Vitesse et qualité de lecture
Partie théorique
La lecture est une compétence évolutive qui se perfectionne tout au long de la scolarité et de la vie. Afin de cibler mon intervention en tant qu’enseignante spécialisée, il me semble nécessaire d’avoir une bonne connaissance des étapes-clés de l’apprentissage de la lecture.
Dans cette première partie théorique traitant de la lecture au sens large, j’ai choisi de ne faire qu’un survol de ses différentes facettes. En effet, la lecture est un domaine très vaste et de nombreux auteurs traitant le sujet, j’ai choisi de rester succincte et de n’approfondir que les domaines de la lecture liés directement à ma recherche. Au travers de mes explorations bibliographiques, je vais donc chercher à comprendre comment se développe le décodage et identifier les points importants concernant la compréhension de la lecture. Enfin, je présenterai le concept de fluence qui me semble allier les deux aspects : décodage et compréhension.
Avant même d’envisager de lire, il faut maîtriser le langage, qui est un prérequis élémentaire puisqu’il est à la base même de la lecture. L’apprentissage du langage passe dans un premier temps par le langage oral. En effet, très tôt, les bébés sont confrontés au langage oral. Rapidement, ils commencent à l’acquérir de manière naturelle, en y étant exposés dans leur environnement. La langue écrite, au contraire, implique un apprentissage.
« L’apprentissage de la langue écrite ne dépend donc pas de préprogrammations innées » (Delahaie, 2009, p.27), elle nécessite un apprentissage explicite. « L’acquisition de la lecture est une activité artificielle et difficile, alors que le langage parlé, lui, vient spontanément. Bien avant d’apprendre à lire, l’enfant est déjà un expert du langage parlé » (Dehaene, 2011, p.22). Si tout va bien, vers six ans environ, les enfants maîtrisent suffisamment l’oral pour appréhender l’écrit. Ils doivent, dès lors, envisager le langage oral comme un objet de réflexion, ce sont notamment les prémisses de la conscience phonologique
La langue française n’est toutefois pas aisée à lire. L’une des difficultés réside dans le fait qu’il ne s’agit pas d’une langue « transparente ». Effectivement, contrairement au cas hypothétique d’une langue idéale, en français, un phonème ne correspond pas à un seul et même graphème.Par exemple, le phonème « a » correspond à un seul graphème, et la relation inverse est vraie également. Le phonème « o », par contre, correspond aux graphèmes « o », « au » et « eau ». Cela va empêcher l’enfant de lire des mots qui contiennent des digrammes (graphème de deux lettres), par exemple « au », ou des trigrammes (graphèmes de trois lettres), par exemple « eau ». Alors qu’en Italien, il existe 30 phonèmes qui se transcrivent en 32 graphèmes, les 35 phonèmes du Français s’écrivent avec 130 graphèmes. L’opacité de la langue française vient donc compliquer l’appropriation de la correspondance graphème-phonème (principe alphabétique).
Notamment à cause de cette difficulté de l’opacité, apprendre la langue écrite représente donc un effort plus coûteux que l’apprentissage de la langue orale (Delahaie, 2009). La lecture est d’ailleurs une difficulté majeure pour de nombreux apprenants (Thierren, 2004; Lee & Yoon, 2017). Il semble effectivement que 20 à 25% des enfants scolarisés n’atteignent pas un niveau de lecture suffisant pour bien comprendre les textes écrits (Kail & Fayol, cités par Maeder, 2010).
Différents mécanismes spécifiques au traitement de l’écrit permettent à l’enfant de comprendre le texte qu’il lit. Il s’agit des mécanismes de reconnaissance des mots et de compréhension, dont nous verrons pour certains le fonctionnement plus en détail dans ce travail. Ils ne sont cependant pas complètement indépendants du langage oral. Delahaie (2009) synthétise par exemple la distinction entre la compréhension orale et la reconnaissance des mots avec la formule de Gough et Juel (1989) : L =RxC.
Dans cette formule, L correspond à la performance en lecture, soit « la capacité à extraire l’information d’un texte » (Delahaie, 2009, p.28). R désigne le traitement et la reconnaissance des unités linguistiques. Elle fonctionne sur deux mécanismes : la perception visuelle du graphique et les mécanismes d’identification des mots. C représente la compréhension. Ce facteur prend en compte la maîtrise du langage oral, mais aussi de la culture générale du lecteur. Par exemple, un texte peut être difficile à comprendre s’il aborde des sujets étrangers à la culture ou aux connaissances du lecteur.
Cette formule n’est pas la somme d’une simple addition mais le produit de l’interaction entre les deux compétences que sont la reconnaissance des mots écrits et la compréhension du langage oral. D’après Avanthey-Granges et Botteron (2003), « Le décodage et la compréhension sont inter-reliés mais pas forcément corrélés » (p.158). C’est une première manière d’aborder la lecture, qui regroupe les concepts de décodage et de compréhension orale.
