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Pluri- ou inter- disciplinarité: vers une science de la soutenabilité
La première étape pour réaliser une science de l’intégration est de lancer des travaux transversaux. Ce travail peut être envisagé de différentes manières (Morin, 1994).
La première est de considérer que chaque scientifique travaille sur une question commune mais dans son domaine de compétence. C’est la démarche adoptée par la plupart des livres et des programmes de recherche qui souhaitent proposer des approches transversales sur la iodiversité58. Chaque scientifique utilise ses concepts et ses méthodes sans se soucier du point de vue des autres disciplines impliquées dans le programme transversal. Une fois ses travaux réalisés, il les présente au collectif de chercheurs investis dans le projet. Cette perspective est la perspective pluridisciplinaire. On découpe le programme de manière analytique, discipline par discipline, sous-question par sous-question, et on met tout en commun à la fin du programme de manière à donner un tableau d’ensemble concernant la question initiale. Il n’y a pas réellement besoin de se comprendre puisque chacun reste dans son domaine de compétence et travaille de manière parallèle. Les sphères disciplinaires sont respectées et les représentants des différentes disciplines n’ont pas de véritable légitimité à intervenir dans celles de leurs voisins. Il n’est pas nécessaire de créer un langage commun puisqu’il y a très peu d’interactions entre les participants.
Il y a donc très peu de coûts de transaction entre les différentes parties puisque l’ensemble des disciplines – qui représentent autant de communautés de pratique – ne travaillent ensemble que lors des restitutions et n’entretiennent pas d’interactions entre elles. Il n’y a pas besoin dans ce cas de créer une communauté d’intérêt et le processus transversal est assez simple à réaliser.
Le problème est que cette démarche engendre de nombreuses difficultés. Tout d’abord, les spécialistes des différentes disciplines ne s’intéressent pas vraiment aux autres recherches menées dans le projet, ou alors de manière superficielle lorsque celles-ci auront un intérêt pour leurs propres recherches. Ce désintérêt est souvent lié à un manque de connaissances sur la discipline, sur le vocabulaire utilisé, sur la méthode adoptée, mais surtout sur la portée de ces recherches. Plus les présentations des autres disciplines seront « spécialisées » et « verbeuses », plus le désintérêt risquera d’être grand car les résultats seront difficilement appropriables par les autres disciplines. Un deuxième problème engendré par cette démarche est qu’il est souvent très difficile de fournir, à partir d’un tel programme, une synthèse ayant une portée opérationnelle pour les décideurs. Il lui sera souvent préféré un rapport exhaustif et volumineux permettant de respecter la richesse des travaux menés. Cette tendance encyclopédique n’est pas en accord avec les besoins de signaux simples pour les décideurs.
Enfin, et c’est peut-être là le principal problème, il existe un manque d’intégration dans ce type de projet. En effet, les résultats des travaux réalisés par les différentes disciplines risquent, s’ils ne sont pas articulés de manière cohérente, d’être une source de confusion pour les utilisateurs des rapports du fait d’échelles temporelles, spatiales et mêmes symboliques hétérogènes (concernant les unités d’équivalence et les paramètres clés). Cela peut être une source de tensions et même de contradictions entre les résultats, en particulier dans les grandes organisations internationales qui ont segmenté leurs divisions ou leurs départements dans un objectif de rationalisation du traitement des problèmes. A titre d’exemple, comme le souligne les travaux de l’Institution Inter-Américaine de Coopération Agricole à propos des recommandations de la Banque Mondiale (Reed, 1999, p.19) : « alors qu’on crée d’un côté des incitations au développement des exportations et à l’exploitation plus intensive des ressources naturelles, on prône d’autre part des nouvelles politiques en faveur de la conservation de l’environnement et de ces mêmes ressources naturelles ». Cela est simplement dû à un manque de mise en cohérence préalable des expertises réalisées dans les divisions du développement et de l’environnement de cette organisation.
En fait, ces travaux menés parallèlement nécessite un lourd travail de mise en cohérence expost.
Ce dernier est parfois impossible tant les travaux ont été menés à des échelles différentes. L’approche pluridisciplinaire offre ainsi un outil méthodologique assez pauvre pour réaliser des travaux transversaux intégratifs et ne permet pas de mettre en commun des savoirs dispersés.
