Verbaliser son intériorité : état mental, état physique
Les pièces choisies pour constituer le corpus portent un regard féministe sur la maternité et mettent en avant l’impact des normes genrées dans les rôles parentaux. On voit ainsi que les femmes portent majoritairement les rôles parentaux. Pour mettre en exergue ces pressions et responsabilités qui pèsent sur les mères, ce sont les personnages de mère qui dévoilent leur intériorité, dont nous connaissons l’état physique, en lien avec leur maternité, ainsi que leur état mental, qu’elles partagent plus facilement avec d’autres femmes qu’avec leur conjoint. La verbalisation de cette intériorité constitue l’objet d’analyse principal de notre première partie.
La place prise par la parole de ces personnages de mère diffère selon les choix dramaturgiques de chaque pièce. En effet, grâce à des dispositifs dramaturgiques qui fonctionnent comme les hauts parleurs de leurs voix, leurs paroles se déploient. La narration dans Le fils, ainsi que le choix même du monologue, permet d’entendre le point de vue de ce personnage de mère uniquement. Le chœur dans Suzy Storck, se fait l’écho de ses souvenirs et pensées, faisant ainsi entendre sa parole lorsqu’elle est tue et intérieure. Enfin, les tirades de La femme dans Été, font entrer dans son ressenti, ses pensées, qu’elle n’exprime pas complètement dans les dialogues infertiles, qui tournent en rond, avec son conjoint.
A travers l’expression de leur intériorité, nous retrouvons plusieurs constats majeurs quant aux rôles des femmes dans la parentalité : elles sont toujours engagées, voire asservies, physiquement plus que les hommes de par leur corps. Ce qui pourrait être seulement une différence amène un déséquilibre et une inégalité, non seulement lorsqu’elles mettent à disposition leur corps devenu maternel, mais aussi lorsqu’elles reçoivent et portent une grande part de la pression et de la responsabilité. De plus, les pièces rappellent soit implicitement (dans Été), soit explicitement, plus directement et moins insidieusement (dans Suzy Storck) l’injonction sociale à la maternité.
Ainsi, les personnages de mères expriment leurs difficultés, leurs angoisses, leur épuisement, et trouvent un soutien et une écoute dans le cadre d’amitiés féminines, avec d’autres personnages féminins, portant ainsi la valeur de sororité, de solidarité sororelle tant souhaitée dans un certain féminisme, pour être « frangines », pour reprendre un titre d’Anne Sylvestre, plutôt que rivales. Si les personnages féminins ne s’épanouissent pas toujours dans le cadre familial, au moins peuvent-elles trouver épanouissement et confiance dans ces amitiés. Cela est vrai pour La femme et Cathy, mais cela n’arrive pas dans la vie de Suzy, tout à fait enfermée dans sa maison, comparée à une prison. Cela la pousse à avoir des idées suicidaires, retranscrites par une écriture métaphorique.
Le choix de la narration, référence au teatro-narrazione
Tout d’abord, le choix du théâtre-récit ou théâtre de narration n’est pas seulement un choix purement formel, mais il s’inscrit dans une lignée d’une vision politique du théâtre, venue d’Italie avec l’essor du teatro-narrazione dans les années 90. Une fonction civique est rattachée à ce théâtre défini comme teatro civico. En Italie, cette forme théâtrale est reliée au renouvellement d’une mémoire collective, parfois d’un nouveau regard sur des événements, une politisation d’évènements collectifs.
Ainsi, Marine Bachelot Nguyen revisite les manifestations en opposition à la légalisation du mariage homosexuel en2013, de l’intérieur, poussant à essayer de comprendre les motivations à s’y engager, ou du moins à représenter la croissance d’une telle idéologie, qui a eu une ampleur en France qui n’a pas eu d’égal dans les précédents pays européens ayant légalisé ce mariage. Les rouages de la croissance de l’homophobie dans ce contexte précis sont décomposés.
