Vers une pédagogie transculturelle des langues-cultures

Ce document trouve son origine empirique dans ma pratique enseignante. En effet, j’ai enseigné l’anglais au collège pendant 14 ans, ce qui m’a amenée à cerner et questionner ce qui pouvait faire obstacle aux apprentissages. L’enseignement institutionnel de l’anglais en France présente de nombreuses disjonctions. Tout d’abord au niveau de la culture qui reste souvent instrumentalisée au profit de la grammaire et d’une communication désincarnée alors que les programmes de langue ont tous pour objectif principal la communication. Une autre disjonction concerne la dissociation du corps et de la pensée car la didactique de l’anglais ne s’intéresse pas au domaine des émotions, ce qui revient à considérer l’élève non pas comme un individu mais comme un objet neutre et à considérer la classe comme un isolat social. Ces disjonctions peuvent être vécues comme source de frustration pour l’élève dont la parole n’est pas entendue. Comme le souligne Philippe Breton, anthropologue et sociologue, on a tendance à oublier ou sous-estimer le rôle et l’importance de la parole tant elle est profondément ancrée dans notre vie :

La parole est ce qui nous lie aux autres, que nous nous adressions à eux directement ou par le biais d’outils de communication divers. Elle est aussi ce qui nous lie à nous-mêmes : nous ne cessons en effet de nous parler. Se réveiller le matin, c’est tout de suite commencer à se parler, s’endormir correspond à l’arrêt d’un dialogue intérieur, celui-là même qui s’impose un peu trop lorsqu’on a peine à trouver le sommeil. Mis bout à bout, le dialogue intérieur et la communication avec autrui occupent l’essentiel de notre temps de conscience (2007, p.5). 

Il existe également une disjonction entre soi et l’autre dont on apprend la langue car en didactique des langues vivantes étrangères, les trajectoires personnelles, familiales et culturelles des adolescents ne sont pas prises en compte. Cette posture provoque chez les élèves les plus vulnérables une « non reliance » à la fois avec le monde extérieur mais également leur monde intérieur. La reliance est ce qui lie un individu à son environnement, aux autres et à lui-même. Selon Marcel Bolle de Bal, sociologue, la reliance vise à reconstruire des liens humains et sociaux menacés ou détruits par l’évolution de la société contemporaine :

La reliance aux autres avec comme enjeu la solidarité et la fraternité. Mais, selon moi, la reliance n’est pas que sociale : elle est aussi psychologique (la reliance à soi, avec l’identité comme enjeu), culturelle / cosmique / écologique (la reliance au monde avec la citoyenneté comme enjeu) et scientifique / intellectuelle / cognitive (la reliance des disciplines et des idées, avec la complexité comme enjeu, selon le constant combat d’Edgar Morin). A cet égard, toute action de formation, en particulier de formation d’adultes, peut être envisagée, comme un travail ou une œuvre de reliance, de développement des capacités existentielles, de reliance à soi, aux autres et au monde (ibid. 2001, p.3).

La déliance renvoie à une rupture des liens sociaux et humains et elle est tout comme la reliance multidimensionnelle : Cette dé-liance est peut-être, elle aussi, multidimensionnelle : sociale (l’isolement et la solitude au cœur de cette masse atomisée qu’est devenue notre société), psychologique (les crises d’identité sous la pression des exigences de la carrière et de la consommation), culturelle et civique (le repli sur soi, le désengagement citoyen), cognitive (la séparation des disciplines, le paradigme de la simplification) (ibid.,).

Les disjonctions mentionnées ci-dessus concernent l’enseignement de l’anglais mais il existe d’autres formes de disjonctions souterraines et violentes dans la mesure où elles atteignent l’individu même, sa famille et sa langue. A l’adolescence, les enfants de migrants sont plus vulnérables que les autres car pour tenter d’échapper au clivage qui le guette du fait de sa double appartenance, l’adolescent est condamné à faire des liens, à inventer des stratégies de métissages plus ou moins créatrices, plus ou moins douloureuses (Moro, 1998, p.88). Le système scolaire et les médias utilisent des adjectifs dépréciateurs pour décrire ces élèves qui se trouvent concentrés dans des zones d’éducation prioritaire: ils seraient violents, perturbateurs, provocateurs, etc.Ces jugements de valeur s’appuient sur des faits, des actions sans analyse sérieuse des causes systémiques. En se focalisant sur une représentation faussée, ce discours institutionnel peut provoquer des répercussions graves sur l’image que ces adolescents ont d’eux-mêmes et perturber leur équilibre psychique, ce qui les empêcherait de se projeter et de se construire.