Ceci explique pourquoi des scientifiques insistent sur la nécessité de l’émergence d’une théorie de l’intégration – « inclusive theory » (Yorque et al., 2002). La « science de la soutenabilité » est une référence directe à cette théorie de l’intégration. Elle abandonne toute référence disciplinaire au profit d’un domaine d’étude qui est la soutenabilité ou la durabilité.
Le terme de « science de la soutenabilité »59 a été créé par le Conseil de la Recherche National Américain (National Research Council, 1999) dans l’objectif spécifique d’imaginer un espace de réflexion concernant les interactions entre les dynamiques sociales et les dynamiques écologiques. Elle souhaite accorder une importance égale à la manière dont les dynamiques écologiques ont un impact sur les questions sociales et à la manière dont les dynamiques sociales ont un impact sur les questions écologiques (Clark et Dickson, 2003).
Mettre en place une science de la soutenabilité nécessite d’adopter une approche interdisciplinaire. Dans ce cadre, les scientifiques travaillent ensemble pour résoudre un problème commun. Les interactions entre les représentants des différentes disciplines sont obligatoires puisqu’ils doivent définir collectivement les objectifs du programme, les échelles de référence, les protocoles, les paramètres clés à étudier, les différentes étapes à suivre, etc. Il est donc nécessaire de construire une communauté d’intérêt concernant une question ou un problème, pour parvenir à réaliser un tel travail, c’est-à-dire commencer par réduire les coûts de transaction entre les participants. En effet, dans un tel processus, les représentations, intérêts et préférences vont entrer en conflit et chaque participant va devoir accepter de perdre une partie de ses espaces de liberté. En fait, mettre en place des travaux véritablement interdisciplinaires, qui permettent de développer des informations intégrées, synthétiques et parlantes, nécessite pour les participants de relâcher leurs hypothèses de scientificité issues de leurs disciplines respectives, pour se concentrer sur des critères génériques tels que le critère de réfutation ou celui de justice. Les représentants des différentes disciplines doivent aussi accepter que leurs savoirs et leurs études ne soient pas totalement représentés dans les travaux interdisciplinaires qui n’auront retenu que le strict minimum nécessaire au traitement de la problématique.
Il s’agit là du prix à payer pour avoir un véritable processus interactif permettant de développer un outil réellement intégré. C’est pourquoi les participants à de tels projets doivent faire preuve d’une volonté d’ouverture sur les autres disciplines, d’une disposition pour la discussion et l’échange, de capacités pédagogiques importantes, de manière à créer une atmosphère propice à un travail transversal nécessitant un investissement argumentaire important. Eluder ces questions « humaines » qui peuvent apparaître « non scientifiques », c’est prendre le risque d’engager le processus dans une succession de conflits qui conduira inexorablement à des blocages.
C’est pourquoi il faut considérer les travaux interdisciplinaires comme de véritables processus sociaux impliquant : la prise en compte de rapports de force fondés sur des statuts spécifiques et des asymétries d’information ; le respect de principes de justice lors des débats ; l’utilisation d’outils de médiation qui facilitent les négociations et permettent de créer un langage commun. Mais il faut surtout avoir recours à un médiateur qui va offrir aux travaux interdisciplinaires leur caractère objectif en veillant à ce que les principes de justice à la base du processus soient respectés. En effet, l’interdisciplinarité n’a aucun sens si elle se traduit par la domination de l’opinion d’une discipline sur les autres.
L’approche interdisciplinaire n’empêche cependant pas l’existence de domaines de compétence. Ainsi, en ce qui concerne la question de la conservation de la biodiversité, de nombreux points ne peuvent être traités que par des biologistes : l’évaluation des crises d’extinction, la viabilité des dynamiques de population, les réponses adaptatives des populations aux pressions… D’autres seront traités par les sciences sociales : la création de revenus, la répartition des bénéfices liés à la conservation des écosystèmes, les problèmes fonciers, la question des représentations et des conflits… Cependant, toutes les questions doivent donner lieu à des mises en commun et souligner les interdépendances qui existent entre les dynamiques sociales et les dynamiques écologiques.