Avant le teatro-narrazione, Dario Fo avait créé un théâtre se réappropriant une pratique populaire du théâtre en lien avec des histoires catholiques, en y mêlant une histoire politique documentaire. Cette forme revendiquait une contre-culture au théâtre des années 60-70 ; « au-delà de la forme théâtrale proprement dite, c’est également un projet culturel et politique qui est implicitement repris par le teatro-narrazione » . Ensuite, Marco Paolini et d’autres ont fait évoluer cette pratique, amenuisant par exemple l’importance de grands gestes, mais en gardant le cœur de la démarche : « Ce sont souvent des tragédies contemporaines, dont les êtres humains sont les seuls protagonistes et responsables, que ce teatro-narrazione engagé sur le terrain civique et politique prend en charge. »
De plus, cette forme concentre l’essentiel, le nécessaire, pour que le théâtre existe, à savoir une personne qui joue sur scène, un auditoire présent pour voir et écouter. Comme l’écrit Marine Bachelot Nguyen, ce théâtre « replace au cœur du dispositif théâtral l’art de l’acteur-narrateur et l’objet que sa parole et son corps engendrent, le récit » , traduit un« désir de replacer au centre de la scène l’art du comédien et sa parole » . Le théâtre-récit est donc créé pour et par l’act.eur.rice, par sa présence, son art de conter, son corps, sa voix. En mettant au centre le récit, la voix de l’act.eur.rice l’est aussi, tout comme la parole du personnage incarné hors narration.
Le contenu documentaire est la base de la dramaturgie, avec par la suite une hybridation entre le documentaire et la fiction. Cette fiction peut s’ancrer dans le lieu de résidence de l’act.eur.rice-narrat.eur.rice. Ainsi, l’autrice Marine Bachelot Nguyen, implantée autour de Rennes, relate des événements rennais et ancre sa fiction dans une bourgade bourgeoise près de Rennes.
Cette hybridation est centrale dans les œuvres de cette autrice, et semble suivre une éthique du témoignage, qui respecte une image de la réalité et d’une certaine vérité, tout en y apposant une histoire dramatique fictive. Toute l’organisation de la dramaturgie choisie pour Le fils s’explique grâce aux recherches sur le teatro-narrazione, que l’autrice a elle-même effectuées lors de son doctorat. La voix narrative se justifie de cette manière, et la présence des dialogues aussi, qui, « Face au récit-cadre qui comporte davantage d’éléments explicatifs, d’informations documentaires, et nécessite peut-être une forme d’écriture plus rigoureuse, les dialogues (et donc le mode dramatique) deviennent par excellence des espaces de fiction et d’affabulation. ».
Enfin, les adresses au public, les questions adressées par le pronom « vous », mettent en évidence la volonté de produire un effet sur le public. Le filscommence par une question adressée au public, comme Il racconto del Vajont de Marco Paolini, qui « jalonne également son texte d’adresses au public, sur un mode didactique et épique. Ainsi, Il racconto del Vajontcommence par une simple question adressée aux spectateurs » , qui amène à « l’évocation des lieux et des évènements dont il sera question dans le spectacle ».
Les choix dramaturgiques d’adresse et source de parole, de porosité entre documentaire et fiction, sont autant de choix en référence au teatro-narrazione, que l’autrice elle-même déplorait ne pas voir en France. Elle a remédié à cela en écrivant elle-même une telle pièce de théâtre-récit.
Expérience corporelle maternelle
Bien que la narration soit souvent imbriquée, parfois en narration interne ou discours indirect libre, à la parole de Cathy, celle-ci témoigne elle-même de son accouchement. Cela affirme la volonté de l’autrice de faire entendre sa voix, qui lui appartient, et ce, dès le début, la narration n’arrivant qu’à la fin de cette première partie de monologue. La première phrase du texte, la toute première question, en adresse au public, « Vous le savez, ce que c’est d’être mère ? » est donc posée au départ, puis répétée une page plus loin pour clore ce témoignage. La question « Être mère,vous l’avez vécu ? » annonce son explication à venir sur une partie de son vécu de mère. Accouchement, peau recousue, tous ces détails sont racontés à la première personne du singulier : « Vous le savez, ce que c’est d’être mère ? Moi j’ai eu deux enfants. Anthony, puis Cyril.
La chair de ma chair. On parle toujours du bonheur d’être mère. On parle rarement des déchirures, des cicatrices que gravent les enfants dans la chair » , voilà les premières paroles de la mère dans la pièce. De but en blanc, nous sommes plongé.e.s dans une description subjective et assez crue de ses deux accouchements. Elle le dit dès le début et une fois pour toutes, comme pour l’imprimer dans notre mémoire, et cela demeure en arrière-plan à chaque fois qu‘elle parle de ses fils.
