Cadre théorique
Cadrage générale de la didactique de l’histoire
La didactique
« Les enseignants sont confrontés à deux problèmes essentiels dans leur pratique d’enseignant : la gestion du curriculum et la gestion de classe » (Paun, 2006). Par gestion de classe, on comprend toutes l es méthodes potentiellement mises en place par l’enseignant afin que ses élèves soient disciplinés et motivés.
Une classe bruyante et dissipée ne met pas les élèves dans de bonnes conditions de travail. D’autre part, si la classe est calme mais que les élèves ne voient pas d’intérêt à travailler et rechignent à fournir le travail demandé, la gestion de classe est défaillante. Discipline et motivation relèvent donc de cette « gestion de classe » dont parle Emil Paun. Cependant, la gestion de classe paraît n’être qu’un moyen en vue de mieux gérer le deuxième problème auquel est confronté l’enseignant : la gestion du curriculum, c’est-à-dire du programme scolaire. Paun explique aussi que « l’un des aspects les plus importants attaché à la gestion du curriculum concerne la construction du savoir scolaire. » L’enseignant a donc pour objectif de mettre en place différents cours, activités, méthodes, approches et supports afin de transmettre les savoirs, demandés par l’Éducation Nationale, aux élèves. C’est à cela que s’intéresse la didactique : comment transmettre des savoirs aux élèves ? Par « savoirs », on comprend des connaissances (parler une langue, calculer, définir une notion…) mais aussi des capacités (analyser un document, coopérer, utiliser l’outil numérique…). Faire de la didactique, c’est donc s’intéresser aux transmissions de connaissances et capacités aux élèves. C’est également s’interroger sur les façons pour que ces savoirs soient les plus pérennes et stables dans l’esprit des élèves et non pas qu’ils soient oubliés dès qu’une évaluation est terminée. Finalement, c’est s’interroger sur les relations savoirs-enseignant-élèves : le triangle didactique.
Qu’est-ce que l’histoire ?
La didactique est donc variée d’une discipline à l’autre puisque les savoirs à transmettre sont différents. Après avoir réalisé un mini-mémoire s’intéressant à la didactique de la géographie, j’ai cette année fait le choix de m’intéresser à celle de l’histoire, toujours en utilisant le cinéma dont il sera questi on ultérieurement dans ce mémoire. Avant d’aborder à proprement parler la didactique de l’histoire, il me paraît nécessaire de faire un point sur ce qu’est l’histoire et sur ce qu’est faire de l’histo ire, c’est-à-dire la méthode de travail de l’historien. Il est important d’insister sur ce point puisqu’on interrogera la capacité des élèves à faire de l’histoire et donc à adopter la méthode historienne. Dans De la connaissance historique paru en 1954, HenriIrénée Marrou définit d’abord simplement l’histoire comme la « connaissance du passé humain » avant d’ajouter « connaissance scientifiquement élaborée du passé humain. » Ainsi Marrou montre bien que cette connaissance du passé passe par une méthode scientifique, celle de l’historien. Quant à Paul Veyne, l’ histoire est pour lui le récit vrai de faits passés que l’on reconstitue à partir des traces laissées par des intrigues.
Cette définition d’histoire par le récit est intéressante puisque c’est comme cela que je concevrai ma première activité qui, sans faire appel à des sources, doit permettre aux élèves de distinguer la fiction du récit vrai. La quête du vrai à partir de sources est donc l’objectif de l’historien. Une nuance peut être apportée entre ce que dit Marrou et ce que dit Veyne et c’est d’ailleurs un des aspects pointés par Patrick Boucheron dans sa « Lettre à un jeune historien ».
Alors que Veyne parle de « fait », Marrou parle de « connaissance » ce qui peut sembler plus juste. En effet, un fait énoncé comme vrai dans une source mais qui s’avérer ait finalement faux, après enquête historienne, n’est pas à jeter pour l’historien (ce que laisse pourtant penser Paul Veyne). Celui-ci ne peut plus dire « la source nous informe que tel fait s’est déroulé à tel endroit et à telle période. » En revanche, il peut dire « l’enquête historique a démontré que le récit contenu dans cette source est faux, il convient désormais de s’interroger sur les raisons de ce mensonge. Pourquoi, à telle époque, telle personne a voulu faire croire cette idée ? » Dans ce cas, même la source qui ne nous renseigne pas sur un fait passé va renforcer notre connaissance de cette période.
