« Nous sommes des sociétés cellulaires dont chacune des composantes vit en sursis, et dont aucune ne peut survivre seule » (Ameisen 2008, 43).
Que devient la personne âgée dans une société qui veut garder en vie et protéger les plus vulnérables, tout en prônant la liberté individuelle, la performance et la productivité ? Du fait d’une transformation générale de nos conditions de vie et d’une médicalisation de plus en plus importante de la fin de vie, la proportion des personnes de plus 80 ans au sein de la population française a doublé entre 1901 et 2001 (Henrard 2006). Bien que l’augmentation de l’espérance de vie soit un phénomène perçu de manière très positive, le vieillissement de la population est au contraire généralement vécu comme un problème social, comme une source de difficultés (ibid.). Le vieillissement induit, dans le grand âge, des transformations physiques et cognitives qui sont dans nos sociétés perçues comme des diminutions de la performance individuelle. La personne âgée dont le corps ne fonctionne plus comme on considère qu’il le devrait, apparaît dès lors comme un être qui n’est fondamentalement plus capable, un être qui a besoin des autres mais dont les autres n’ont pas besoin, un être dépendant.
En 1994, l’OMS a développé le concept de « vieillissement réussi », caractérisé par « un haut niveau de fonction, avec le maintien des capacités fonctionnelles (ou leur faible atteinte), sans pathologie, avec peu de risques d’en développer et une grande autonomie » (Tap 2011, 81). Cette notion de « vieillissement réussi » avait déjà été abordée auparavant en médecine et en psychologie, et l’idée de la préservation de l’autonomie comme principal facteur d’un « bien vieillir » semble largement partagée dans les sociétés occidentales contemporaines (Tap 2011). Mais si la notion d’autonomie, perçue de manière si positive dans les sociétés occidentales, est absolument exclusive de toute forme de dépendance, alors dans ce cas l’autonomie est bien la plus individualiste des valeurs et il me semble que, fort heureusement, personne n’est véritablement et pleinement autonome. Dans cette perspective, Christine Détrez et Anne Simon déplorent le fait que la dépendance ne soit pas considérée « comme le fondement même de tout lien social, qui relève par essence de l’interaction, mais comme une incapacité ontologique » (Détrez et Simon 2006, 366). Dans une perspective anthropologique, il me semble important de ne pas aborder l’autonomie et la dépendance comme des propriétés des individus, mais plutôt comme des modalités de relation à une chose ou à un être spécifique, puisque nous sommes tous dépendants de quelques-uns et de quelque chose et que l’autonomie absolue n’existe pas. Parler de la dépendance ou de l’autonomie d’un individu n’a pas de pertinence si ces termes se rapportent à un attribut de cet individu, mais parler de la dépendance ou de l’indépendance d’un individu par rapport à quelqu’un ou quelque chose peut en revanche permettre de décrire un certain type de lien entre l’individu et son environnement social et matériel. J’utiliserai pourtant régulièrement les notions d’autonomie et de dépendance dans leur forme ontologique, mais cela se rapportera à chaque fois à un usage émic de ces termes, et il sera toujours entendu par là que, dans le cadre de la maison de retraite, parler de l’autonomie ou de la dépendance de l’individu revient à parler de son autonomie ou de sa dépendance par rapport à l’aide apportée par les employés.
Le fonctionnement institutionnel et le lieu maison de retraite
Une grande institution de soins gériatriques et une petite résidence familiale
Le Centre Saint François de Sales est à la fois un hôpital gérontologique et un établissement d’hébergement pour personnes âgées. Ancien hospice fondé au 18ème siècle par une congrégation religieuse catholique, Saint François de Sales est aujourd’hui une institution gériatrique privée à but non lucratif et agréée à l’Aide Sociale, qui participe au service Public Hospitalier tout en appartenant encore à cette même communauté religieuse. L’établissement est divisé en deux pôles : le pôle hospitalier et le pôle médico-social. Le pôle hospitalier, également appelé secteur médical, comporte un hôpital de jour, une unité de médecine gériatrique et une unité de soins palliatifs. Le pôle médico-social ou « secteur hébergement », c’est véritablement l’EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) de Saint François de Sales, qui est constitué d’une partie maison de retraite qui peut accueillir une petite centaine de résidents, d’une « unité de grands dépendants » (UGD) où sont hébergés et soignés un peu moins d’une vingtaine d’individus qui sont pour la plupart incapables de parler et de se mouvoir, et d’une « unité d’hébergement renforcé » (UHR) qui accueille une quinzaine de résidents qui ont été jugés, pour diverses raisons dont les principales sont la fugue ou la violence physique, comme nécessitant une attention particulière et une surveillance renforcée. Initialement, j’avais pour ambition d’être présente un peu sur tous les secteurs dans les deux pôles. Finalement, la durée du stage n’étant pas illimitée et devant déjà répartir mon temps d’enquête sur deux structures différentes, c’est uniquement sur le secteur hébergement que j’ai mené mon terrain.
