Les matières organiques, ressources, déchets ou produits ?
La transformation des déchets en produits est souvent perçue comme une solution nouvelle pour favoriser le recyclage des matières organiques n’étant pas acceptées par l’agriculture en tant que déchets. Les divers processus de transformation (principalement le compostage) doivent améliorer les propriétés agronomiques des matières organiques et diminuer leurs impacts environnementaux et sanitaires. Les produits amendants et fertilisants qui en résultent auraient ainsi une meilleure acceptabilité auprès du monde agricole comme de l’ensemble des acteurs impliqués dans le recyclage. Si l’on considère que la « logique produit », reposant sur la normalisation des composts, constitue une réponse aux problèmes liés au statut de déchet, il nous faut avant tout poser la question : quels sont au juste les problèmes de l’épandage des matières organiques dans le cadre de la « logique déchet » ? Pour amener des éléments de réponse, nous allons reprendre ici l’histoire des déchets pour voir comment cette notion se construit et se répand. Mais plus que de retracer l’histoire des déchets en tant que catégorie socio-historique, nous cherchons à voir comment cette notion se construit par rapport au monde agricole appelé à participer à leur recyclage. Nous croiserons donc l’histoire des déchets à celle de l’agriculture et plus particulièrement de la fertilisation organique pour voir quel rôle y joue ce que l’on nomme aujourd’hui les déchets organiques. Cette histoire croisée nous montrera comment les matières organiques ont longtemps été utilisées comme des fertilisants agricoles. Ce n’est en effet qu’au tournant du 19ème et du 20ème siècle que la catégorie de déchet émerge à partir des villes pour désigner les résidus urbains. Nous verrons alors comment ces déchets exclus de la cité reviennent sur la place publique à travers leur prise en charge dans le cadre politique et institutionnel de l’environnement, séparé du monde agricole. Cela nous amènera finalement à replacer la problématique du recyclage agricole des déchets organiques dans une optique d’écologisation de l’agriculture.
De ressource à déchet : rupture entre ville et agriculture
Les déchets, une problématique urbaine
L’histoire des ordures est aussi vieille que celle de l’homme. Déjà les hommes préhistoriques étaient chassés de leurs cavernes par l’amoncellement des détritus qui jonchaient le sol et rendait les lieux inhabitables (Lhuilier et Cochin, 1999a). Mais l’accumulation de ces détritus ne constituait pas un problème pour ces populations nomades. La réutilisation des résidus organiques n’apparaît qu’avec la sédentarisation et les premières formes d’agriculture. L’entretien de la fertilité des sols a longtemps été un des éléments centraux, si ce n’est le moteur principal, des révolutions agricoles. Au néolithique, alors que la fertilité des terres cultivées en céréales était assurée par la technique de l’abattis-brûlis, les vergers et jardins de cases étaient déjà fertilisés grâce aux restes de repas, aux résidus de cultures ou aux déjections animales (Mazoyer et Roudart, 2002). Dans l’antiquité, le développement de la culture attelée et de la jachère permet de développer le pâturage et l’utilisation des déjections animales comme fertilisants pour les cultures céréalières. La Rome de l’antiquité connaissait déjà un système organisé de récupération des ordures ménagères par les cultivateurs (Silguy, 1996) et un Dieu était dédié au lien entre les excréments et la fumure des terres (Bertolini, 2006). Déjections animales et résidus organiques des activités humaines participent conjointement à la fertilisation des terres et au développement de l’agriculture. Pour la plupart des historiens, c’est au moyen âge que commence réellement l’histoire des déchets, au cœur des villes.
A cette période, l’utilisation des excréments animaux comme fertilisants se systématise (Mazoyer et Roudart, 2002). Avec l’apparition des étables, bergeries, écuries, … les animaux sont parqués durant l’hiver dans les villages. Le mélange des déjections et des litières donne naissance au fumier qui peut facilement être récolté dans les zones de parcage et acheminé vers les champs. Dans le même temps, les ordures qui s’accumulent dans des cités de plus en plus grandes et peuplées deviennent problématiques. Une première séparation apparaît alors entre les « résidus » produits dans les campagnes et ceux des villes, devenant des « déchets ».
« Dans les campagnes, le résidu est matière fertilisante ou nourricière : la fumure est essentiellement apportée par le recyclage des déjections animales et humaines, les ordures nourrissent les bêtes, ce qui brûle est source d’énergie … Intégré dans une économie rurale parcimonieuse, le reste fait retour dans le cycle écologique naturel. Or ce dernier est rompu par le développement des cités. La concentration des hommes et de leurs déchets dans un espace limité ouvre à une nouvelle lecture de l’histoire des immondices : entre une description apocalyptique du cloaque urbain et une quête de purification de la ville ». (Lhuilier et Cochin, 1999a, p.19).
