Vitrification des déchets radioactifs
Principe de confinement
Après son passage en réacteur nucléaire, le combustible fait l’objet d’un recyclage permettant l’extraction et la séparation de deux éléments d’un fort intérêt industriel, l’uranium et le plutonium, n’ayant pas subi de fission nucléaire. Le cycle du combustible nucléaire est sujet à une continuelle réflexion dans le but d’optimiser la production d’électricité tout en minimisant la quantité de déchets non valorisables. Une part de ces déchets (environ 4 %) reste cependant non valorisable à ce jour à l’aide des technologies connues, qui sont soit inadaptées soit trop coûteuses. Ces déchets issus du combustible usé, dit ultimes, viennent s’ajouter aux déchets contaminés produits par l’industrie nucléaire. Mais à la différence de ces derniers, ils contiennent à la fois des produits de fission de haute activité et des actinides mineurs possédant un temps de demi-vie long. Dès le milieu du XXème siècle, le confinement à long terme est évoqué comme étant une solution intéressante pour la gestion du caractère irradiant et potentiellement contaminant de ces déchets. Le choix porte très vite sur un conditionnement sous forme solide, à l’intérieur d’une matrice stabilisante, plutôt que sous forme liquide. Il est alors montré qu’une incorporation de ces déchets à l’échelle atomique permet une rétention suffisante et durable. Le conditionnement s’est révélé satisfaisant dans des matrices vitreuses, dont l’absence d’ordre à moyenne distance permet l’incorporation à l’échelle atomique de toute une diversité d’éléments radioactifs.
Procédés d’élaboration
Dès lors que la vitrification a été choisie pour le conditionnement à long terme des déchets ultimes, l’enjeu a consisté à développer des procédés performants à échelle industrielle, en termes d’étapes de prétraitement, de formulation des verres, d’élaboration et de stockage. Ces procédés constituent l’étape ultime du retraitement du combustible, gérant la part des déchets n’ayant pas pu être recyclés et revalorisés. Parmi eux, le procédé d’élaboration du verre constitue une étape importante, où les solutions chimiques contenant les radioisotopes issues du traitement du combustible usé sont mélangées à une fritte de verre inactive produite en amont. Le mélange est alors porté à une température de plus de 1100◦C et brassé dans un four, permettant les diverses réactions chimiques nécessaires ainsi que son homogénéisation. Le verre élaboré est ensuite coulé dans un conteneur en acier inoxydable adapté à l’entreposage et au stockage à long terme grâce à l’ouverture programmée d’un orifice de coulée situé en fond de four. Les procédés décrits sont dits à « coulée discontinue », chaque coulée de verre en conteneur ayant seulement lieu après une phase d’alimentation élaboration. Plusieurs procédés d’élaboration des verres nucléaires ont été développés ou sont en cours de conception. Tous sont différents à bien des égards, leurs différences de conception provenant en partie de la composition chimique des déchets à vitrifier, plus ou moins corrosifs ou nécessitant une température d’élaboration plus ou moins élevée. Nous n’aborderons pas ici de manière exhaustive l’ensemble des procédés développés afin de nous concentrer sur l’expérience française, dont Advocat et al. [1] font une présentation exhaustive. La première conception d’une chaîne de vitrification française en deux étapes (évaporation et calcination de la solution de déchets puis vitrification en four par l’ajout de fritte de verre), mise au point et utilisée au centre de Marcoule, s’est déclinée sous la forme d’un procédé dit en « pot chaud ». Dans ce design, le mélange de fritte et de déchets calcinés est chauffé indirectement par le chauffage du creuset métallique par induction électromagnétique. Ce procédé est actuellement en fonctionnement en France depuis sa conception (production de la Hague démarrée en 1989) et a permis la production de nombreux colis de verre, actuellement stockés sur le site de l’usine de retraitement de la Hague et sur le centre de Marcoule. L’augmentation du temps de séjour des crayons de combustible en réacteur au cours des quarante dernières années ainsi que le traitement de combustible provenant de réacteurs expérimentaux ou bien de l’étranger a entraîné une évolution de la composition des déchets nucléaires. Gérer et s’adapter à ces variations de composition peut nécessiter en particulier le développement et l’utilisation de nouvelles formulations de verre et d’un nouveau four d’élaboration, appelé « creuset froid ». Dans ce nouveau design, les matériaux du creuset sont moins soumis à la corrosion qu’en pot chaud, permettant ainsi d’atteindre des températures de chauffe plus importantes, nécessaires à la bonne élaboration du verre final et à l’augmentation des taux d’incorporation. Si la température de chauffe en pot chaud est limitée à 1150 ◦C environ, en raison de la corrosion des matériaux par le verre en fusion au contact direct des parois, le creuset froid est refroidi par une circulation interne d’eau sous pression, le chauffage du verre étant assuré par l’induction électromagnétique directe decourants de Foucault dans la charge verrière. Une couche de verre relativement froide sépare alors le mélange en fusion du creuset, éliminant quasi-totalement tout phénomène de corrosion de ce dernier et permettant d’atteindre des températures de chauffe de l’ordre de 1300 ◦C. La durée de vie de ce four d’élaboration est donc potentiellement bien plus grande que celle du procédé en pot chaud, ce qui permet de limiter la production de nouveaux déchets contaminés liés au processus de retraitement (« déchets secondaires technologiques ») ainsi que la fréquence des opérations de maintenance du procédé.