On voit donc que définir l’histoire revient à s’interroger sur l’utilisation des sources. Faire de l’histoire, c’est faire un usage méthodique et criti que de sources afin d’avoir la connaissance du passé la plus proche de la réalité possible. Il faut donc que celui qui étudie la source, qu’il soit historien ou élève, la confronte avec d’autres, se demande qui en est l’auteur, le contexte de sa réalisation, etc… Autant d’éléments qui permettent à l’historien de prendre le recul nécessaire et de faire preuve d’un esprit critique. Les précautions à prendre sont donc nombreuses pour disposer de cet esprit critique, d’autant plus que, comme dit précédemment, l es sources peuvent ne pas dire la vérité (la date de réalisation est-elle vraiment celle indiquée ?). Cependant, virer à l’hypercritique n’est pas non plus souhaitable puisque cela pourrait conduire au révisionnisme voire au négationnisme. Boucheron explique justement que « l’exercice de l’histoire consiste à borner l’arène des hypothèses collectivement recevable, arène à l’intérieur de laquelle peut se dérouler le conflit des interprétations. Ce qui en est exclu n’est pas seulement des faits invérifiables ou inexacts mais des interprétations injustifiables. »
Finalement, pour être méthodique, l’historien doit comprendre que les sources sont fatalement partielles et non-omniscientes. Il en découle que leur compréhension et leur interprétation sont aussi partielles et variées selon les sensibilités des historiens (époque, origine, etc…). Toutes les précautions prises par l’historien ainsi que son approche critique des sources pour atteindre la connaissance du passé peut se résumer en une phrase : « Nous connaissons du passé ce que nous croyons vrai de ce que nous avons compris de ce que les documents ont conservé » (Marrou, 1954). Ce « nous », ce sont les historiens qui, à travers l’élaboration et le déploiement d’une méthode, font de l’histoire une sci ence. La scientificité de l’histoire aurait été remise en cause par une définition positiviste de la science puisqu’elle ne produirait pas « des connaissances considérées comme toujours vraies et obéi ssant à des lois générales vérifiées expérimentalement par la communauté scientifique concernée » (Cariou, 2012). Certes, l’histoire n’est pas la physique, mais la scientificité de l’histoire est à établir par les historiens eux-mêmes : il revient « à la communauté des scientifiques de la discipline concernée d’élaborer ses propres normes de scientificité et de vérité » (Cariou, 2012). Cette vérité est élaborée par ce « nous » dont parle Marrou. En effet, « ce qui fonde la vérité historique, c’est la mise en œuvre scrupuleuse de la méthode historique validée par le jugement des pairs » (Cariou, 2012). Cette validation par le jugement des pairs correspond à « l’arène des hypothèses collectivement recevable » (Boucheron, 2020) et qui permet d’exclure des positions hypercritiques en dehors de la méthode historienne. De plus, « la connaissance scientifique est l’ensemble des propositions qui ont survécu aux objections » (Bourdieu, 2001), ce qui renforce l’idée que la scientificité de l’histoire est établie par les historiens eux-mêmes. Les savoirs historiques sont donc des savoirs scientifiques qui doivent devenir des savoirs scolaires grâce à l’enseignant et à la transposition didactique.
La didactique de l’histoire
Réflexions sur la transmission de savoirs historiques
Comprendre ce qu’est faire de l’histoire est nécessaire avant d’aborder la didactique de l’histoire puisque, bien souvent, le document est pour l’élève ce que la source est pour l’historien. L’objectif de l’enseignant est de guider l’élève pour qu’il adopte la démarche de l’historien. On voit déjà l à un des premiers enjeux de savoirs en didactique de l’histoire : faire adopter une approche critique d’un document par l’élève. Si j’ai comparé la réflexion de l’historien à celle de l’élève en class e d’histoire, ces deux réflexions sont différentes. Je reviens donc ici sur ce que j’ai nommé en début de paragraphe comme étant « l’objectif de l’enseignant », c’est-à-dire la transposition didactique. En se saisissant des savoirs scientifiques établis pa r les historiens, l’enseignant doit transposer ceux-ci pour qu’ ils deviennent des savoirs scolaires assimilables par les élèves. Il faut donc distinguer l’écriture de l’histoire scolaire de celle de l’histoire savante qui « diffère largement » (Cariou, 2012) même si l’un des rôles de l’enseignant est d’initier ses élèves à la pensée de l’historien.
