VERS L’EXTASE FIGURATIVE DU CANTIQUE
LE DISCOURS MYSTIQUE : VERS l’EXTASE FIGURATIVE DU CANTIQUE
Le paradoxe à l’origine du discours mystique […] le mystique fait de tous ces « phénomènes » psychologiques ou physiques le moyen d’épeler un « indicible ». Il parle ainsi de « quelque chose » qui ne peut plus se dire vraiment avec des mots. Il procède donc à une description qui parcourt des « sensations » et qui permet ainsi de mesurer la distance entre l’emploi commun de ces mots et la vérité que son expérience l’amène à leur donner. Ce décalage de sens, indicible dans le langage verbal, peut être rendu visible par le contre-point continu de l’extraordinaire psychomatique. (DE CERTEAU, 1989 : 1033) […] je, toujours présent, ne se constitue qu’en face de toi, sans cesse absent. (BARTHES, 1977 : 19) Etymologiquement, le terme « mystique » (du lat. mysticus et du gr. mustikos) renvoie à ce qui est « relatif aux mystères » et plus précisément à une croyance se rapportant au domaine religieux. L’origine grecque du mot, muo, qui signifie « se fermer », « se taire »,
évoque le paradoxe à l’origine de tout discours mystique,- c’est-à-dire le témoignage secret d’une expérience « du divin », celui de la révélation d’un mystère initiatique qui, étymologiquement du moins, devait rester silencieux. Par glissement de sens, on peut déduire que « mystique » correspond globalement à un secret qu’il faut tenir silencieux, parce que réservé aux initiés : « Le » myste » est celui que l’on initie au » mystère « , de musterion, qui désignait chez les Grecs les cultes secrets par lesquels on tentait d’accéder au salut. » (JOSSUA, 1996 : 14). Le premier initié, c’est le scripteur, celui-là même qui par l’acte scriptural se met en position de « témoigner », tâchant de transposer dans un discours l’expérience qu’il a vécue et le message qu’il a reçu. La prise de parole par ce locuteur-témoin, c’est-à-dire celui qui peut certifier quelque chose, affirmer une croyance et attester une vérité (en position de « révéler »), vise à rompre le silence, à représenter cette expérience et à révéler ce qu’il considère être comme un mystère de Dieu. Détenteur d’un secret, dont la connaissance pourrait « conduire » au salut, il entend bien le partager avec son lecteur idéal, ce « tu » explicite ou sous-entendu, la plupart du temps un confrère religieux : Très souvent, les textes des mystiques sont nés dans un cadre rigide, celui des monastères et des couvents, afin de donner des conseils aux autres religieux ou moniales qui pénétraient dans cette voie. […] Ces textes étaient écrits pour un public très élitaire; ils présupposaient la vie monastique et la clôture envers le monde. (CORNUZ, 2001 : 36) Dès le départ, nous pouvons donc considérer le fait que le mystique, dans son témoignage, s’adresse essentiellement aux « âmes » susceptibles de suivre sa voie.
Ce premier chapitre permettra de circonscrire le discours mystique à travers ses constituants essentiels. Il fera principalement la recension des modalités discursives qui lui sont spécifiques, modalités qui dans le cas de Dina Bélanger sont commandées par l’expression du désir d’Union d’une « âme consacrée » à qui on a ordonné d’écrire. Ce désir lié à un écrit qui saurait raconter « parfaitement » alimenterait la discursivité, même si souvent ce qui doit être dit relève de l’indicible, du silence. C’est en fait ce paradoxe, c’est-à-dire celui d’énoncer une Parole divine dans un cadre scriptural qui ne peut qu’être humain, qui nous permettra de nous interroger sur ce que Vuarnet (1980) définit comme l’extase narrative : une façon d’organiser le discours afin de « mettre en scène » la Parole intérieure, puis sur ce que nous définirons comme l’extase figurative : un hiatus, une absence insurmontable, entre cette Parole et sa figurativisation dans le discours. Si l’extase narrative (au niveau discursif) nous aide à comprendre la dynamique par laquelle une narratrice tente de communiquer la Parole, l’extase figurative (au niveau des unités rhétoriques) permet de nous interroger sur la portée réferentielle de cette Parole (son « ouverture ») qui, dans le présent cas, ne peut relever que de la transcendance. La représentation d’une union spirituelle, que la littérature mystico-intime tend à décrire, et l’actualisation d’une Union à Jésus, cette concrétisation langagière permettant « d’épeler un indicible », peuvent donc être apparentées à l’extase, soit narrative ou figurative, de par le vide « jouissif » qui les particularise.