Description du creuset froid inductif
Conception et fonctionnement
Le procédé d’élaboration pour la vitrification des déchets ultimes qui nous intéresse et tel que conçu au CEA met en jeu un four de fusion cylindrique de type creuset froid inductif, d’un diamètre de 650 mm et dont la structure principale est faite d’acier inoxydable refroidi par une circulation interne d’eau pressurisée . Le creuset est placé au sein d’un inducteur également refroidi par une circulation interne d’eau et alimenté par un circuit de puissance oscillant piloté par l’opérateur. Afin de permettre l’induction directe de courants de Foucault au sein de la charge de verre et de déchets à fondre, la paroi latérale du creuset, appelée « virole » est sectorisée. Cette paroi est en effet découpée en plusieurs secteurs verticaux accolés les uns aux autres de manière à former le creuset mais tous séparés par une fine couche de matériau diélectrique empêchant la formation de courants induits circulant sur l’ensemble de la circonférence du creuset. En l’absence de sectorisation, le creuset jouerait le rôle de blindage électromagnétique et empêcherait toute induction dans la charge. Grâce à la sectorisation, mise en place également sur le fond du creuset appelé « sole », la circulation des courants induits dans l’acier est limitée à chaque secteur. Ainsi, dans une telle configuration, l’amplitude du champ magnétique à l’intérieur du creuset est voisine de celle du champ que créerait l’inducteur en son centre en l’absence de creuset. L’induction directe permet alors de chauffer, de fondre et de maintenir à température élevée la charge placée dans le creuset. Comme mentionné plus tôt, cette configuration particulière présente l’avantage décisif de maintenir une couche de verre relativement froide entre la charge et les parois refroidies du creuset, qui constitue une isolation à la fois chimique, électrique et thermique, limitant ainsi considérablement l’altération des matériaux composant le creuset. Elle présente, en retour, l’avantage de limiter la pollution de la charge par les produits de corrosion des matériaux du creuset. Enfin, ce procédé montre une plus grande réactivité que l’élaboration en pot chaud car la commande de l’alimentation de l’inducteur se répercute immédiatement sur la puissance transmise à la charge.
Cette conception principale est améliorée par l’ajout de plusieurs éléments internes actifs ou passifs. Parmi les internes passifs, on trouve deux cannes refroidies à l’intérieur desquelles sont placés des capteurs thermocouples. Les embouts de ces cannes, immergés dans le verre en fusion, ne sont pas refroidis et sont donc constitués de matériaux nobles résistants aux altérations mentionnées plus haut. La soudure chaude des thermocouples est placée dans ces embouts atteignant rapidement la température du bain de verre environnant et permettant sa mesure. Les internes actifs sont les éléments refroidis permettant une bonne homogénéisation thermique [2] et chimique de la fonte : l’agitateur mécanique et les injecteurs de gaz (« bulleurs »). L’agitateur mécanique est un agitateur rotatif à deux pales refroidi par une circulation interne d’eau. Les trois injecteurs de gaz (généralement de l’air) sont fixés à la sole du creuset et également refroidis à l’eau. Il est important de noter qu’une telle géométrie ne possède en particulier aucune invariance par rotation.
Dans les procédés mettant en jeu des champs magnétiques oscillants, il est délicat de tenter d’imposer à l’ensemble des éléments un potentiel électrique de référence ou « masse » (potentiel de la terre par exemple) car une force électromotrice se développe aux bornes de toute portion de matériau conducteur. Les éléments du creuset froid sont donc pour la plupart laissés en potentiel flottant. Les courants passant à travers l’inducteur ainsi que les courants induits dans l’ensemble des structures métalliques dissipent une certaine quantité d’énergie thermique par effet Joule, s’élevant typiquement à un tiers de la puissance totale fournie par l’alimentation électrique.
