelles opérations techniques ?
2.2. Vivre avec les pathogènes : accepter leur capacité d’action ?
2.3. Lier matériel végétal et terroirs, ou comment faire tenir ensemble la qualité œnologique et la résistance aux maladies ?
2.4. Décentraliser la création variétale pour l’agroécologie ?
3. A l’épreuve du terrain : suivre les cépages résistants dans leur pluralité
3.1. Faire une thèse à l’INRA, sur l’INRA
3.2. Suivre l’ébullition en Languedoc
3.3. Enrichir l’enquête par la singularité du cas Pugibet
3.4. Enquêter sur l’évaluation des variétés dans les archives de la section vigne du CTPS
3.5. Suivre un projet de création variétale en cours : EDGARR
4. Arguments par chapitre
Chapitre 1 Résister ! Une aptitude commune aux vignes, aux scientifiques, aux acteurs de la production viticole mais aussi aux agents pathogènes
1. L’innovation variétale pour une résistance durable
1.1. Une décision officielle qui s’appuie sur une définition généticienne de la résistance et le risque de contournement
Le premier contournement d’un gène de résistance au mildiou en 2010
Le risque de contournement
Penser la résistance comme bien commun ?
1.2. Faire entrer les gènes en politique : pyramidage et durabilité
Une architecture génétique qui lie le programme ResDur et la sélection d’Alain Bouquet
Enrôler la génétique pour la ségrégation des individus
ResDur embarqué dans un double mouvement de concentration de la recherche : vers la vigne et vers les gènes
1.3 Les variétés Bouquet attendues en Languedoc-Roussillon
2. Des incertitudes grandissantes face à de nouveaux cas de contournement
2.1. Le gène de résistance totale Run1 contourné
2.2. Différencier « monogénique » et « monolocus »
Articles dans Vitisphère : l’association d’éléments hétérogènes
2.3. Pyramidage avec un gène contourné
2.4. La pression des professionnels
3. La dé-scription des variétés résistantes
3.1. La menace du Super Mildiou : les cépages et leur environnement sociotechnique
3.2. L’absence du viticulteur dans le script de la résistance durable
3.3. Le viticulteur, un partenaire pour stabiliser le vivant ?
Conclusion du chapitre 1
Chapitre 2 – L’hybride comme catégorie ? Interroger le lien entre la qualité œnologique et l’appartenance à Vitis vinifera
1. Inscrire les cépages résistants en tant que Vitis vinifera ?
1.1. A l’origine de la controverse, l’expérience allemande
1.2. Une qualification de l’espèce lors de l’inscription : la DHS, un examen « purement technique » ?
2. Considérer les enjeux politiques et économiques des catégories botaniques
3. L’ampélographie au cœur du débat
3.1. « Appeler un chat un chat » : la force des métaphores
3.2. Le « cépage résistant » : un abus de langage ?
4. La qualité intimement liée à l’appartenance Vitis vinifera
4.1. Le spectre des « vrais hybrides » ou hybrides producteurs directs
4.2. Communiquer sur la proximité des variétés avec les Vitis vinifera : l’indice d’introgression
4.3. Proposer un nouveau partenariat avec les hybrides
Conclusion du chapitre 2
Chapitre 3 – Enquête(s) sur les cépages résistants en Languedoc
Première épreuve : les cépages résistants issus de la sélection française ne sont pas prêts
Remise en démocratie de la sélection variétale
1. Epreuve n°1 : les variétés françaises ne sont pas « prêtes »
1.1 Pas prêtes, mais expérimentées par différents instituts techniques en Languedoc
Un programme de recherche sur les vins à teneur réduite en alcool
L’aventure industrielle du jus de raisin
L’expérimentation en Chambres d’Agriculture
1.2 La quête des cépages résistants tout azimut : le cas Pugibet (2009)
La découverte des cépages résistants
Une aversion renforcée pour les administrations
1.3 La prise de conscience d’une innovation à faire connaître : le rôle moteur de l’ICV (2009- 2010) 139
Les voyages d’étude (2010-2011)
Guide de cépages résistants (2013)
2. Epreuve n°2 : le problème de la réglementation
2.1 Inscrire les variétés pour les connaître en Chambres d’Agriculture
2.2 Réinterroger la position française sur l’expérimentation des cépages
Se jouer des failles de la réglementation (et ne pas s’accorder sur ce qu’expérimenter signifie)
Inscrire une variété au catalogue officiel pour expérimenter l’administration
Création du syndicat Piwi France
3. Epreuve n°3 : Les cépages Bouquet stoppés
3.1 En Chambres d’Agriculture : la tentative de faire changer d’avis l’obtenteur
3.2 Collaborations multipl(ié)es à l’INRA de Pech Rouge
3.3 Enrôlements autour des cépages Bouquet à partir de 2016
« Une pression insupportable »
L’enrôlement des producteurs, éprouver les cépages par leurs individualités
La mobilisation des élus – l’implication de l’OPECST
Conclusion générale