De nombreux élèves se retrouvent ainsi enfermés dans un discours social stéréotypé empreint de jugements de valeur qui constitue un frein à une construction identitaire harmonieuse. Le discours porté par l’institution et lesenseignants sur les élèves les détermine dans des rôles et des attitudes. L’analyse des bulletins des élèves, par exemple, fait ressortir une norme intériorisée de ce qu’est un élève : bon/mauvais,  curieux/apathique, violent/non-violent. Toutes ces représentations antinomiques ont un impact positif pour ceux qui « réussissent bien » et des conséquences qui peuvent être désastreuses pour les élèves déclarés « en échec et rendus plus vulnérables ».

L’école en « excluant » ces (et ses) enfants contribue à renforcer des comportements anti-sociaux qui se manifestent par différentes formes de violence. Un élève qui a vécu sa scolarité en termes d’exclusion peut devenir à son tour acteur d’exclusion parce qu’il a à l’origine, un besoin de reconnaissance qu’il n’a pas trouvé ailleurs, cet ailleurs étant principalement l’école.

L’étude des langues à l’école a un rôle crucial car elle est au cœur du processus identitaire et la relation qu’entretiennent les individus à la langue est complexe. Il a été prouvé que le fait de parler plusieurs langues développe la flexibilité mentale, la créativité et la capacité d’abstraction (Moro, 2012). Nombreux sont les élèves considérés en échec en anglais alors qu’ils sont bilingues . Il est donc étonnant d’affirmer qu’ils ont des problèmes d’ordre cognitif qui les empêcheraient d’apprendre une autre langue. Selon Isabelle Nocus (2014), même si depuis 2008 l’anglais est introduit dans les programmes scolaires à raison d’1h30 par semaine (…) « l’apprentissage des langues étrangères est trop tardif, pas assez intensif, trop réflexif (une place importante est réservée à la grammaire au détriment de la capacité à communiquer) et peu motivant pour les élèves ; il porte essentiellement sur les aspects formels du langage et repose sur des techniques d’apprentissage avec traductions (ibid.,p. 93). Effectivement, un grand nombre d’élèves éprouvent des difficultés à entrer dans les langues de scolarisation qu’il s’agisse du français ou d’une l angue vivante étrangère. Marie Rose Moro émet l’hypothèse que le cadre d’apprentissage proposé par l’institution est à l’origine d’une résistance parce qu’elle perpétue une hiérarchisation les langues-cultures. Dans cette recherche, nous mettrons cette hypothèse à l’épreuve dans un collège de Seine-Saint-Denis et nous analyserons la nature et les causes de ces résistances pour des élèves de 3eme, âgés de 15 à 17 ans. Cet établissement porte les traces d’un premier stigmate puisqu’il est classé en Zone d’Education Prioritaire, appellation qui génère une image sociale négative a priori.

Les didacticiens et linguistes distinguent la langue de l’affect, la langue maternelle, la langue de scolarisation, la ou les langues parlées entre pairs, ce qui contribue à ancrer le système scolaire français dans une logique de « juxtaposition de plusieurs monolinguismes » qui ne reconnaît pas la nature plurilingue de son environnement. Ainsi, l’école creuse l’existence d’un décalage entre un apprentissage en milieu informel (la maison, la rue) et formel (l’école). Ce paradoxe nous invite à réfléchir à la question du « cadre non naturel » que présente l’apprentissage des langues étrangères en milieu scolaire. Les programmes de langues en France, à l’instar des recommanda tions du Cadre européen commun de référence pour les langues (CECRL) font de l’altérité l’une des finalités de l’enseignement des langues :

En tant qu’acteur social, chaque individu établit des relations avec un nombre toujours croissant de groupes sociaux qui se chevauchent et qui, tous ensemble définissent une identité. Dans une approche interculturelle, un objectif essentiel de l’enseignant des langues est de favoriser le développement harmonieux de la personnalité de l’apprenant et de son identité en réponse à l’expérience enrichissante de l’altérité en matière de langue et de culture. Il revient aux enseignants et aux apprenants eux -mêmes de construire une personnalité saine et équilibrée à partir des éléments variés qui la composeront (CECRL, 2000, p.9).

Favoriser le développement harmonieux de la personnalité de l’apprenant est un objectif très louable mais qui finalement s’appauvrit puisque les propositions de piste de réflexion restent rares. Comment peut-on parler de développement harmonieux de l’apprenant sans explorer les apports d’autres disciplines, telles que la psychologie de l’enfant et de l’adolescent, la psychanalyse ou la pédopsychiatrie ?