Saint François de Sales est un établissement qui a connu d’importantes transformations au cours de la dernière décennie. En 2009, un chantier de grande envergure a abouti à un agrandissement considérable de la maison de retraite, et cet accroissement de la capacité d’hébergement s’est accompagné d’une augmentation du nombre d’employés, ainsi que d’un remaniement de leurs horaires et d’une réorganisation de leur façon de travailler. Aujourd’hui, Saint François de Sales est donc une structure très importante, tant au niveau de sa capacité d’hébergement qu’au niveau des services proposés. La maison de retraite emploie à temps plein un grand nombre de professionnels : des lingères, des agents de service logistique (ASL), des aides-soignants (AS), trois infirmières, deux animateurs, un médecin, une psychologue, une orthophoniste, une kinésithérapeute ou encore une ergothérapeute. Les statuts professionnels et le rôle de chaque type d’employé sont rigoureusement définis à Saint François de Sales, et le système hiérarchique y est relativement complexe. Parmi les individus chargés d’organiser et de superviser le travail des employés, il y a notamment Frédérique Lopez qui est responsable du service hébergement et qui administre le travail des lingères et des ASL, Mme Colin la coordinatrice des soins qui est la supérieur hiérarchique directe de tous les soignants qui travaillent dans le secteur maison de retraite, et la cadre supérieur de santé Anne-Marie Deschamps qui se trouve dans la hiérarchie de l’établissement entre la coordinatrice des soins et la directrice de Saint François de Sales. Le Conseil de Vie Social, une instance consultative composée de membres du personnel, de résidents et de membres des familles de résidents, se réunit environ trois fois par ans. Lors de ces réunions, les représentants des différents partis (employés, résidents et familles de résident) peuvent s’exprimer, donner leur avis et faire des propositions sur toutes les questions concernant le fonctionnement de l’établissement.
Bien que la liberté de culte de chacun y soit respectée, la religion catholique joue un rôle important dans cette maison de retraite. La communauté religieuse qui a fondé l’institution y est toujours et certaines des sœurs de cette congrégation vivent à Saint François de Sales. Elles sont hébergées dans une aile du bâtiment communément appelée « secteur de la communauté », elles aident les membres du personnel dans leur travail et apportent un soutien spirituel aux résidents. Lorsqu’elles sont trop âgées pour accomplir les taches du quotidien, elles sont généralement transférées dans la partie EHPAD de l’établissement où elles terminent leur vie en tant que résidentes, et où elles sont traitées par le personnel comme n’importe quel autre résident sauf qu’au lieu d’être appelées « madame … » elles sont appelées « sœur… » ou « ma sœur ». La maison de retraite est également dotée de deux chapelles, une grande et une petite. Une messe est donnée quotidiennement dans la petite chapelle et la messe dominicale se déroule dans la grande chapelle. Proportionnellement au nombre de résidents accueillis par cette maison de retraite, ces derniers sont assez peu nombreux à assister aux messes de la semaine : ils sont entre six et dix à peu près selon les jours. Ce petit groupe est composé de résidents qui sont presque toujours les mêmes. Trois d’entre eux, Christine, M. Duval et Jacqueline, n’ont pas de statut religieux particulier mais sont ce que l’on pourrait appeler des « figures locales », c’està-dire des individus qui, par leur façon de se comporter, font beaucoup parler d’eux parmi les résidents et surtout parmi le personnel. Le reste du groupe de ces fidèles de la messe quotidienne est composé uniquement de sœurs ou de pères devenus résidents à la maison de retraite. Les résidents sont donc peu nombreux à assister à la messe de la petite chapelle, mais pour ceux qui y assistent il s’agit d’un évènement très important. La plupart d’entre eux, et en particulier Christine et M. Duval, ne rateraient la messe pour rien au monde, quitte à attendre trente minutes devant la porte de la chapelle pour être sûr de ne pas être en retard. Les résidents sont évidemment beaucoup plus nombreux à assister à la messe du dimanche à la grande chapelle, mais leur nombre ne dépasse finalement pas les vingt ou vingt-cinq pour cent en moyenne de la totalité des personnes hébergées.