Décodage
Le développement des compétences en lecture est défini par de nombreux auteurs. On parle de stades de l’apprentissage de la lecture ou de processus. Pour lire, il faut apprendre à décoder la langue écrite et comprendre que les graphèmes représentent des phonèmes. Je vais développer, dans ce chapitre, les processus et les stades que les enfants doivent appréhender pour entrer dans la lecture.
Coltheart, Rastle, Perry, Langdon et Ziegler (2001) proposent le modèle DRC (Dual Route Cascaded). Il fonctionne sur trois « routes de traitement » : la route lexicale sémantique, la route lexicale non-sémantique et la route GPC (correspondance graphème-phonème). Ce modèle est généralement présenté de manière simplifiée en deux voies de lecture : la voie non-lexicale et la voie lexicale (Delahaie 2009).
Lorsque le lecteur rencontre un mot, il est tout d’abord traité et analysé de manière visuelle.
Ensuite, il y a une séparation des voies si le mot est déjà connu du lecteur ou non. Si le mot est inconnu (mot nouveau ou pseudomot), la voie non-lexicale (aussi appelée voie d’assemblage, phonologique ou indirecte, selon les auteurs) est empruntée, via un décodage grapho-phonémique. Le signal visuel est transformé en unités graphémiques, puis en unités phonémiques. Le mot est identifié comme nouveau s’il est inconnu, il est dès lors décodé. La non-lexicale (voie d’assemblage) est activée et le sujet procède à un traitement graphophonémique : il convertit les unités graphémiques en unités phonémiques. La lecture par la voie non-lexicale est essentielle pour la lecture de mots inconnus ou qui ne sont pas disponibles en mémoire et pour la lecture de pseudomots. C’est par contre un processus lent et coûteux en énergie cognitive qui freine le lecteur, cela a ainsi des répercussions sur sa compréhension.
Si le mot est déjà connu, c’est la voie lexicale qui est activée (appelée aussi voie d’adressage ou voie directe). Elle résulte d’une automatisation de la voie non-lexicale. Une séquence graphémique est reliée à un lexique orthographique où sont archivées les formes orthographiques déjà connues. Le mot est reconnu dans le lexique orthographique (où sont stockées dans la mémoire à long terme toutes les formes orthographiques connues) et le mot est traité comme une unité de sens. Il s’agit de la reconnaissance instantanée des mots.
« Le lexique orthographique est composé des mots reconnus avec exactitude et de façon instantanée par le lecteur. On peut dire qu’un élève reconnaît instantanément un mot lorsqu’il peut le lire aussi rapidement qu’il identifierait une lettre » (Giasson & Vandecasteele, 2012, p.145). La voie lexicale, c’est l’automatisation du processus d’identification des mots.
Cette voie permet au lecteur de reconnaître les mots irréguliers5 (Delahaie, 2009). La voie lexicale va être entraînée par l’automatisation du processus d’identification de la voie non-lexicale. Les mots seront peu à peu stockés en mémoire et se retrouveront dans la voie lexicale qui permettra d’identifier les mots de manière instantanée. Ainsi, la voie lexicale va permettre l’automatisation de la lecture, « cette voie constitue un processus très rapide d’identification des mots écrits » (Delahaie, 2009, p.36). De plus, l’automatisation de la reconnaissance des mots va permettre au lecteur de se focaliser sur la construction du sens des mots et du texte lu.
La voie lexicale permet la construction d’un stock lexical. Il s’agit d’un dictionnaire mental. En effet, pour identifier un mot, le lecteur le compare à l’information de son dictionnaire mental, « composé de l’orthographe exacte de dizaines de milliers de mots » (Giasson & Vandecasteele, 2012, p.12). S’il y a une correspondance, il accède d’emblée à la signification du mot : c’est la voie directe (lexicale). S’il ne reconnaît pas le mot instantanément, le lecteur procède alors à un décodage syllabe par syllabe : c’est la voie indirecte (non-lexicale). Plus le lecteur connaît de mots, plus il lira vite et sans effort. La voie lexicale (voie d’adressage) est donc une voie d’automatisation de la lecture. Ce modèle à deux voies est illustré par Delahaie (2009) (Annexe 1).
Selon le modèle développemental de l’apprentissage de la lecture de Frith (1985), l’apprentissage de la lecture se compose de trois phases (ou stades), résumées notamment par Delahaie (2009) : la phase logographique, la phase alphabétique et la phase orthographique. Ce modèle, qui est une approche tirée de la linguistique, correspond globalement au modèle à deux voies axé sur la psychologie cognitive exposé précédemment. Dans ce modèle, la phase alphabétique correspond à la voie non-lexicale et la phase orthographique à la voie lexicale. Concernant la phase logographique, c’est une phase de pré-lecture dans laquelle l’enfant reconnaît les mots comme des images. Dans le stade alphabétique comme dans la voie d’assemblage, la tâche de la lecture est rendue ardue par l’opacité de la langue française.