Lorsqu’elle mentionne ses « déchirures » et « cicatrices », elle évoque celles de la naissance de ses fils : de celle d’Anthony, « Je ne l’ai pas senti tant que ça, la péridurale était bien dosée, mais en passant par le passage, en s’extrayant, il m’a un peu ouverte. Quelques points de suture » ; et de celle de Cyril, « elle garde une cicatrice secrète sur le bas ventre, un large trait horizontal. et parfois elle la touche, en éprouve le relief. »
L’autrice s’attaque ainsi d’emblée à un tabou social encore persistant à propos de l’accouchement, décrit par un discours vague et expéditif, éludant ses conséquences sur le corps des mères. Benoîte Groult le dénonçait en ces termes.
En effet, lors de son premier accouchement, les choses se font de façon « naturelle » , c’est à-dire sans intervention médicale, en opposition à son deuxième accouchement, où elle finit « dans les vapes » à cause des anesthésiants contre la douleur – qui anesthésient sa douleur, mais aussi sa capacité d’action et de conscience – et devient spectatrice de son propre accouchement, passivement impuissante face aux actions du corps médical : « ils ont extrait le nourrisson », « ils ont posé le tout petit sur ma poitrine », « ils me l’ont arraché », « ils me recousaient ». Toutes ces actions faites par un « ils » masculin pluriel (ou « neutre » pluriel), la réduisent à une passivité qui est vécue de façon plus violente que pour son premier accouchement. Pourtant, ce n’est pas sans lien avec la description de celui-ci, où elle n’est pas non plus celle qui expulse, fait sortir le bébé, mais le bébé lui-même qui « passe » et « s’extrait », qui l’a « un peu ouverte », et qui « a avalé [son] sein et a tété, goulu ». Ce n’est pas elle qui allaite ou donne le sein, mais c’est le bébé lui-même qui est acteur.
Cela renforce l’impression de passivité du personnage qui ne peut qu’observer l’action du nouveauné sur son corps, son sein, posé en sacrifice. Son corps est ainsi l’objet d’actions extérieures à sa personne, puisque le « me », complément d’objet indirect, est l’objet et non le sujet de l’action. Ces actions sont plus ou moins extérieures et étrangères, dans la mesure où son bébé agit sur elle de l’intérieur de son corps, alors que le personnel médical agit sur elle de l’extérieur.
La présence des hommes est frappante puisqu’elle nie une volonté propre de la mère. Ce sont soit le père, soit le médecin, légitimé par sa fonction médicale, qui décideraient pour cette femme.
La phrase « Philippe mon mari d’abord a refusé, il préférait la voie naturelle » , laisse imaginer qu’il choisirait à sa place les conditions de son accouchement, mais plus loin, il est plutôt décrit comme choisissant à la place du médecin qui lui réplique suite à son refus de la césarienne : « Vous tenez à la vie de votre femme ? et de l’enfant ? »
La confrontation à propos de l’accouchement de cette femme se fait ainsi entre deux hommes, dont l’issue est la suivante : « Philippe a baissé la tête, mouché. Un père, même pharmacien, ne tient pas tête à un médecin. Un pharmacien est roi dans sa boutique, dans une clinique il n’est plus rien. »Ces tension et confrontation émanent des risques liés à son second accouchement et à l’urgence de la situation, que traduit l’extrait suivant.
Épanouissement et militantisme : faire porter sa voix
A la suite de son premier accouchement, cette nouvelle mère partage : « J’étais sonnée, heureuse ? – un peu ailleurs. Mère pour la première fois. » Son congé maternité n’est pas non plus signe du plus grand bonheur, mais plutôt d’ennui et d’angoisses : « À la naissance d’Anthony comme de Cyril, elle est restée quelques mois à la maison, remplir sa mission de mère » . La parole devient narrative, ce n’est plus le « je » qui s’exprime mais le « elle ». Ce changement permet de libérer sa parole. En effet, à la première personne du singulier, elle aurait peut-être été empêchée de partager son manque d’intérêt pour ses bébés ou son rôle maternel censé l’épanouir, ou alors c’eut été un aveu, une confession, et non un constat comme cela suit : « Les journées étaient longues, pouponner ne la passionnait pas. Ou peut-être l’angoissait trop ? Tout était envahi, et aspiré par eux. […] Mourir de peur qu’ils chutent, qu’ils se noient, qu’ils s’étouffent.» Avec l’angoisse d’être en charge de la vie d’un être dépendant de soi, le fait qu’elle ne s’occupe plus que d’eux, à temps plein, la déborde. Cela s’avère être trop pour une seule personne.