L’EHPAD de Saint François de Sales est donc pour résumer une grande structure fortement médicalisée, gérée par une institution privée à but non lucratif et rattachée à une congrégation religieuse. Le second établissement que j’ai choisi pour mener mon enquête se différencie en tous points de Saint François de Sales. Petite Provence est recensée sur internet en tant qu’EHPAD, mais la direction et le personnel de l’établissement considèrent qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’un EHPAD, car la structure est très peu médicalisée. Il s’agit en fait de ce qu’on peut appeler un « foyer résidence », une résidence où sont hébergées des personnes retraitées au titre de locataire ou même de propriétaire. La résidence est gérée par une association de type loi 1901, agréée pour l’aide aux personnes. Les retraités qui y vivent peuvent profiter des parties communes dans lesquels se déroulent tous les jours de semaine des activités, ils prennent généralement leur repas au «restaurant» de la résidence et ils bénéficient d’une aide au quotidien, aide qui varie énormément d’un résident à un autre. L’établissement est plus petit que le secteur hébergement de Saint François de Sales et ne peut accueillir qu’environ soixante-cinq résidents. Et, si Saint François de Sales emploie un nombre très important de professionnels, Petite Provence ne compte qu’une douzaine d’employés si on exclue les individus chargés de la cuisine et du service dans la salle de restaurant. En effet, l’association de la résidence n’emploie à temps plein que des femmes de ménage, une lingère, un factotum et des aides-soignants. Les infirmières, les médecins ou les kinésithérapeutes qui interviennent ponctuellement ou quotidiennement à Petite Provence sont des professionnels du secteur libéral qui viennent selon les besoins et à la demande des résidents. Un résident à Petite Provence peut donc choisir son médecin et peut décider qui sera l’infirmier qui s’occupera de lui tous les matins, mais la direction conseille les résidents dans ce choix.
La résidence, construite dans les années 1960, avait à l’origine pour vocation d’accueillir des cadres retraités, propriétaires de leur appartement. Lorsque Robert Agostini, élu comme syndic bénévole de l’immeuble, est arrivé à Petite Provence en 1992, il a constaté qu’une grande partie des logements étaient vides. Il a donc proposé d’ouvrir l’ensemble des studios de la résidence à la location pour toute personne retraitée. L’immeuble s’est alors peuplée de nouveaux habitants, tous retraités, qui ont emménagé à Petite Provence en qualité de locataires. Etant donné que la majorité des personnes qui vivaient dans la résidence étaient des personnes âgées qui avaient besoin d’une aide à domicile, M. Agostini a proposé en 1993 de créer une association agrée pour l’aide aux personnes afin d’administrer les charges inhérentes au personnel, et une seconde association pour gérer les fournitures et le matériel collectif. C’est ainsi qu’une résidence, dont la seule particularité était d’être dotée de très vastes parties communes et d’appartements n’excédant pas pour la plupart les 30m2 destinés à accueillir exclusivement des individus retraités, est devenu ce que l’on appelle aujourd’hui une maison de retraite. Les deux associations qui permettent d’employer du personnel et d’administrer les fournitures sont maintenant dirigées par la fille de Robert Agostini, MarieThérèse Dumont, que tous considèrent comme étant « la directrice » de l’établissement. Petite Provence c’est donc avant tout une collectivité administrée par des associations dont la direction s’est transmise de père en fille et dont tous les résidents à jour de leur cotisation sont membres de droit. Tous les résidents peuvent donc en théorie participer aux décisions qui sont prises par les associations, concernant l’organisation de la résidence et la gestion des biens ou des services, par leurs votes lors des Assemblées Générales. En réalité, très peu d’entre eux participent à ces assemblées et s’intéressent aux décisions qui y sont prises, ils sont en fait représentés par un groupe de six résidents délégués qui assistent aux réunions et parlent au nom de l’ensemble des habitants. Petite Provence est donc un foyer-résidence, un établissement dont le fonctionnement est géré par deux associations, qui accueille une population de retraités et qui, moyennant finance, leur fourni des services et met à leur disposition des espaces et du matériel collectif. C’est une maison de retraite que tous, employés comme résidents, qualifient de « familiale ».
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Table des matières
Introduction
Chapitre 1 : Le fonctionnement institutionnel et le lieu maison de retraite
1) Une grande institution de soins gériatrique et une petite résidence familiale
2) Pourquoi une maison de retraite et laquelle ?
3) La population hébergée
4) L’espace collectif, « être avec les autres »
5) L’espace privé, « être chez soi »
Chapitre 2 : Le temps dans l’institution, les temps du quotidien et les temps de la vie
1) Le temps du soin, les rythmes individuels et le rythme de l’institution
2) Le temps des repas et des animations
3) Le temps libre
4) L’attente et les petites habitudes
5) Un temps pour tout
6) Etre et avoir été
7) Devenir et mourir
Chapitre 3 : Identifications et catégories de personnes
1) Des femmes et des hommes
2) Des employés et des résidents
3) Des autonomes et des dépendants
4) Des personnes et des « non-personnes »
Chapitre 4 : Les modes de relation en EHPAD
1) Relation de don ou relation d’échange, aider et offri
2) Relation de protection ou relation d’éducation, chaperonner et façonner
3) Infantilisation et relation de parentalité
4) L’agentivité des résidents et les défenses des soignants
Chapitre 5 : Le réseau relationnel, l’affectivité et l’intimité
1) L’affectivité et la relation de soin
2) Les liens d’amitié
3) Les liens conjugaux
4) Vouloir entreprendre une relation amoureuse, désirer et être désiré
5) Avoir une famille et faire famille, les jeux de l’attachement et de la distance
6) L’intimité et la relation de soin
Conclusion
Bibliographie