Le matériau « verre nucléaire » en creuset froid
Les verres produits en creuset froid ont connu plusieurs formulations selon le type de déchets nucléaires traités. Les travaux présentés s’appliquent en grande partie à l’ensemble de ces verres avec une étude plus approfondie des verres de type UOx, élaborés pour le conditionnement des déchets issus du passage en Réacteurs à Eau Pressurisée (REP) à usage civil des combustibles à base d’oxyde d’uranium. À composition de flux de déchets nucléaires connue (issus des étapes amonts de traitement), les étapes de formulation de verre permettent de proposer une composition chimique susceptible de présenter les caractéristiques nécessaires au bon fonctionnement du procédé de vitrification en creuset froid parmi lesquels des conductivité électrique et fluidité suffisantes à l’état fondu ou encore l’homogénéité (phase amorphe unique). Malgré cette première phase d’optimisation, certaines fontes verrières de l’industrie nucléaire (en particulier les verres borosilicates de type UOx) présentent une phase constituée de divers métaux, essentiellement platinoïdes, non dissoute dans la matrice de verre [3], à l’origine d’un changement de comportement de la fonte en convection essentiellement dû à la modification de ses propriétés électriques [4–6] et de sa rhéologie [7, 8]. La présence de cette phase est associée à la faible solubilité de ces éléments dans les verres. Cette phase est dispersée, présente sous la forme de particules à l’état solide ou parfois liquide d’une taille de l’ordre de 10 µm. Nous qualifierons ces particules de « platinoïdes » bien qu’il ait été montré qu’elles contiennent parfois des métalloïdes supplémentaires formant des alliages avec les platinoïdes à proprement parler, notamment de palladium-tellure [9–11]. Le procédé d’élaboration doit alors montrer une certaine robustesse vis-à-vis de cette inhomogénéité, qui passe par la compréhension fine des phénomènes causés par la présence de cette phase non dissoute.
Modélisation et simulation numérique du creuset froid : motivations et état de l’art
Dans nos travaux, le terme « modélisation » est entendu au sens de « modélisation mathématique », c’est-à-dire l’écriture de systèmes d’équations représentant, avec un certain degré d’approximation, les phénomènes réels. Le terme « simulation » désignera quant à lui systématiquement la « simulation numérique », c’est-à-dire l’adaptation aux moyens de calcul numériques de la modélisation proposée notamment grâce au développement de schémas numériques d’intégration.
De nombreuses équipes de toutes nationalités ont développé par le passé et développent actuellement des procédés industriels (qui ne concernent pas seulement l’industrie nucléaire) basés sur la technologie du creuset froid. Le principal avantage du creuset froid poussant ces équipes à l’utiliser est la minimisation de la pollution de la charge lors de son élaboration, permettant la production de matériaux d’un haut niveau de pureté. On distingue généralement deux grandes familles de creusets froids, les premiers dédiés à la production de métaux et semi-conducteurs à haute valeur ajoutée (comme le silicium photovoltaïque), les autres destinés à la production d’oxydes dont les verres. Bien que de conceptions semblables, les phénomènes observés diffèrent grandement entre ces deux familles. En particulier, les métaux et semi-conducteurs, présentant des conductivités électriques importantes et des viscosités relativement faibles, entraînent l’apparition de forts couplages magnétohydrodynamiques et d’écoulements turbulents, non observés dans le cas de la fusion de verres. C’est à cette dernière application que ces travaux sont dédiés. Parmi les pays utilisateurs de la fusion d’oxydes en creuset froid, on trouve les États-Unis, la Russie, la France, l’Allemagne mais aussi la Corée du Sud ou encore l’Inde et plus récemment la Chine. Ces pays possèdent pour la plupart un programme de développement national de la technologie de creuset froid dédié à la problématique régalienne de vitrification des déchets radioactifs. Ce programme comporte systématiquement une composante de modélisation et de simulation numérique du creuset froid inductif. En effet, bien que massivement instrumenté, le creuset froid et sa charge constituent des éléments difficiles à observer en cours de fonctionnement en raison des conditions extrêmes de température, de champ magnétique ou encore de sollicitation chimique. La démarche de modélisation mathématique des procédés et, si besoin, leur résolution par simulation numérique, est une démarche en fort développement dans le domaine de l’ingénierie et notamment de l’ingénierie des systèmes industriels (R&D de type « Model and Simulation-based Systems Engineering »), nécessitant la prise en compte de nombreux phénomènes physiques couplés. Cette démarche s’inscrit d’une part dans la volonté de dimensionner les systèmes lors des phases de conception et de valider le comportement de produits en développement, notamment dans le cas où l’observation et la mesure de ce comportement sont complexes. La compréhension des comportements constitue alors la première étape vers l’optimisation du produit. D’autre part, et dans un second temps, l’utilisation de modèles calibrés offre la possibilité d’anticiper et de prédire le comportement des produits développés, dans une large gamme de points de fonctionnement. Notre démarche s’inscrit donc pleinement dans les cinq grandes fonctions de la modélisation selon F. Varenne et al. [12] : observation et expérimentation, présentation intelligible, théorisation, discussion et décision.