D’un côté les résidus ruraux, avec au premier chef les déjections animales, sont réutilisés dans l’agriculture ; de l’autre les déchets urbains sont voués à l’élimination, la purification. Bien que les modes de vies propres au milieu rural tendent aujourd’hui à s’harmoniser avec ceux des urbains, Dominique Lhuilier et Yann Cochin (1999a) montrent que cette différence de conception des résidus se maintient partiellement dans notre période contemporaine. Cela semble tout particulièrement vrai concernant les matières organiques produites par les agriculteurs qui sont plus facilement recyclées : « les épluchures vont au compost, le papier dans la cheminée. On faisait déjà le tri depuis longtemps alors pour nous c’est plus simple que pour d’autres peut-être » .
Les déchets sont problématiques par leur accumulation et leur concentration dans un espace limité, et donc un problème urbain. Mais d’après Sabine Barles (2005) les résidus urbains ne deviennent véritablement des déchets, dans le sens où ils ne sont plus réutilisés, qu’au début du 20ème siècle. Au Moyen-Âge la problématique des déchets relève plutôt d’une lutte contre l’encombrement. « Il s’agit […] de repousser l’encombrement plus que de nettoyer. L’essentiel est de libérer des surfaces toujours menacées, évacuer le sol en transportant les déchets. » (Vigarello cité par Barbier, 1997, p.2). Cette perspective n’est pas incompatible avec une réutilisation agricole des « encombrants », alors essentiellement organiques. Bien qu’insistant sur la rupture entre la gestion écologique vertueuse des résidus dans les campagnes et la logique d’accumulation-élimination des déchets dans les villes, D. Lhuilier et Y. Cochin précisent tout de même qu’au Moyen-Âge « les résidus abandonnés étaient partiellement prélevés par les paysans en quête de matières fertilisantes ou engloutis par les animaux qui divaguaient dans les ruelles » (1999a, p.20). Tout au long de cette période une politique de collecte des déchets se met en place pour lutter contre l’accumulation des ordures. En 1539 un édit royal instaure un système mixte de gestion entre autorités publiques, habitants et compagnies privées. Les fosses d’aisance se développent tout au long des 16ème et 17ème siècles et avec elles la corporation des maîtres-vidangeurs chargés de la collecte des excréments et de leur orientation vers l’agriculture pour y être réutilisés comme engrais (Barbier, 1997). Au début du 17ème siècle, l’agronomie naissante sous l’impulsion d’Olivier de Serre reconnaît l’intérêt des déchets urbains dans la fertilisation des terres agricoles:
« Les immondices et les boues des rues, lorsqu’on les laisse reposer assez pour les décharger de tout ce qu’elles ont d’humidité, engraissent les terres ; on en voit l’expérience autour de Paris où les terres assez maigres par elles-mêmes deviennent très fécondes par le recours à ces amendements. » (Olivier de Serres, «le Mesnage des champs », cité par Silguy, 1996, p. 92).
Les déchets sont problématiques pour les citadins du fait qu’ils encombrent et salissent leurs villes mais pas nécessairement pour les agriculteurs qui y voient une ressource fertilisante intéressante. Mais ce n’est qu’avec la première révolution agricole des temps modernes, au tournant des 18ème et 19ème siècles, que le contrôle de la fertilisation par des apports extérieurs se répand en Europe, faisant naître une véritable demande agricole. Le principal mode de renouvellement de la fertilité du sol, qui consistait à le laisser au repos, est peu à peu abandonné au profit d’apports d’éléments nutritifs par des matières exogènes aux sols.
« Dans son principe, la première révolution agricole des temps modernes a précisément consisté à remplacer les jachères par des plantes sarclées fourragères et par des prairies artificielles, et à développer en conséquence l’élevage et la production de fumier ». (Mazoyer et Roudart, 2002, p.416).