Passer de l’histoire savante à l’histoire scolaire requiert divers savoirs chez l’enseignant. D’abord, une certaine connaissance du passé, visant à être transmise aux élèves. Mais si l’enseignant est encore primordial aujourd’hui alors que ces connaissances sont à portée de « clics » pour les élèves, c’est bien que ce rôle ne se résume pas à cela. Si les élèves n’ont aujourd’hui presque plus besoin de l’enseignant d’histoire pour connaître la date d’un événement, du fait de l’essor de l’utilisation du numérique , c’est parce que son rôle est surtout ailleurs. Par exemple, on sait quand et où Rosa Parks a décidé de ne pas céder sa place à un homme blanc dans un bus, mais faire des hypothèses sur l es raisons de la résistance de cette femme à ce moment-là requiert plus de réflexion (Winebu rg, 2018). Ainsi, le rôle de l’enseignant réside surtout dans sa connaissance de la méthode historienne d’une part et sa capacité et la transmettre aux élèves, d’autre part. Ici réside la tâche la plus importante de l’enseignant puisqu’il est « bien plus formateur d’introduire les élèves aux démarches de la pensée historienne que de leur imposer la seule mémorisation de données factuelles » (Cariou, 2012). Le citoyen éclairé n’est d’ailleurs pas celui qui maîtrise des objets et récite par cœur les grandes dates de l’histoire de France (Martineau , 1999). Or, le but de l’école et donc de l’histoire à l’école est bien de former des citoyens éclairés, capables de penser pa r eux-mêmes et de faire preuve d’esprit critique.
Connaissance du passé, de la méthode historienne et capacité à transmettre ces deux types de savoirs aux élèves sont donc des prérequis à la transposition didactique puisque celle-ci vise justement à transformer des savoirs scientifiques (méthode historienne vi sant la connaissance du passé) en savoirs scolaires. Une fois que cette transposition est réalisée, il reste à l’enseignant à se demander comment ces savoirs scolaires vont être transmis aux élèves ? On distingue trois grandes approches didactiques utilisables par l’enseignant d’histoire auprès de ses élèves.
D’abord, l’approche transmissive qui peut se résumer au cours magistral.
L’enseignant détient le savoir, c’est-à-dire ici la connaissance du passé, et il va le transmettre aux élèves en dictant, notant au tableau, distribuant des polycopiés. Bien que cette approche permette un gain de temps non-négligeable pour l’enseignant au vu du temps imposé pour respecter le programme, cette méthode ne permet pas d’adopter la démarche historienne donc l’approche transmissive ne permet pas aux élèves de faire de l’histoire. Qu’en est-il de la seconde approche, le modèle béhavioriste ? Bien qu’elle mette en activité les élèves, celle-ci ne relève toujours pas de la démarche historienne. En effet, ici, la question posée à l’élève lui demande souvent seulement un simple repérage d’informations dans un document, lui permettant de répondre à la question pour passer à la suivante, plus exigeante et parfois irréalisable si la précédente n’a pas été comprise. L’élève doit trouver mais il sait ce qu’il doit chercher car le problème est déjà posé. Ces deux approches font entrer le cours dans une succession de boucles didactiques (Cariou, 2012) : l’enseignant transmet les connaissances du passé, l’élève note puis, par le biais d’une activité, relève dans les documents ce qui vient confirmer le discours de l’enseignant (démarche hypothético-déductive). Celui-ci finit par une correction et la boucle redémarre avec de nouveaux savoirs. Le problème de ces boucles didactiques, c’est qu’elles ne permettent pas aux élèves de faire de l’histoire puisqu’ils considèrent le contenu des documents comme une réalité sans l’interpréter ni le questionner. Cette « réalité » est un des 4R du modèle éponyme mis en évidence par Audigier (1995). Ce modèle se résume ainsi : « les savoirs enseignés sont présentés comme les résultats de la recherche historique. Ces savoirs sont présentés – notamment dans les manuels scolaires – comme un référent lisse et consensuel, recevable par tous (…). Il suppose donc un refus des débats scientifiques et politiques à l’occasion desquels ces savoirs ont pourtant été élaborés. En conséquence, l’enseignement de l’histoire prétend exposer la réalité de ce que fut le passé » (Cariou, 2012) Ainsi, par le modèle des 4R, Audigier montre que les approches transmissives et béhavioristes n’adoptent pas la méthode historienne puisque les connaissances du passé sont donné es à voir directement aux élèves comme des faits qui ne posent pas question et qui ne sont pas sujets à interprétation. Or, l’interprétation des documents fait bien partie de la démarche historienne.