Au regard de la description du procédé, trois physiques jouent un rôle crucial dans la technologie du creuset froid appliqué à la fusion de verre :
— L’électromagnétisme ;
— La mécanique des fluides ;
— La thermique.
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Table des matières
1 Introduction
1.1 Vitrification des déchets radioactifs
1.1.1 Principe de confinement
1.1.2 Procédés d’élaboration
1.2 Description du creuset froid inductif
1.2.1 Conception et fonctionnement
1.2.2 Le matériau « verre nucléaire » en creuset froid
1.3 Modélisation et simulation numérique du creuset froid : motivations et état de l’art
1.4 Objectifs et démarche
1.4.1 Avancées attendues
1.4.2 Méthodologie
2 Modélisation et formulation
2.1 Électromagnétisme
2.1.1 Équations de Maxwell
2.1.2 Méthodes d’imposition d’un champ électromagnétique externe
2.1.3 Condition de jauge de Coulomb
2.1.4 Conditions aux limites
2.1.5 Adimensionnement dans le cas harmonique
2.2 Thermohydraulique
2.2.1 Équations de Navier-Stokes et de l’énergie
2.2.2 Approximation de Rosseland
2.2.3 Approximation de Boussinesq
2.2.4 Écriture des conditions aux bords
2.2.5 Adimensionnement
2.2.6 Dépendance à la température des propriétés du verre nucléaire
2.2.7 Modélisation de la résistance thermique aux parois
2.3 Transport de particules
2.3.1 Approche Eulérienne
2.3.2 Détermination d’une équation de transport
2.3.3 Détermination de la diffusivité
2.3.4 Dépendance des paramètres de transport à la température
2.3.5 Mode de sédimentation « en agrégats »
2.3.6 Adimensionnement
2.4 Retour sur les couplages
2.4.1 Couplages pris en compte
2.4.2 Phénomènes négligés
2.5 Conclusion
3 Méthodes de simulation numérique
3.1 Schémas numériques et codes de calcul
3.1.1 Discrétisation spatiale
3.1.2 Discrétisation temporelle
3.1.3 Codes de calcul
3.2 Simulation de l’induction électromagnétique
3.2.1 Principe
3.2.2 Formulation alternative du schéma pour la résolution du potentiel scalaire
3.2.3 Benchmarks
3.3 Simulation du transport des particules
3.3.1 Transport 1D dans un fluide au repos
3.3.2 Fluide en mouvement
3.4 Stratégie de couplage par ségrégation
3.5 Conclusion
4 Induction électromagnétique dans une suspension
4.1 Conductivité électrique effective de milieux hétérogènes diphasiques
4.1.1 Hypothèses
4.1.2 Formulation générale
4.1.3 Modèles analytiques de conductivité effective
4.1.4 Benchmark
4.2 Étude d’un verre chargé en particules de platinoïdes
4.2.1 Acquisition et prétraitement de mesures par microtomographie
4.2.2 Résultats des simulations numériques
4.2.3 Prise en compte d’une conductivité du verre dépendante de la température
4.3 Pertinence de l’utilisation d’une conductivité électrique effective dans le calcul de la puissance Joule
4.4 Conclusion
5 Comportement des particules en suspension
5.1 Instabilité de Rayleigh-Taylor
5.1.1 Force appliquée par les particules sur le fluide suspendant
5.1.2 Analyse de stabilité linéaire temporelle d’une stratification
5.1.3 Simulation numérique directe
5.2 Sédimentation dans un fluide au repos
5.2.1 Sédimentation totale
5.2.2 Comparaisons expérimentales
5.3 Conclusion
6 Comportement thermique du creuset froid
6.1 Loi d’échelle de flux thermique en régime de convection forcée
6.1.1 Principe d’évaluation des transferts thermiques
6.1.2 Analyse de couche limite à viscosité constante
6.1.3 Impact d’une viscosité fortement thermo-dépendante
6.1.4 Détermination d’une température de mélange
6.2 Réponse dynamique
6.3 Comparaisons expérimentales
6.3.1 Configuration
6.3.2 Résultats
6.4 Conclusion
7 Conclusion