VERS UNE LITTÉRATURE DE L’HYBRIDITÉ
VERS UNE LITTÉRATURE DE L’HYBRIDITÉ
Les années soixante: une littérature en mutation À partir des années soixante, le Québec emboîte le pas à la France et rompt progressivement avec l’idée de tradition, afin de se tourner vers la modernité. En effet, pour prendre un peu la mesure du changement qui s’effectue alors, il convient de rappeler la perte d’influence de l’Église catholique en tant que force organisatrice de la société depuis la naissance de la Nouvelle-France, au profit de nouvelles élites et institutions laïques, pluralistes et modernes6 . Qu’ils se rapportent à l’idéologie, au déclin de l’influence catholique, à la langue et aux enjeux qu’elle représente, à l’engagement politique, aux questions sociales ou encore à la production culturelle -littérature, cinéma, chanson7 – , les changements reflétant l’évolution qui s’est opérée ont considérablement affecté la société québécoise. En ce qui a trait au domaine des lettres, la nouveauté se traduit par l’inscription dans les oeuvres de thèmes représentatifs de la société moderne, tels la solitude urbaine et le choc des cultures. Ainsi, tant au Québec qu’en France, la littérature entre dans une ère nouvelle.
Pour un métissage littéraire
L’innovation littéraire marquante qui retiendra notre attention dans la présente recherche est celle du métissage. Dans la foulée des années soixante, au moment où l’immigration prend de l’ampleur, un nouvel imaginaire québécois se dessine et privilégie désormais le métissage, l’hybridation, le pluriel et le déracinement8 . À partir des années quatre-vingt, les corpus littéraires de langue française intègrent de nouveaux écrivains qui contribueront à universaliser et à renouveler l’imaginaire littéraire déjà en place. Aujourd’hui, des séminaires universitaires s’intéressent à ces textes d’auteurs dans lesquels la perte d’un pays, d’une mémoire, d’une culture, d’une langue ou d’une identité9 se lit en filigrane. Dans un ouvrage qu’elle consacre aux questions linguistiques, Lise Gauvin établit une filiation entre langue, identité et francophonie : « Le commun dénominateur des littératures émergentes, et notamment des littératures francophones, est de proposer, au coeur de leur problématique identitaire, une réflexion sur la langue et sur la manière dont s’articulent les rapports langues/littérature dans des contextes différents 10. »
Les voix adolescentes
Dans le présent chapitre, nous nous attarderons à un type particulier d’entrechoquements linguistiques: ceux engendrés par la multiplicité des langues étrangères qui peuplent la ville. Dans la perspective de la création qui fera l’objet de la deuxième partie de notre étude, le personnage adolescent constituera le point de mire de cette analyse discursive. Nous avons préféré la période adolescente aux autres stades qui composent le cycle de la vie, puisqu’elle correspond au moment où s’élabore un sentiment d’identité alors que le jeune ne cesse de s’interroger sur ce qu’il est11 . Nous tenterons de comprendre comment, en contexte urbain et multiethnique, les échanges linguistiques affectent la quête identitaire des adolescents métissés ou issus de parents immigrants. Pour ce faire, nous analyserons aussi la représentation de la langue des parents et celle des autres personnages prédominants dans le récit.
La ville, lieu d’entrechoquements linguistiques
L’espace qui servira de cadre d’observation des personnages sera celui de la ville, d’où notre choix du roman urbain. Si c’est au sein d’une ville désincarnée que les personnages entendent résonner les échos de leur marginalisation, c’est aussi au coeur de celle-ci qu’ils apprendront à se forger une identité qui leur est propre. Ces enchâssements de langues, qui permettent au milieu de se constituer, n’ont par ailleurs rien d’innovateur : la Genèse abordait déjà la question de la confusion linguistique avec la tour de Babel. Toutefois, la cohabitation grandissante entre les différents groupes ethniques, elle, engendre aujourd’hui une réalité sociale que l’on ne peut ignorer et dont découle une série de bouleversements sur le plan des échanges linguistiques. À cet égard, de nouveaux questionnements surgissent: à l’image de cette structure mythique qu’est la tour de Babel, les entrechoquements langagiers jouent-ils un double rôle dans l’évolution de la ville? Seraient-ils à la fois responsables de sa constitution et de son inachèvement? Afin de répondre à ces interrogations, nous analyserons en quoi le rapport à la langue natale des immigrants de la première génération diffère de celui qu’entretiennent leurs enfants face à cette même langue et, plus particulièrement, comment l’éloignement sur le plan langagier imprègne les textes à l’étude.