Les cinq parties de ce chapitre favoriseront une meilleure compréhension des différentes contraintes qui sont souvent opérantes dans renonciation d’un discours intimiste écrit pour justifier une commande. C’est ainsi que l’acte d’obéissance (point 2) du mystique face à son supérieur qui a ordonné l’écrit, qui reconnait donc en lui un modèle dont il faut conserver des traces posthumes, motive un écrit intime (point 3) par lequel ledit modèle devra adéquatement raconter l’itinéraire héroïque de son âme au service de Dieu (point 4). L’analyse des composantes nécessaires à lafigurativisation de l’Union (point 5), qui alimente la vie contemplative du mystique et qu’il doit nécessairement verbaliser (ils’agit d’une écriture), nous amènera ensuite à revenir sur ce que nous entendons par « extase narrative » et « extase figurative » (point 6). Nous illustrerons parallèlement notre propos à partir du Cantique de Dina Bélanger. Déjà, cela nous permettra d’en baliser certaines composantes discursives.
Écrire : un acte d’obéissance
Tant Marguerite-Marie (1647-1690) et Thérèse de Lisieux (1873-1897) que Dina Bélanger (1897-1929) ont écrit leur autobiographie pour répondre à une exigence venue « d’en haut », c’est-à-dire imposée par la supérieure de leur communauté. Il est légitime de se demander ce qui, à l’origine, justifie ce type de commande ; d’autant plus que « l’effervescence » intérieure de Dina Bélanger n’a été révélée qu’après sa mort. Est-ce que l’injonction imposée à la religieuse anticipe d’office la lecture qu’on pourrait éventuellement faire du manuscrit ? Et si c’est le cas, à quoi l’écrit devrait-il servir? Ainsi, c’est par soumission à une autorité qu’un sujet scripteur, qui sans être un écrivain est plutôt un auteur d’occasion, viendra inscrire le témoignage de son expérience de Dieu à travers les différents lieux de son itinéraire biographique. La référence à cet acte comme en étant un d’obéissance constitue d’ailleurs l’incipit des trois œuvres suivantes : C’est à vous, ma Mère chérie, à vous qui êtes deux fois ma Mère, que je viens confier l’histoire de mon âme… Le jour où vous m’avez demandé de le faire, il me semblait que cela dissiperait mon cœur en l’occupant de lui-même […] (SAINTE THÉRÈSE DE L’ENFANT JÉSUS, 1957 : 19) C’est donc pour l’amour de vous seul, ô mon Dieu, que je me soumets d’écrire ceci par obéissance, en vous demandant pardon de la résistance que j’y ai faite. (SAINTE MARGUERITE MARIE, 1993 : 23); Ô Jésus, je t’ai promis de ne plus penser au passé afin de m’occuper de toi seul, dans le moment présent, et voilà que l’obéissance m’oblige à revivre ces jours d’autrefois que je croyais morts ici-bas. (BÉLANGER, 1995 : 39) Issu d’une commande sociale, plus précisément d’une commande imposée par la supérieure d’une communauté, le texte mystique ne peut ultimement que retourner à cette supérieure et à sa communauté ; il est destiné à une lecture édifiante de la part d’un lectorat qui saura reconnaître en l’énonciatrice, exactement comme l’a fait la supérieure en commandant l’écrit, un modèle. Le désir de reproduire « le même » vient ici expliquer non seulement une thématique mais aussi un mode de fonctionnement propre à ce type de discours épidictique : le fait que l’héroïne du Cantique désire que Jésus se reproduise en elle (BÉLANGER, 1995 : 304) et qu’elle choisisse d’imiter ce dernier pour « construire » (rendre vraisemblable) cette possibilité lui donnent l’opportunité de se présenter elle-même comme un modèle à imiter, un prototype que les âmes consacrées (ses lecteurs) devraient tout autant reproduire : « II faut qu’on puisse lire en moi nos saintes Règles » {Ibid., p. 13216). Les théologiens ont d’ailleurs abondamment commenté cet aspect : Son Autobiographie, écrite sur la demande de ses Supérieures est un colloque intérieur avec le Christ dont elle épouse les desseins de rédemption pour notre monde, spécialement pour les prêtres et les consacrés. (BOUCHER, 1995 : 58); […] il nous faut être, comme elle, « d’autres Christ », devenir des instruments transparents de sa présence et de son action. (POULIN, 1988 : 37) ; La jeune religieuse enseigne à ces personnes consacrées à Dieu, comme aussi aux personnes du monde, la pratique de l’apostolat de la souffrance. (Camille Roy) (CRENIER, 1934a : XIX) ; Lisons la vie de Marie Sainte-Cécile de Rome et nous le verrons par ses exemples qui peuvent être suivis par tous les prêtres, tous les religieux et toutes les religieuses, car ils consistent surtout dans une attitude d’âme et des dispositions intérieures qui conviennent à tous. {Ibid., p. XXIV). La dimension sociale de l’écrit mystique est d’ailleurs confirmée par Michel de Certeau: « Le langage mystique est un langage social. Aussi chaque » illuminé » est-il reconduit au groupe, porté vers l’avenir, inscrit dans une histoire. Pour lui, « faire place » à l’Autre, c’est Comme nous référerons principalement au texte de Dina durant cette thèse, nous n’inscrirons pas « Ibid. » à chaque occurrence. Question d’alléger, quand il n’y aura aucune ambigûité possible, et parce tous les extraits cités proviennent d’une seule et unique œuvre, nous nous contenterons d’inscrire le numéro de la page après la citation.