Elle décrit plus son attrait pour la pharmacie, son épanouissement dans ce domaine que dans celui de ses fonctions maternelles. Ainsi, son rôle de mère ne prime pas sur le reste dans sa vie comme le justifie cette phrase : « Pharmacienne, mais aussi mère » où « mère » vient en second plan.
Cathy garde une vie très active en dehors de ses fonctions parentales pour s’épanouir pleinement, littéralement avec une métaphore de la plante qui pousse. Rétrospectivement cet épanouissement est en effet décrit par « elle était une plante en pleine croissance, vivace, heureuse et épanouie ». Cela est permis grâce à ses nouvelles amitiés féminines, une sororité développée, comme dans Été mais ici, en lien à un engagement politique, à des actions militantes. Son intérêt porte plus sur l’action en dehors de sa maison : l’action stimulante à la pharmacie, l’action politique dans les rues et les rendez-vous en non mixité, entre femmes , sur la bioéthique catholique. Dans ces derniers lieux, elle rencontre tout un milieu catholique, dont certaines femmes vont devenir ses modèles. Ludivine l’est en particulier, décrite tout d’abord comme la femme du chirurgien. D’abord pour faire plaisir à Philippe qui veut se rapprocher de son mari, elle accepte un dîner, puis elle passe de plus en plus de temps libre avec sa copine Ludivine, qui la transporte vers une vie plus trépidante. C’est un temps d’émancipation pour cette femme, qui découvre l’émulation du militantisme.
Le groupe de femmes que le personnage rencontre par le biais de Ludivine, lui fait comprendre qu’« A l’endroit où elle est, elle peut agir. » (cette capacité d’agir émancipatrice se retrouve derrière la notion d’ agency,capacité d’agir, fait d’agir, développée par Judith Butler) .Elles se sent alors épanouie grâce à ses rendez-vous militants (« pro-vie »… soit contre l’avortement, manif pour tous, qui défendent des valeurs traditionnelles de la famille , etc.), et à son amitié naissante avec Ludivine : « Entre le militantisme et l’amitié, les horizons qui s’ouvraient pour elle, elle avait l’impression de s’épaissir, de s’élever – intellectuellement, socialement, spirituellement –tout en ayant droit à la frivolité et au rire. Et c’était une sensation délicieuse. »
Ce sont ces mêmes femmes qui lui apporteront « compassion » et « réconfort » , dans les moments difficiles.
Elle admire ces femmes engagées, qui prennent « en main » leurs choix de femmes : « Elle est impressionnée par l’aisance de ces femmes, leur conviction, leur réflexion. » Ici, leur intelligence est mise en avant. Plutôt qu’un idéal de corps séduisant, ces modèles féminins placent la pensée au centre, mais toujours des pensées centrées sur leur corps, ici sans rapport à la séduction mais avec la procréation. Il s’agit alors de penser plutôt que de panser pour cette femme pharmacienne.
Elle découvre sa force militante d’elle-même et la puissance que sa parole publique peut avoir en manifestation : « Ludivine l’a appelée à la tribune. Elle va parler au mégaphone, elle parle au mégaphone. Devant des milliers de personne, elle le fait. Exprime ce qu’elle pense, ce qu’elle ressent. »
Cette dernière phrase résume tout le choix dramaturgique de l’autrice du monologue et de la narration qui font entendre l’intériorité de ce personnage.
Les manifestations sont traversées par le champ lexical du bonheur et du plaisir, surtout durant le deuxième temps de manifestation (après la procession religieuse, la «Manif pour tous ») « incroyablement plus gai que l’austère procession de l’année passée. Moins mystique, mais plus joyeux. Et rassembleur » , parsemé de « slogans jouissifs. Que la foule reprend en chœur » . Un idéal d’unité et de joie se dégage de cette description, et le militantisme les porte avec entrain : « On ne lâchera rien, on ne lâchera rien ! Elles se sont quittées sur ces mots vers minuit, agréablement ivres » . « Gai », « joyeux », « jouissif », « agréablement » sont autant d’adjectifs et adverbe associant bonheur, voire plaisir, avec les manifestations.