Les échos d’une même voix chez deux générations Dans son ouvrage Les voix de l’exil, Abdelkader Benarab s’intéresse aux oeuvres d’écrivains maghrébins en accordant une attention particulière au cadre spatial dans lequel évoluent les personnages de leurs récits. Dans cette perspective, il analyse le lien qu’entretiennent les premières générations d’immigrants et les secondes générations avec leur pays natal/d’accueil et la manière dont ils abordent la question de l’espace à travers leurs fictions. Benarab souligne d’abord que le rapport des deux générations face à la terre natale/d’accueil diffère d’une génération à l’autre. Dans le cas de la première, ses recherches lui ont permis d’élaborer un concept indissociable de la temporalité du quotidien des personnages en question, soit celui de « l’anéantissement de l’être déplacé12 ». L’« anéantissement» auquel réfère l’auteur est lié aux lieux du passé et du futur. Contrairement à ceux du présent – que les immigrants de la première génération considèrent vides de sens et envers lesquels ils ne ressentent aucun sentiment d’appartenance – , ceux-là sont remplis d’espoirs et d’illusions. Dans le cas de la seconde génération, le constat semble moins brutal, mais tout aussi inquiétant. En effet, les enfants issus de l’immigration ne partagent pas le malaise de leurs parents:
Nouveau regard sur le métissage Aujourd’hui, au XXle siècle, le métissage – terme à la mode – est porteur de nouveaux enjeux sociaux et idéologiques23 . Les unions entre personnes de nationalité différente sont ainsi choses courantes, l’adoption internationale n’est plus marginale et l’immigration constitue un phénomène indissociable du paysage urbain. Cependant, la crainte de l’autre, elle, semble persister. À titre d’exemples, les conséquences du 11 septembre 2001 et les conflits persistants des cités françaises sont révélateurs de l’appréhension qui règne en Occident. La crise identitaire que connaît le personnage adolescent métissé en littérature contemporaine reflèterait-elle cette agitation qui règne au dehors, dans le vrai monde? La réponse se trouverait peut-être du côté des écrivains eux-mêmes … En 1830, l’écrivain français Stendhal publie Le Rouge et le Noir, un roman qui s’inscrit dans le courant réaliste, i.e. « dans la tradition de la mimésis, imitation de la réalité, définie par Aristote (La Poétique) et Platon (La République) [ … ]
L’Écriture réaliste vise à créer l’illusion référentielle, où la représentation littéraire fait mine de s’effacer derrière le réel représenté24 ». « Un roman, c’est un miroir que l’on promène le long d’un chemin », écrit Stendhal dans l’œuvre précédemment évoquée. Dans la foulée de la pensée de cet auteur, qui entrevoit le roman comme « reflet du monde », il est à penser que la période adolescente qu’illustrent les écrivains d’aujourd’hui est intrinsèquement liée à l’actualité. Comment est-il possible de faire évoluer sainement un personnage adolescent au coeur des enjeux sociétaux que connaissent les années 2000? En littérature contemporaine, la représentation du personnage adolescent métissé semble justement ouvrir la voie à une nouvelle éthique de la subjectivité. La stabilité ou le maintien de soi, jadis synonymes de pureté et d’authenticité, se voient maintenant détrônés par une mouvance et un éclatement des frontières : C’est un passage à l’autre, un mouvement transgressif de l’Un vers l’Autre, qui enfreint les lois du propre, franchit les frontières de la proprièté ou de l’individualité, pour aller audelà, toujours, du lieu d’où l’on vient et d’où l’on tire son identité, pour mieux défaire ce lien originaire et le renouer chaque fois en un nouveau destin, en un autre devenir qui est aussi un devenir autre. [ … ] une histoire, un destin ou un devenir qui ne s’inscrivent plus dans la belle continuité causale d’une mémoire unique ou homogène, mais qui réécrivent sa propre constitution comme sujet à partir de ses différentes confrontations avec l’altérité.
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Table des matières
REMERCiEMENTS
RÉSUMÉ
INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE 1- VERS UNE LITTÉRATURE DE L’HYBRIDITÉ
Les années soixante: une littérature en mutation
Pour un métissage littéraire
Les voix adolescentes
La ville, lieu d’entrechoquements linguistiques
Les échos d’une même voix chez deux générations
L’identité métisse
Nouveau regard sur le métissage
Adolescence et métissage : un mélange explosif?
CHAPITRE 11- LA VOIX DE L’ÉCRiVAIN
Le français et les hommes de lettres
Figure paternelle dans la littérature maghrébine d’expression française
La trahison par la langue de l’autre
L’instabilité du personnage adolescent.
CHAPITRE 111- UN LABYRINTHE DE VOIES
Écrire la ville
L’adolescence: un chemin parsemé d’interférences?
Deux générations: deux regards sur la terre natale
Marcher pour se construire
Le marcheur en contexte urbain
Jeunesse urbaine et technologie
Fuir pour se retrouver
CHAPITRE IV – REGARD SUR LA PARTIE CRÉATION
Les trois « V » (voix, voies et ville)
Construire sa vie, construire sa ville
Des langues sans écho
Une quête en cul-de-sac?
DEUXIÈME PARTIE Mon corps étranger (roman)
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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