Une éducation à l’altérité nécessite en premier lieu la reconnaissance linguistique des élèves afin de valoriser la richesse qui émane de cette diversité afin de «déconstruire » une hiérarchie des langues et des cultures souvent intériorisée (Bertucci, 2002). Sur les deux classes de troisième avec lesquelles j’ai mené cette recherche, neuf langues étaient parlées dans les familles : l’ourdou, l’arabe, le chinois, le tamoul, l’hindi, le wolof, le peul, le dioula et le bambara. Lors des conseils de classe, de nombreux enseignants pensaient que les difficultés rencontrées par les élèves en français étaient dues au fait qu’ils ne parlaient pas le français à la maison. Il s’agit d’un préjugé qui amène les enseignants à considérer la langue maternelle comme un frein à la langue de scolarisation et nous pouvons que déplorer que ce préjugé soit renforcé par des rapports allant dans cette direction .

Afin de comprendre les dysfonctionnements liés à un positionnement institutionnel et en m’appuyant sur des observations sur le terrain, je vais questionner le positionnement ethnocentré du système éducatif français qui passe sous silence les cultures « autres ». Je propose l’analyse d’une approche didactique basée sur la prise de conscience de la diversité des cultures en classe d’anglais. C’est dans cet esprit que s’inscrit cette thèse dont l’objectif est d’envisager la pertinence d’une pédagogie transculturelle des langues-cultures. Le dispositif que nous avons conçu pour cette expérimentation utilise des supports multiculturels : un film en hindi, un documentaire en arabe, un spectacle en zoulou, xhosa et sésotho, deux pièces de théâtre en français mises en scène à l’origine par des metteurs en scène italiens, etc. Ces derniers constituent le point de départ de projets qui s’inscrivent dans une approche ethnopsychanalytique, l’ethnopsychanalyse étant une « discipline ayant pour objectif d’aider les sujets à opérer des métissages psychiques et culturels qu’implique l’évolution du monde et les rencontres des cultures ».

J’ai conçu ces scénarios afin que les élèves puissent prendre conscience des relations de pouvoirs entre les langues-cultures afin de les verbaliser et de les déconstruire. Lors d’une conférence , Patrice Huerre, spécialiste de l’adolescent a montré à quel point il est difficile pour les adolescents de verbaliser ce qu’ils ressentent, il les qualifie avec beaucoup de respect « d’handicapés verbaux transitoires ». Le corps peut alors prendre le dessus mais une pédagogie émotionnelle peut rendre moins douloureuse cette étape transitoire. Travailler sur son corps et ses émotions permet d’éviter d es passages à l’acte comme le souligne Boris Cyrulnik (2011). Nous pensons que la prise en compte de l’histoire personnelle des enfants, du partage de leurs interprétations du monde, qu’ils soient autochtones ou non, permettent à chacun de s’inscrire avec son histoire dans le monde dans lequel il vit. Interpréter le monde par la parole, ressentir ce qu’il s’y passe par les sens, c’est en être acteur. Au cœur de cette pédagogie, la notion d’expérience occupe une place centrale dans la construction identitaire des adolescents :

De tout individu ayant atteint le stade où il constitue une unité, avec une membrane, un dehors et un dedans, on peut dire qu’il y a une réalité intérieure, un monde intérieur, riche ou pauvre, où règne la paix ou la guerre. Ceci peut nous aider, mais est-ce là bien tout ? Si cette double définition est nécessaire, il me paraît indispensable d’y ajouter un troisième élément : dans la vie de tout être humain, il existe une troisième partie que nous ne pouvons ignorer, c’est l’aire intermédiaire d’expérience à laquelle contribuent simultanément la réalité intérieure et la vie extérieure. Cette aire n’est pas contestée, car on ne lui demande rien d’autre sinon d’exister en tant que lieu de repos pour l’individu engagé dans cette tâche humaine interminable qui consiste à maintenir, à la fois séparées et reliées l’une à l’autre, réalité intérieure et réalité extérieure (Winnicott, 1975, p.30).