Ces deux approches sont aussi critiquées car elles proposent une « entrée par les savoirs » (Doussot, Le Marec et Vézier, 2009) dans l’histoire, c’est-à-dire que les savoirs seraient des données, non pas des construits. L’apprentissage de l’histoire n’aurait aujourd’hui plus de sens pour les élèves et il serait nécessaire de « renouveler le processus de mise en textes des savoirs. » Ce renouvellement nécessaire est aussi dû aux bouleversements auxquels l’école doit faire face dans trois domaines différents (Audigier, 2005). Tout d’abord, nos imaginaires sociaux et donc ceux des élèves évoluent. Il n’est plus souhaitable, si tant est qu’il l’ait déjà été, de conférer à l’histoire un rôle fédérateur autour de l’idée de nation, de communauté.
Cette idée de « récit national » ou de « roman national », qui trouve une partie de ses origines autour de personnages érigés en héros comme Napoléon ou Jeanne d’Arc sous la plume de Jules Michelet au XIXe siècle, ne ferait pas totalement partie du passé puisque « l’histoire scolaire répond à une demande sociale et politique d e transmission d’une représentation partagée du passé supposant l’adhésion des élèves. » (Cariou, 2012) Cependant la société française est de plus en plus diverse et multiculturelle et donc cette idée de fédérer un groupe autour de l’histoire scolaire est, sinon dépassée, au moins altérée. L’autre domaine dans lequel l’histoire scolaire est bouleversée selon Audigier, ce sont les dispositifs d’enseignement. Utilisation de rétroprojecteurs, vidéoprojecteurs ou bien d’Internet sont autant d’éléments qui modifient les façons de faire cours. Il ne croyait alors pas si bien dire puisq ue dans un contexte actuel de pandémie, les cours à distance ont fait une apparition fracassante dans l’enseignement secondaire. Reste à savoir s’ils laisseront une trace durable dans les dispositifs d’enseignements. Enfin, le troisième domaine de l’histoire scolaire bouleversé selon Audigier est ce qui concerne l’action et la décision des élèves. Il précise que l’histoire scolaire a certes vocation à apporter des connaissances mais a de plus en plus la vocation d’aider les élèves à devenir des citoyens capables d’agir, de décider et donc de réfléchir à ce qu’impliquent ces deux verbes. Pour réaliser cela, les programmes évoluent vers l’étude des choix décisifs et des moments cruciaux, c’est-à-dire des périodes passées mettant en avant des actions et décisions décisives (révolutions, conquis sociaux…). Si d’un côté le programme évolue pour se focaliser sur les actions et décisions, les modalités de l’enseignement font de même. Ainsi, les élèves sont mis dans des activités où leurs actions et décisions revêtent une grande importance dans la réussite. Cela peut se faire par le travail en groupe, où la prise de décisions est différente, notamment lorsque l’enseignant adopte une approche socio-constructiviste de son cours, approche qui constitue le troisième grand modèle, certainement le plus propice à faire de l’histoire.