faire place à d’autres. » (DE CERTEAU, 1989 : 1035) De Certeau réfère non seulement à la fonction sociologisante du langage mystique, mais aussi au dessein éducatif qui y est exploité, notamment à cause de sa nature épidictique : le «je» qui a été choisi enseigne une voie à suivre qui devrait idéalement être pratiquée en dehors du discours. Pour que le mystique puisse constituer un modèle pour ses semblables, afin d’obéir parfaitement au supérieur qui l’a « reconnu », il se doit de trouver les moyens efficaces qui l’afficheront comme tel dans l’écrit. Autrement dit, il a à construire sa crédibilité face à l’autorité et, en aucun cas, il ne doit la décevoir. Un savant mélange de reconnaissance de lieux communs, utiles pour favoriser l’émergence d’un sentiment de proximité, et d’étrangeté, éruption de « l’extraordinaire » au cœur d’un quotidien qui ressemble au sien, pourrait non seulement encourager le développement d’un sentiment admiratif, mais serait également apte à encourager le lecteur à cautionner ce modèle. Par exemple, et dans un premier temps, Dina Bélanger suscite la reconnaissance en présentant certaines caractéristiques qui devraient la rendre « semblable », donc familière, à son lecteur : sa vocation (« Durant les vacances, dans l’été, mes désirs de vie religieuse s’accentuèrent fortement.», BÉLANGER, 1995 :
67), ses défauts humains à corriger (« l’habitude de perdre patience à propos de tout et pour des riens quand j’étais seule.», p. 62) et les descriptions qu’elle fait de sa vie quotidienne (« II est à remarquer que mes supérieures m’envoyaient pour enseigner là [à Saint-Michel] jusqu’à la fin de l’année scolaire, en juin. », p. 187) sont autant d’éléments qui favorisent l’établissement de lieux communs. Dans un deuxième temps, l’énonciatrice pourra aussi décrire l’étrangeté qui la particularise; en ce sens, son amour passionnel («Jésus commença ainsi à me brûler de ses flammes d’amour. […] Ces grandes faveurs me détruisaient moi-même de plus en plus. », p. 108), ses visions intérieures («le bon Maître prit mon pauvre cœur, s’en empara, à la façon dont on enlève un objet de quelque endroit […]», p. 123), son obéissance absolue («l’obéissance était ma règle du plus parfait », p. 198) et les règles religieuses qu’elle s’impose pour devenir sainte (« Ma petite épouse, me dit-il, console-moi. Veux-tu, toujours par ma très sainte Mère, me donner le jeudi pour les âmes consacrées? », p. 313-314) lui accordent une dimension héroïque qui sort de l’ordinaire. Les lieux communs imposent un cadre réaliste duquel se détachent les particularités faisant de la narratrice un être extraordinaire. C’est par devoir d’humilité, semble-t-il, que le mystique tâche de décrire ses vertus et de raconter ses exploits à un lectorat qu’il se permet d’éduquer, auquel il doit aussi enseigner la voie à suivre pour viser la perfection. Chez Dina Bélanger, ce désir de sainteté (nous y reviendrons abondamment dans le chapitre suivant), la narratrice s’en fait un véritable devoir : «je n’ai qu’un devoir —et un devoir très impérieux : devenir sainte. » (p. 41) Dans ce mouvement où une commande justifie l’écrit, on saisit bien la dynamique qui s’installe : le devoir « obligé » légitime renonciation d’un récit évoquant l’itinéraire d’un locuteur vertueux qu’une communauté souhaite faire reconnaître (1) à un lectorat qui pourrait éventuellement soit répéter l’expérience (2) (en mettant en pratique un enseignement) ou carrément canoniser le dit locuteur (3) en validant l’Union, ce qui ne pourrait qu’être valorisant pour toute la communauté. Il ne faut pas oublier que le premier lectorat du Cantique de Dina sera avant tout constitué des religieuses qui l’entourent. Sans texte à lire, il n’y aurait donc pas de modèle pour les sœurs: la commande de la supérieure, qui a flairé en sa « fille » de la graine de sainteté, ne s’entend pas autrement.