Les effluents d’élevage étaient et restent encore aujourd’hui la principale source de fertilisation organique pour l’agriculture. Cependant l’élevage du bétail est considéré comme un « mal nécessaire » (Silguy, 1996). Les animaux ne sont pas élevés pour leur viande, peu consommée à l’époque. Ils servent principalement d’outil de travail et de source de fertilisant. Le fumier n’est pas toujours suffisant et le foin manque souvent l’hiver pour nourrir les bêtes. Dans la proximité des villes, les résidus organiques et minéraux urbains deviennent alors un élément de complément ou même de remplacement des fumiers, essentiels pour le développement de l’agriculture moderne (Barles, 2005). Grâce à l’utilisation généralisée des fumiers agricoles et des déchets urbains, cette révolution agricole permet un accroissement considérable des rendements. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’agriculture est en capacité de nourrir une population non agricole supérieure à la population agricole elle-même (Mazoyer et Roudart, 2002). Libérée de la nécessité de produire sa propre alimentation, cette main d’œuvre grandissante contribue à la petite industrie du Moyen-Âge qui entre alors dans la première révolution industrielle. Les industries et les villes vont fournir en retour à l’agriculture de précieux résidus fertilisants.
|
Table des matières
Introduction
PREMIERE PARTIE. VERS UNE APPROCHE PLURALISTE DES « FORMATS » DE VALORISATION AGRICOLE DES MATIERES ORGANIQUES
Chapitre 1. Les matières organiques, ressources, déchets ou produits ?
1.1 De ressource à déchet : rupture entre ville et agriculture
1.2 De « déchet-santé » à « déchet-environnement » : la valorisation agricole
1.3 L’écologisation de l’agriculture par les déchets
1.4 La « logique produit » : un nouveau référentiel de sécurité ?
Chapitre 2. Déployer les formes de valorisation à travers le programme ISARD
2.1 Vers une pluralité de formats de valorisation
2.2 Déployer le programme ISARD pour analyser le format « produit » dans la pluralité des formats
2.3 Les terrains, entre monographies et études de cas
Chapitre 3. Trois formats de valorisation, entre concurrence et ajustement : le cas de La Réunion
3.1 Suivre les filières de retour au sol des matières organiques dans différents mondes
3.2 Le format « déchet » ou la centralisation techniciste
3.3 Le format « ressource » ou le maintien des effluents dans une gestion de proximité
3.4 Le format « produit traditionnel » ou la standardisation des matières organiques industrielles
Conclusion de la première partie
DEUXIEME PARTIE. L’INTENSIFICATION ÉCOLOGIQUE DE L’AGRICULTURE PAR LA NORMALISATION DES PRODUITS « RECYCLES »
Chapitre 4. De nouvelles attentes sociales : l’intensification écologique de l’agriculture
4.1 De l’enrôlement des scientifiques dans le format « déchet », à leur attachement à la « logique produit »
4.2 De la multifonctionnalité à l’intensification écologique : la production comme finalité
4.3 ISARD, l’intégration des matières et des acteurs dans une « logique produit »
Chapitre 5. La normalisation industrielle comme mode de garantie
5.1 La norme comme dispositif d’agro-éco-industrialisation des matières organiques
5.2 La valorisation par les normes : nouveau référentiel des politiques publiques
5.3 Le format « produit recyclé » mis en œuvre à travers l’écologie territoriale : le cas de Versailles
Chapitre 6. Les coopératives agricoles comme opérateurs de conversion
6.1 Les modalités de conversion de l’agriculture conventionnelle
6.2 Les attachements des agriculteurs au format « produit recyclé »
6.3 Composer des engrais organiques, recomposer les mondes
Conclusion de la deuxième partie
TROISIEME PARTIE. LA DIFFUSION DU FORMAT « PRODUIT RECYCLE » : LIMITES ET IMPACTS
Chapitre 7. De déchet à produit, la perte de contrôle pour une partie du monde agricole
7.1 Une série de déplacements à l’encontre du monde agricole
7.2 Les Chambres d’agriculture : des « missions de valorisation » aux « organismes indépendants »
Chapitre 8. De ressource à produit, la déconnexion entre producteurs et consommateurs
8.1 La déconnexion entre matières et acteurs : le cas du fumier de cheval à Versailles
8.2 La déconnexion entre matières et territoires : le cas des effluents de Salazie (La Réunion)
Chapitre 9. Majunga : un modèle unique pour une pluralité de mondes agricoles ?
9.1 Vers la coexistence territoriale d’une pluralité de mondes agricoles ?
9.2 Le compostage des déchets urbains de Majunga pour assainir la ville
9.3 Le déplacement des utilisateurs de matières organiques : de l’agriculture familiale à l’agro-industrie de firme
9.4 La captation du gisement de matières organiques au détriment des acteurs du format « ressource »
Conclusion générale
Bibliographie