Cinéma, histoire et histoire scolaire
Évolution des rapports entre cinéma et histoire
Le cinéma, une source pour faire l’histoire depuis 1895
Mes recherches s’effectuent à partir d’activités dans lesquel les des extraits de trois films évoquant le passé colonial français et anglais, ainsi que des réactions à l’un de ces films sont utilisés. Il s’agit désormais, avant de formuler des hypothèses, d’aborder les liens entre le cinéma et les mémoires du passé colonial mais aussi d’évoquer les différentes façons de didactiser le cinéma, considéré encore comme une pratique enseignante innovante et liée aux nouvelles technologies. Tout d’abord, évoquons les liens entre histoire et cinéma depuis la création de ce dernier en 1895. Dès ses débuts, le cinéma a pris l’histoire comme source d’inspiration pour l’écriture de scénario. Ainsi, Birth of a nation, réalisé en 1915 par William Griffith, aborde la guerre de Sécession aux États-Unis. Dans un premier temps, les récits que donnaient à voir le cinéma contribuaient au roman national. En avançant dans le XXe siècle, cet attrait du cinéma pour le récit du passé ne se perd pas mais a évolué : des films sur les deux guerres mondiales aux péplums, le cinéma, depuis sa création jusqu’à aujourd’hui, fait de plus en plus le récit d’événements historiques variés. Le passage de l’histoire au cinéma est parfois plus direct comme c’est le cas avec Pierre Schoendoerffer qui, de reporter de guerre filmant la guerre d’Indochine, décida plusieurs fois d’en faire le récit au cinéma. Cependant, si le cinéma s’est d’emblée saisi de l’histoire, la réciproque n’est pas vraie. Dans ses premières années, le cinéma est apparu comme un divertissement qui n’allait pas durer, abrutissant aux yeux des élites, détournant d’activités considérées plus intellectuelles comme la lecture. En grande partie car elles sont surtout fictionnelles, les historiens ont donc dans un premier temps méprisé les images filmées (Ferro, 1973) et ce sont les États, surtout les États totalitaires, qui s’en sont servis pour faire la propagande de leur régime. L’étude historique d’images filmées s’est donc progressivement développée après la Seconde Guerre mondiale car elle permettait l’analyse des politiques propagandistes de ces États. C’est notamment sous l’impulsion de l’École des Annales, qui accordait plus d’importance aux phénomènes sociaux et culturels, que l’étude des films de fictions a ac quis une dimension historique. La dimension artistique qu’acquiert progressivement le cinéma lui fait également gagner en crédibilité : c’est surtout par l’histoire de l’art que le cinéma fait son entrée dans les études historiques. Il faut cependant nuancer le développement de l’étude historique du cinéma, qui reste alors très marginal et éloigné de l’univers mental de l’historien (Ferro, 1973) mê me par la suite, malgré son rôle pendant la Guerre Froide.
Effectivement, États-Unis comme URSS, les deux superpuissances ont réalisé des films de fictions mettant en avant l eur modèle dans le cadre de la guerre culturelle.
On pense notamment à la saga Rocky qui tente de promouvoir la puissance américaine tout en déshumanisant les Soviétiques. Les États n’ayant pas le monopole de la culture, des productions cinématographiques de Guerre Froide ont critiqué l’absurdité du conflit. C’est le cas de Dr. Folamour de Stanley Kubrick ou encore d’Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, critiquant les dangers d’une utilisation militaire du nucléaire pour l’un et la guerre du Vietnam pour l’autre.
L’utilisation du film de fiction par les États totalitaires dans les années 1930 et 1940, par les superpuissances de la Guerre Froide et par les voix dissidentes en interne a donc intéressé l’histo rien qui s’est penché sur ces périodes et « s’est aperçu que le film constituait une archive, un document qui (…) informait sur la société contemporaine » (M. Ferro). En effet, le cinéma a pénétré de plus en plus la culture, a concerné divers acteurs (États, sociétés…) et a donc permis aux historiens d’obtenir des informations sur la période et le contexte de création. Quand l’historien s’intéresse au cinéma, c’est moins pour le récit que fournit le film que pour ce que dit le film sur l’époque à laqu elle il est réalisé. Nous pouvons alors distinguer le « film sur » du « film de » (Lacour, 2005). Le « film sur » concerne le récit du film alors que le « film de » concerne le contexte de réalisation. Ainsi, Saladin est un « film sur » l’Egypte au XIIe siècle mais est réalisé en 1963, c’est un « film de » l’Egypte de 1963. Il ne constitue pas une source historique pour l’étude du XIIe siècle mais bien une source historique pour les années 1960. Cependant, le récit a tout de même une importance dans le sens où l’unité du monde arabe montrée dans le film renvoie à celle désirée alors par Nasser. De la même façon, le récit du film Sur les quais d’Elia Kazan (1954) met en avant et héroïse un homme dénonçant des mafieux contrôlant un syndicat de dockers. Or, le film sort dans un contexte de « chasse aux sorcières » à Hollywood dans laquelle Elia Kazan a dénoncé plusieurs de ses collègues affiliés au communisme. Ainsi, par un récit qui n’a rien à voir avec la Guerre Froide, Elia Kazan parvient à faire l’apologie de la dénonciation et de la « chasse aux sorcières. » Le réalisateur crée alors des analogies qui sont intéressantes à étudier pour l’historien. De la même manière, un film de science-fiction peut donc être utilisé.