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Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE 1 GENESE DE MA RECHERCHE : RECIT AUTOBIOGRAPHIQUE
Introduction
1.1. Grandir dans un rapport aux langues et à l’altérité complexe
1.1.1. Des grands-parents et des parents voyageurs : naissance du goût de l’autre
1.1.2. Des parents qui ne s’autorisaient pas à parler leur langue maternelle
1.2. Mon expérience d’adolescente-élève : confrontation violente à la question identitaire
1.2.1. Quand un enseignant ne croit pas en vous
1.2.2. Sentir sa mère humiliée : comprendre le poids de l’histoire coloniale
1.3. Une expérience initiatrice : la découverte de l’altérité au travers des œuvres d’Hanif Kureishi
1.3.1. Hanif Kureishi : un passeur culturel et transculturel
1.4. Mes premières rencontres avec l’institution : découverte d’une déliance institutionnalisée
1.4.1. Affect et plaisir : deux notions encore taboues
1.4.2. Traitement de l’altérité dans les manuels scolaires : renforcement des stéréotypes
1.5. Terrain de la recherche : le collège Pierre Sémard, un contexte privilégié au cœur d’une pédagogie à contre-courant
1.5.1. Sortir des sentiers battus : le voyage imaginaire et le voyage réel
1.5.2. Présence du CIEN « Centre Interdisciplinaire sur L’ENfant » au collège : changer le regard porté sur l’adolescent
1.5.2.1. Changer le regard porté sur les adolescents
CHAPITRE 2 CADRE THEORIQUE
Introduction
2.1. Pour une dynamique du tissage : les apports de la psychothérapie transculturelle
2.1.1. Origines de la psychothérapie transculturelle : Devereux et l’ethnopsychanalyse
2.1.1.1. Devereux et le complémentarisme
2.1.1.2. Interculturalité et transculturalité : deux étapes du même processus
2.1.2. La psychothérapie transculturelle aujourd’hui : recherches de Marie Rose Moro sur l’adolescent métis
2.1.2.1. L’adolescence : période de vulnérabilité
2.1.2.2. Du trauma migratoire des parents au trauma historique
2.1.2.3. Les adolescents et les langues : impact de la hiérarchie des langues et des cultures
2.1.2.4. Les adolescents et leur histoire transgénérationnelle : filiations et affiliations, deux concepts clés de la clinique transculturelle
2.1.3. Dépasser ses propres représentations
2.1.3.1. Déconstruction et reconstruction
2.1.3.3. Remodélisation de son idéal du moi
2.2. Création d’une niche sécurisante à l’école : les apports de la psychologie
2.2.1. Pour une école résiliente
2.2.2. 10 critères pour une médiation bientraitante
2.2.3. De la motivation de sécurisation à la motivation d’innovation : les apports de Daniel Favre
2.2.4. Pour un apprentissage coopératif
2.2.3.1 Les cinq éléments fondamentaux de l’apprentissage coopératif : l’interdépendance positive, la responsabilité individuell e, les interactions, les habilités sociales, analyse du processus de l’équipe
2.2.3.2. Rôle de l’enseignant : entre médiateur et facilitateur
2.3. Pour un apprentissage incorporé et sensoriel des langues-cultures : vers un paradigme transculturel des langues-cultures
2.3.1. Elève spectateur d’œuvres cinématographiques et théâtrales : fonction médiatrice de la relation à l’autre
2.3.2. Elève acteur : la simulation mentale par une simulation corporelle
2.3.2.1. Le drama : une approche sensorielle et un développement des capacités empathiques
2.3.2.2. Drama et reliance
2.3.2.3. Ecriture théâtrale et créativité langagière
Conclusion
CHAPITRE 3 Le scénario pédagogico-artistique
Introduction
3.1. La classe revisitée en une communauté expérientielle (coopérative, interprétative, de pratique) au cœur d’une pédagogie transculturelle fondée sur des scénarios artistiques
3.1.1. Origine de la notion de scénario en didactique de l’anglais
3.1.2. Une communauté expérientielle
3.1.2.1. La notion d’expérience
3.1.2.2. Partenariat avec l’association Citoyenneté Jeunesse
3.1.3. Une communauté coopérative
3.1.4. Une communauté interprétative
3.1.4.1. L’art engagé : prise de conscience du pouvoir social symbolique de l’art
3.1.4.2. Mobilité et rencontres transculturelle
3.1.5. Une communauté de pratique
3.1.5.1. Ecrire : un acte de distanciation
3.1.5.2. Dire avec le corps
CHAPITRE 4 : Cadre méthodologique d’analyse du corpus
Introduction
4.1. Méthodologie d’analyse des interactions
4.1.1. Interactions sociales de type collaboratif en anglais et en français
4.1.2. Analyse énonciative au des pronoms personnels
4.1.3. Polyphonie et pluralité des voix
4.2. Méthodologie d’analyse des pièces écrites
4.2.1. Statut des pièces dans le dispositif
4.2.2. Analyse de la parole au travers des dialogues
4.3. Méthodologie d’analyse des entretiens
4.3.1. Pourquoi avoir réalisé ces entretiens à postériori ?
4.3.2. Définition de la population, lieux et configuration
4.3.3. Choix des variables pour le protocole d’entretien
4.3.4. Analyse longitudinale et analyse de contenu
4.3.5. Analyse transversale des entretiens
4.4. Etude de cas : auto-confrontation
CONCLUSION

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