La complexité offre le langage commun à partir duquel il est possible de penser l’interdisciplinarité. La complexité est liée au nombre de relations de dépendance qui existent entre les éléments d’un système (Levin, 1998). Cette quantité de relations interdit les liens de causalité univoques. Elle interdit aussi de considérer le tout comme la somme des parties ou comme le représentant de ces parties. C’est pourquoi il n’est pas possible de se référer à des moyennes nationales pour représenter des situations locales ou de généraliser des résultats locaux pour expliquer des dynamiques macro.
Dans un système complexe, la stabilité est toujours considérée comme une situation exceptionnelle. Les variabilités ne sont pas source de désordre car la complexité des interactions au sein des écosystèmes permet une adaptation permanente du système à partir de processus d’auto-organisation et de boucles de rétroaction (Barbault, 1997).
En interagissant, les individus construisent leurs institutions et leurs représentations qui, par un effet de rétroaction, influe aussi sur les interactions sociales. De la même manière, les individus des populations animales structurent le milieu dans lequel ils évoluent à partir de relations intra et interspécifiques, et ce milieu leur crée des contraintes environnementales.
Il existe trois principes essentiels pour appréhender la complexité (Morin, 1996, p.254) : le principe de boucle rétroactive et auto-productive – qui caractérise la dynamique du système ; le principe hologrammatique, en tant que l’environnement naturel et social est présent dans tout individu – qui renvoie à la question de la perception ; le principe dialogique qui présuppose que le conflit est inhérent aux systèmes complexes et à l’origine de leurs dynamiques.
Il est par ailleurs nécessaire de trouver les échelles d’équivalence qui permettent d’intégrer les systèmes sociaux, écologiques et symboliques dans le but de proposer un système d’évaluation intégré cohérent.
La question de l’échelle spatiale de référence à laquelle la complexité doit être prise en compte dépend de la problématique à traiter. Deux échelles ressortent particulièrement pour la question de la biodiversité : l’écosystème et la biosphère60. Plusieurs raisons poussent à adopter l’échelle écosystémique comme échelle de référence. Des raisons théoriques tout d’abord, car l’écosystème représente une entité géographique relativement homogène – même si elle peut être de taille très variable – définie à partir des interactions existant entre les êtres vivants – parmi lesquels l’homme a aujourd’hui une place centrale – et leur environnement.
Des raisons pratiques ensuite, car il s’agit d’une échelle à partir de laquelle il est relativement aisé de décrire les dynamiques naturelles et sociales, les différentes représentations des ressources, les usages et leurs effets ou les relations sociales qui s’y rapportent. Ces différents éléments peuvent faciliter les processus participatifs, la mobilisation des connaissances et des expériences locales, comme nous l’avons expliqué plus haut. Des raisons institutionnelles enfin, puisque c’est l’approche écosystèmique qui est celle retenue par le Millenium Ecosystem Assessment, la Convention sur la Diversité Biologique et le programme Man And Biosphere de l’UNESCO.
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
PARTIE 1 : QUELS INDICATEURS POUR LA GESTION DE LA BIODIVERSITE ?
CHAPITRE 1 : INDICATEURS DE BIODIVERSITE ET INDICATEURS D’INTERACTIONS
Section 1 : Les indicateurs de biodiversité
a- Le taux d’extinction de la biodiversité
b- Petit historique institutionnel des indicateurs de biodiversité
c- Les indicateurs de biodiversité : des indicateurs à paramètre unique aux indicateurs composites
d- Les indicateurs fondés sur des regroupements taxonomiques : application au cas des oiseaux
Section 2 : Les indicateurs d’interactions société-nature
a- Quelques indicateurs écolo-centrés
b- Les indicateurs d’interactions utilisés dans le cadre de la comptabilité nationale
c- Les services écosystémiques
d- Les indicateurs de gestion des interactions société-nature
CHAPITRE 2 : LA CO-GESTION ADAPTATIVE DE LA BIODIVERSITE
Section 1 : Processus de décision et processus d’apprentissage collectif
a- Quelle théorie de la décision : vers une théorie évolutionniste de la décision en termes de cycles adaptatifs
b- La mise en commun des perceptions pour produire des connaissances collectives
c- Interdépendances des niveaux de décision, coûts de transaction et contexte social
Section 2 : La démocratie technique pour répondre aux objectifs de la co-gestion adaptative
a- Coûts de transaction et co-gestion adaptative de la biodiversité
b- L’origine des frontières entre disciplines
c- Pluri- ou inter- disciplinarité: vers une science de la soutenabilité
d- Un apprentissage social à partir d’une démocratie technique
PARTIE 2 : VERS DE NOUVELLES METHODES DE CONSTRUCTION D’INDICATEURS D’INTERACTION POUR LA CO-GESTION ADAPTATIVE DE LA BIODIVERSITE
CHAPITRE 3 : DES OUTILS POUR UNE CO-GESTION ADAPTATIVE DE LA BIODIVERSITE : DES INDICATEURS, DES MODELES ET DES DONNEES
Section 1 : Quels indicateurs pour la gestion adaptative de la biodiversité ?