Le film de fiction délivre des informations sur des temporalités différentes et c’est ce qui fait que tout type de film, indépendamment de sa qualité et du genre, peut-être une archive pour l’historien qui s’intéresse à la période post-1895. Mais la période antérieure n’est pas à délaisser pour autant puisqu’un film de fiction sur telle ou telle période historique nous renseigne sur la perception qu’on peut en avoir à une période. Le récit devient donc d’autant plus intéressant quand on fait l’histoire des mémoires.
Les mémoires, nouvelle place du cinéma en histoire
Les films de fiction ont progressivement acquis un poids dans la société. Le public réagit au récit du film et quand ce récit concerne un « film sur » une période historique, il peut modifier (le cinéma influence les mémoi res) ou renforcer (les mémoires influencent le cinéma) la perception qu’a le public de tel événement ou personnage. Cette modification ou renforcement peut être crainte par certains acteurs (étatiques, privés…) qui pourraient perdre à ce que la perception, les mémoires évoluent. Ainsi, le film de fiction a bien un rôle à jouer dans les mémoires et on l’observe d’autant plus quand celles-ci sont conflictuelles. L’émergence de l’histoire des mémoires dans les années 1980 confère un nouveau rôle historique au cinéma puisque les images contribuent à l’imaginaire. Aujourd’hui quand l’historien étudie une période, la prise en compte (consciente ou non) des mémoires s’observe plus fréquemment. Au vu du rôle joué par le cinéma dans celles-ci, les liens entre cinéma et histoire apparaissent plus forts. Est désormais mise en avant l’étude du récit mais aussi la réception de ce récit par la société. Cette réception peut contenir certains dangers dans le sens où un public peut regarder le film en ayant l’impression de se divertir tout en apprenant l’histoire. Or, on peut supposer mineure la part de spectateurs qui se réfère aux ouvrages de références et aux travaux d’historiens sur la période dont le film vient de faire le récit. Les historiens peuvent donc se méfier de l’effet d’un film sur la perception qu’a le public d’une période. Même si l’analyse critique des images n’est pas innée, il ne faut surtout pas pour autant considérer le spectateur qui cherche à se divertir comme celui qui tient pour vrai tout ce qu’il voit à l’écran et qui n’a aucun recul face aux émotions que c herche à transmettre le réalisateur. L’époque et le contexte qui sont les siens quand il regarde le film entrent en jeu dans sa réception des images. L’étude des mémoires peut alors apporter une troisième temporalité au film (Briand, 2010), au-delà de la temporalité représenté (« film sur ») et de la temporalité de réalisation (« film de »). Il s’agit de la temporalité de réception, date à laquelle le film a été vu. Cette temporalité influe sur la réception, c’est-à-dire qu’un « film sur » la guerre d’Algérie qui est aussi un « film de » 1966 ne sera pas perçu de la même façon en 1970 qu’en 2020. Cela sera à prendre en compte dans l’analyse des résultats que fourniront les élèves dans les activités car leur « savoir déjà-là » contribue à leur perception du récit que donne à voir le film de fiction. Ce « savoir déjà-là » peut d’ailleurs être construit par des films qui agissent sur les mémoires. En ce qui concerne le passé colonial, il y aurait eu un « effet Indigènes » (Briand, 2010) dans les classes à la suite de la parution du film éponyme de Rachid Bouchareb en 2006. Autrement dit, il y a un changement de paradigme sur la mémoire du passé colonial chez ceux ayant vu ce film. S’opère ainsi une rupture dans la temporalité de réception. La question de la représenta tion du passé colonial au cinéma et de sa perception par les publics est d’ailleurs une question vive. Avec la sortie du film Hors-la-loi (Bouchareb, 2010), on a vu que le cinéma pouvait être vecteur et représenter des tensions dans la société à propos d’un passé qui ne fait pas l’objet d’un consensus mémoriel. On comprend donc que faire un usage en classe d’un film qui illustre les tensions mémorielles n’est pas tâche aisée, d’où l’importance de bien le didactiser. Avant de formuler des hypothèses sur mes résultats de recherche, il reste à se demander, en s’appuyant sur des travaux d’historiens et didacticiens, pourquoi utiliser le cinéma en classe d’histoire mais aussi comment opérer cette didactisation.