En passant d’un stade à l’autre, l’enfant lit de manière de plus en plus fluide. Il automatise la reconnaissance des mots et peut donc lire plus rapidement et plus facilement, c’est-à-dire sans surcharger sa mémoire de travail. Ses ressources sont ainsi libérées, en particulier pour se concentrer sur la compréhension du texte.
« Un bon lecteur reconnaît rapidement les mots (voie d’adressage), si ce n’est pas le cas, il doit recourir à des stratégies d’identification (voie d’assemblage) ce qui ralentit la lecture.
Plus un lecteur devra recourir à l’assemblage (par la voie non-lexicale), plus il aura des difficultés à accéder à la compréhension » (Giasson & Vandecasteele, 2012, p.145). Cela prend du temps : « il est alors difficile de relier ces mots entre eux dans la mémoire à court terme. » « Plus il y a de mots que le lecteur ne reconnaît pas rapidement dans la phrase, plus celui-ci aura de la difficulté à comprendre cette phrase » (Giasson & Vandecasteele, 2012, p.145). L’automatisation du décodage est donc nécessaire à la mise en place d’une lecture fonctionnelle.
Automatisation
L’automatisation, nous l’avons vu, permet une lecture aisée qui passe prioritairement par la voie lexicale (plutôt que par la voie non-lexicale). Elle fonctionne grâce à la reconnaissance quasi immédiate de mots qui sont déjà connus et stockés en mémoire.
La lecture lente, non-automatisée, représente un obstacle dans la compréhension des textes. En effet, pour comprendre un texte, une vitesse de lecture minimale de 250 mots à la minute (en lecture silencieuse) est nécessaire. Or, la voie non-lexicale à elle seule ne permet pas au lecteur d’atteindre une vitesse suffisante (Delahaie, 2009). « Cette lenteur constitue un handicap évident lorsqu’il s’agit de comprendre un texte lu » (p.33). Afin d’accéder à une lecture fonctionnelle, il est donc nécessaire que l’enfant pallie aux limites de la voie nonlexicale (voie d’assemblage) et sollicite au maximum la voie lexicale (voie d’adressage).
L’automatisation dépend donc de l’efficience des processus d’assemblage et d’adressage : une lecture ne peut être automatisée si le décodage ne l’est pas.
De plus, une mauvaise automatisation du décodage sature la mémoire de travail et ne laisse que peu de ressources attentionnelles pour la tâche cognitive de haut niveau qu’est la compréhension. L’apprenti lecteur se trouve en double tâche : il doit déchiffrer et comprendre, cela crée des difficultés pour le lecteur. Lorsque le décodage est automatisé, le lecteur peut consacrer toute son attention à la compréhension. « Si la reconnaissance des mots est difficile, une grande partie ou toutes les ressources cognitives disponibles vont être consacrées à cette tâche, il n’en restera que peu ou pas du tout pour la compréhension ».
(Lequette, Pouget & Zorman, 2008, p.24). L’automaticité de la lecture va de ce fait nécessiter un entraînement régulier sur une longue période pour qu’elle puisse se mettre en place en ne requérant que peu d’efforts d’attention.
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Table des matières
Résumé
Mots clés
Remerciements
Liste des figures
Liste des tableaux
Liste des sigles et des abréviations
1 Introduction
2 Problématique
3 Partie théorique
3.1 Décodage
3.2 Automatisation
3.3 Facteurs qui influencent la lecture
3.4 Fluence et lecture répétée
3.5 Élèves en difficulté
3.6 Compréhension
3.7 Liens entre fluence et compréhension
4 Question de recherche et objectifs
5 Méthodologie
5.1 Fondements méthodologiques : de la recherche expérimentale à la recherche-action
5.2 Méthode de collecte des données
5.3 Nature du corpus
5.3.1 Population
5.3.2 Choix des textes
5.4 Vitesse et qualité de lecture
5.4.1 Comptabilisation des mots lus : vitesse de lecture
5.4.2 Analyse des erreurs de décodage : qualité de lecture
5.5 Rappel de récit
5.6 Passation prétest et post-test
5.7 Entraînement à la fluence : la lecture répétée
6 Présentation des résultats
6.1 Résultat du prétest
6.1.1 Mots correctement lus par minutes – MCLM
6.1.2 Rappel de récit
6.2 Séances de fluence : lecture répétée
6.3 Résultat du post-test
6.3.1 Mots correctement lus par minutes – MCLM
6.3.2 Rappel de récit
6.4 Synthèse des résultats entre le prétest et le post-test
7 Réflexions autour des résultats et mise en perspective
7.1 Synthèse des résultats obtenus au prétest et au post-test
7.2 Analyse des résultats au rappel de récit
7.3 Présentation des résultats de deux élèves du groupe expérimental
7.3.1 Élève 3
7.3.2 Élève 1
7.4 Synthèse de l’évolution du groupe expérimental
8 Discussion
8.1 Autoévaluation
Conclusion
Références bibliographiques
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