a- Classification des indicateurs
b- Evaluation de la qualité des indicateurs : une question d’arbitrage
c- Demande d’indicateurs et co-construction
d- Adapter les indicateurs aux perceptions pour faciliter les comportements adaptatifs
e- L’offre d’indicateurs : la tension entre la dimension constructiviste des indicateurs et le besoin de réalisme pour les utilisateurs
Section 2 : Quels modèles exploratoires pour articuler des indicateurs qui fassent sens auprès d’acteurs hétérogènes ?
a- Les modèles d’interactions société-nature : contexte
b- Evaluation des modèles d’interactions société-nature existants
c- Les SMA comme outils de co-gestion adaptative
d- La modélisation d’accompagnement et son évaluation
Section 3 : Quelles données pour nourrir les indicateurs ?
a- Les données et les observatoires pour le développement d’indicateurs de biodiversité : une question de coûts
b- La production de données sur la biodiversité à partir de la valorisation des savoirs locaux : l’exemple du programme de Suivi Temporel des Oiseaux Communs (STOC)
c- Evaluation du succès des indicateurs issus du programme STOC
CHAPITRE 4 : IDENTIFICATION D’INDICATEURS D’INTERACTIONS A PARTIR DE LA COCONSTRUCTION D’UN MODELE MULTI-AGENTS POUR LA GESTION DE LA BIODIVERSITE DANS LES RESERVES DE BIOSPHERE FRANÇAISES : L’EXEMPLE D’OUESSANT
Section 1 : Dynamiques d’interactions société-nature et coûts de transaction sur l’île d’Ouessant
a- Les changements actuels sur l’île d’Ouessant et leurs effets sur la biodiversité : pertinence des indicateurs PER ?
b- Perceptions des dynamiques et coûts de transaction sur l’île
c- Comment des nouveaux éleveurs ont su réduire les coûts de transaction en vue de réorganiser les pratiques agro-pastorales sur l’île
Section 2 : La co-construction d’un système multi-agents pour la mise en place d’indicateurs d’interactions
a- La co-construction d’un SMA pour réduire les coûts de transaction et créer une communauté d’intérêt autour de la question de l’enfrichement
b- Les indicateurs d’interactions et le modèle SMA
c- Analyse du processus de co-construction : les rapports de pouvoir, les biais et le médiateur
d- Quelques indicateurs pour évaluer le processus de coconstruction
CHAPITRE 5 : LA CO-CONSTRUCTION D’INDICATEURS D’INTERACTIONS DANS QUATRE RESERVES DE BIOSPHERE D’AFRIQUE DE L’OUEST
Section 1 : La co-construction d’indicateurs d’interactions
a- Histoire du programme de co-construction des indicateurs d’interactions
b- Le processus de co-construction dans les réserves de biosphère
c- Le contexte des réserves de biosphère d’Afrique de l’Ouest : pertinence des indicateurs PER ?
d- Développement et évaluation d’indicateurs d’interactions centrés sur les usages des ressources renouvelables
Section 2 : Indicateurs d’interactions et outils de médiation : la pertinence des jeux de rôle
a- Interactions entre exploitation des bananeraies et conservation de la biodiversité dans la Réserve de Biosphère du Niokolo Koba : quelques indicateurs clés
b- Pour anticiper les évolutions et créer une dynamique d’apprentissage collectif : l’utilisation des indicateurs d’interactions à partir d’un jeu de rôle
c- Evaluation du processus de co-construction dans les réserves de biosphère d’Afrique de l’Ouest
CONCLUSION GENERALE
BIBLIOGRAPHIE
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