Le cinéma en classe d’histoire
Une pratique en voie de légitimation
Si l’intérêt de l’histoire pour le cinéma est plutôt récent, son usage en classe l’est donc également. Forcément, le cinéma étant un art nouveau si on le compare aux autres, il ne faut pas s’attendre à le voir dans les classes de la IIIe République alors que sa légitimité reste à faire. Cette légitimité dubitable se trouve aussi dans l’aspect fictionnel du cinéma. Le récit du vrai peut souvent être la préoccupation principale de l’enseignant quand il choisit une œuvre fictionnelle. Or, cette préoccupation n’est pas forcément celle du réalisateur. L’exigence de la transmission d’un savoir historique et la fiction peut alors compliquer son utilisation. Cependant, en étudiant aussi bien Aristophane que Zola, les historiens n’hésitent plus depuis longtemps à utiliser de la fiction pour faire de l’histoire (Lacour, 2005), notamment car les erreurs présentes dans une fiction peuvent parfois nous renseigner sur l’opinion publique de l’époque. C’est aussi le cas dans le film qui a d’abord dû obtenir sa légitimité dans la société avant de l’obtenir en classe. Elle l’obtient progressivement mais reste encore une des nouvelles pratiques enseignantes aujourd’hui.
Celles-ci sont désormais de plus en plus nombreuses et s’inscrivent dans des dispositifs d’enseignement de l’histoire qui sont bouleversés (Audigier, 2005).
Utilisation de fiction (littérature, cinéma voire jeux vidéo), d’Internet et des TICE (technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement) en général sont autant de nouvelles pratiques enseignantes surtout permises par l’essor des nouvelles technologies et de leur présence matérielle au sein des établissements. Ce gain de légitimité s’observe dans les manuels (études de cas utilisant photogrammes, affiches, dialogues…) et dans les programmes : le B.O. de 2008 concernant l’histoire contient un thème transversal à tout le programme dans l’objectif de passer l’épreuve d’histoire des arts au DNB : « Les arts, témoins de l’histoire du monde contemporain » parmi lequel plusieurs extraits de films sont proposés. Cette épreuve a certes disparu mais le cinéma fait sa place dans les programmes, notamment en Terminale HGGSP comme je le mentionnais plus tôt.
D’autres dispositifs tendent à légitimer cette pratique comme la certification complémentaire cinéma-audiovisuel ou bien ceux facilitant la fréquentation des cinémas dans le cadre scolaire (« collège au cinéma ; lycéens au cinéma…). Cette légitimité n’est cependant pas pleinement acquise : parents, collègues ou administration peuvent potentiellement être réticents à son usage en classe. De plus, la position des élèves eux-mêmes peut laisser penser qu’ils aient du mal à saisir son intérêt didactique. Des travaux menés par le Groupe de Formation Action entre 2002 et 2005 montrent que cela concerne différents profils d’élèves, même si cela reste minoritaire. On sera donc attentif à la façon dont les élèves enregistrés appréhendent l’usage du cinéma en classe. Les élèves « décrocheurs » peuvent considérer le cinéma comme un simple moment de divertissement inséré dans le cadre du cours alors que ceux ayant intégré de manière superficielle les normes scolaires vont considérer le film comme une perte de temps, voire un facteur d’angoisse à l’idée de ne pas terminer le programme. De là apparaît la nécessite de répondre à la question suivante : pourquoi utiliser le cinéma en classe d’histoire ?
Pourquoi utiliser le cinéma en classe d’histoire ?