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Table des matières
RÉSUMÉ
REMERCIEMENTS
TABLE DES MATIÈRES
LISTE DES TABLEAUX
LISTE DES PHOTOGRAPHIES
INTRODUCTION
1. Présentation
2. Le discours mystique : une « Union » à communiquer
3. L’autobiographie mystique
3.1 L’autobiographie et Y ethos
3.2 « L’écrit mystique » : entre la croyance et la foi
4. L’autobiographie mystique de Dina Bélanger
4.1 Présentation du texte
4.2 L’édification du lecteur
4.3 Le Cantique : un discours épidictique
5. Pertinence du travail
5.1 La lecture théologique du texte
5.2 Une amorce de lecture littéraire
6. Hypothèse de recherche
7. Une démarche en trois parties
8. Méthodologie
CHAPITRE I : VERS L’EXTASE FIGURATIVE DU CANTIQUE
1. Le paradoxe à l’origine du discours mystique
2. Écrire : un acte d’obéissance
3. La création d’un espace commun via la voi(e)x de l’intimité
3.1 L’utilisation d’un lexique intimiste
3.2 L’intimité des mystiques
3.3 Des procédés qui interpellent le lecteur
4. La thématique de l’héroïcité
4.1 Les quatre étapes d’un itinéraire mystique
4.2 Des saints martyrs comme modèles
4.3 La mortification par les mots
5. L’union passionnelle
5.1 Précisions sur l’Union
6. Entre l’extase narrative et l’extase figurative
6.1 L’extase narrative
6.2 L’énonciation de la Parole de Dieu
6.3 L’extase figurative
7. Conclusion
CHAPITRE II : LE CANTIQUE : VERS LA POETISATION DE L’ÉCRIT
1. Introduction
2. Phase 1 : « INTRODUCTION. LOUES SOIENT A JAMAIS JÉSUS ET MARIE!»
2.1 Premier paragraphe : thématisation de F écriture
2.2 Deuxième paragraphe : évocation du portrait de la narratrice
2.3 Troisième paragraphe : conscientisation d’une mission
2.4 Quatrième paragraphe : la Vierge comme intermédiaire
3. Phase 2 : Prédestination à la sainteté (chapitres I à XIX,
3.1 Les quatre parties constitutives de la phase2
3.1.1 Une enfant prédestinée
3.1.2 Un apprentissage servant les compétences musicales
3.1.3 Une identification à Jésus (postulat et noviciat)
3.1.4 La substitution
4. Phase 3 : La nécessité du poétique (chapitres XX-XLVIpp. 193-391)
4.1 Premier volet : « Abandon »
4.1.1 Énonciation d’un problème
4.1.2 Descente en enfer
4.1.3 Renaissance
4.1.4 Mode éternité
, 4.2 Second volet : le Message
4.2.1 Spiritualisation de l’écrit (XXII et XXIII)
4.2.2 Libération du sens (XXIV-XXX)
4.2.3 Construction du récepteur (XXXI-XXXIX)
4.2.4 Message affirmé (XL-XLVI)
4.3 Conclusion
5. Conclusion
CHAPITRE III : ECHOS PARATEXTUELS
1. Introduction
2. Sainteté et paratexte
5.1 Paratexte de la première édition
5.2 Paratexte de l’édition de 1995
3. Conclusion
CONCLUSION
1. Introduction
2. Synthèse
3. La Parole écrite
4. Le mot de la fin
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXE
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