Si le but de cette recherche n’est pas de faire l’éloge de l’usage du cinéma en classe, on en remarquera d’ailleurs les limites dans l’analyse de résultats, celui-ci a tout de même de réels intérêts. Le film ou l’ extrait est d’abord une source historique pour la période post-1895 et donc un document que peut soumettre l’enseignant aux élèves. En tant que tel, il peut permettre aux élèves de mobiliser les capacités liées à la compréhension et à l’analyse d’un document. Le film peut aussi être une œuvre d’art et de culture : l’acquisition d’une culture cinématographique peut donc être un enjeu ici. Pour Alain Bergala, critique de cinéma qui fut conseiller à l’Éducation nationale dans les années 2000 pour favoriser l’introduction de cet art dans les enseignements, l’école doit d’abord aborder les films comme des œuvres d’art et de culture, l’objectif étant d’introduire et de faire connaître les films considérés cultes à des élèves qui seraient trop habitués aux films de divertissement sans fond qu’il appelle « cinéma pop-corn. » L’acquisition de cette culture cinématographique peut se faire avec l’acquisition des méthodes d’analyse filmique. En ayant connaissance de ces procédés, l’élève peut alors plus aisément analyser les volontés du réalisateur à travers les jeux de caméras, de lumière et de musique ce qui peut finalement servir l’analyse historique du film. Celle-ci reste d’ailleurs l’objectif principal en cours d’histoire, à tel point que la qualité du film importe en fait assez peu car « c’est la démarche et les opérations didactiques qui doiven t permettre de privilégier un film à un autre » (Briand, 2010). Le choix du film en fonction de sa qualité ne semble donc pas souhaitable, on verra que ces réflexions ont été prises en compte dans mes propres choix.
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Table des matières
Introduction
1. Cadre théorique
1.1. Cadrage générale de la didactique de l’histoire
1.1.1. La didactique
1.1.2. Qu’est-ce que l’histoire ?
1.1.3. La didactique de l’histoire
1.1.3.1. Réflexions sur la transmission de savoirs historiques
1.1.3.2. L’application du modèle socio-constructiviste
1.2. La décolonisation : enjeux de savoir, place en histoire et à l’école
1.2.1. Définition
1.2.2. Point historiographique
1.2.3. Évolutions des rapports de l’État et de l’ école au passé colonial
1.2.4. Enjeux contemporains liés au passé colonial
1.3. Histoire et mémoires : les mémoires de la décolonisation, une question vive
1.3.1. Définir les mémoires
1.3.2. La place des mémoires aujourd’hui
1.3.3. Enjeux de savoir pour les élèves, défis pour l’enseignant
1.4. Cinéma, histoire et histoire scolaire
1.4.1. Évolution des rapports entre cinéma et histoire
1.4.1.1. Le cinéma, une source pour faire l’histoire depuis 1895
1.4.1.2. Les mémoires, nouvelle place du cinéma en histoire
1.4.2. Le cinéma en classe d’histoire
1.4.2.1. Une pratique en voie de légitimation
1.4.2.2. Pourquoi utiliser le cinéma en classe d’histoire ?
1.4.2.3. Comment utiliser le cinéma en classe d’histoire ?
1.5. Hypothèses de recherche
2. Méthodologie et processus de recherche
2.1. Concevoir une séquence sur la bipolarisation et l’émergence du tiers-monde (1945-1970)
2.1.1. Choisir les films, concevoir la séance et l’activité : comment et pourquoi ?
2.1.2. Contexte de la séance enregistrée
2.2. Concevoir une séquence sur la nouvelle place de la France dans le monde (1945-1970)
2.2.1. Choisir le film, concevoir la séance et l’activité : comment et pourquoi ?
2.2.2. Contexte des séances enregistrées
3. Analyse des données
3.1. La construction de l’activité et son contexte, une contribution majeure aux résultats obtenus
3.1.1. La diversité du processus de décolonisation, une notion comprise mais inégalement expliquée
3.1.1.1. Visionnage et comparaison d’images filmées fictionnelles : quelle efficacité pour la compréhension du processus de décolonisation ?
3.1.1.2. La place de l’activité dans la séquence : une influence sur les résultats ?
3.1.1.3. Une approche socio-constructiviste réussie ?
3.1.2. L’articulation de l’histoire et des mémoires
3.1.2.1. Une inégale compréhension et interprétation des images sur la guerre d’Algérie…
3.1.2.2. …qui génère une inégale articulation entre histoire et mémoires
3.1.2.3. Une approche béhavioriste de l’enseignement ?
3.2. Des résultats propres à l’étude du passé colonial
3.2.1. Les représentations des élèves : éléments à interroger
3.2.1.1. Une représentation unique de la décolonisation ?
3.2.1.2. Une certaine idée de la France ?
3.2.2. Les liens établis par les élèves à partir des activités
3.3. Des hypothèses validées ?
Conclusion
Bibliographie
Annexes
4e de couverture
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