Parole chorale et monologique dans Suzy Storck
Dans Suzy Storck, comme dans d’autres de ses pièces telle The Lulu Projekt, Magali Mougel choisit d’intégrer un chœur à sa liste de personnages. Ce chœur représente une certaine esthétique, issue du théâtre antique, et sert à décupler la puissance et les sources de la parole de Suzy Storck, dans la mesure où le chœur la reprend ou l’anticipe. Ce procédé, ajouté aux monologues de Suzy Storck, donne une place proéminente à sa parole, sa parole de femme, de mère en regret de sa maternité, en implosion. La temporalité fictive de la pièce est non linéaire, car elle suit l’ordre avec lequel ses souvenirs réapparaissent, alternant flashback (avec l’anaphore de « Elle se souvient », p. 19) et moments présents qui rattrapent le passé, ou l’inverse. De par cette chronologie calquée sur les pensées de Suzy, la pièce propose une immersion dans son intériorité. Puisque l’horloge en plein dérèglementent est la métaphore du cœur de Suzy, le temps dramatique est confus, lui-même déréglé.
Parole collective du chœur : envahir l’espace en contrepoids de la pression extérieure
Tour d’abord, le chœur est une présence collective, qui, sur scène, prend un espace vocal et spatial. Dans la continuité de la tragédie antique, le chœur pose les conditions d’énonciation de la pièce qui va suivre. Il annonce donc au Prologue, le lieu, le temps, les protagonistes, ainsi que l’objet principal de l’action, qui se centre ici dans l’espace mental de Suzy. La première information que l’on a de sa vie est son regret de maternité, non choisie. Cela conditionne tout le reste de la pièce. Il s’agit de l’annonce de la fable de la pièce par le Chœur. La fonction première du chœur est narrative, et antiquement il est représentatif de l’avis de la cité, constitué du peuple. Rappelant la narration dans Le fils,cette narration est toutefois ici séparée du personnage principal. Cela permet de garder une distinction plus nette entre les personnages impliqués dans la fable, et le chœur extérieur, en recul, à distance de celle-ci. Le chœur détient plusieurs rôles. Durant presque toute le séquence 5, Suzy et le chœur sont seul.e.s, et ce dernier complète ou répète en écho les paroles de Suzy.
Dégoût et métaphore du cœur-horloge de Suzy / Ophélie
La maternité est un obstacle au bonheur de Suzy, et son dégoût de vivre est symbolisé par l’omniprésence et les références à la mort, ainsi qu’à la métaphore d’idées suicidaires, métaphore de son cœur associé à une horloge :En six ans de temps réunis par des retours en arrière, sauts entre le passé et le présent, on constate qu’elle n’est pas heureuse. Son absence de plaisir et de bonheur est flagrante, particulièrement à travers cette métaphore transmise par des répliques chœur ou de Suzy répétées comme un refrain.
La métaphore filée de son cœur comme une horloge prend sens chaque fois que Suzy répète « ce que je mesure et ne mesure pas », faisant écho à la mesure du temps que permet l’horloge. Le champ lexical de la mesure revient de façon répétitive et diffuse dans les passages en lettres capitales, ou intégré au dialogue.
Cette métaphore est extraite de Hamlet-machine, de Heiner Müller. Dans ce texte nous retrouvons les mêmes phrases ou images, reprises par Magali Mougel, dans des passages d’intertextualité.Dans cette très courte pièce, fragmentée en tableaux, qui rappelle le choix de Magali Mougel d’écrire des séquences plutôt que des scènes, le deuxième tableau s’intitule « L’Europe de la femme » et donne la parole à Ophélie, dont le « cœur est une horloge » , d’après la didascalie initiale. On retrouve dans ses paroles des phrases ou mots exactement identiques à celles de Suzy : « Je ravage le champ de bataille qui fut mon foyer. J’ouvre grand les portes, que le vent puisse pénétrer et le cri du monde. […] Je mets le feu à ma prison. […] Je déterre de ma poitrine l’horloge qui fut mon cœur. » . Ces phrases sont redites par Suzy, qui ne les dit pas au présent, mais au conditionnel, et cette fois avec une superposition, un croisement, un amalgame de son cœur avec son foyer, car elle ouvre son cœur comme Ophélie ouvre son foyer. Il y a inversion par rapport à l’Ophélie de Müller qui sort les portes de ses gonds pour y faire entrer le cri du monde ; ici, Suzy souhaite projeter son cri au monde, et ne plus entendre le cri du monde, qu’elle sent retourné contre elle.
Tirades dans Été : lutte contre l’effacement de la parole
Dans Été, le choix le plus évident afin de faire entendre la voix du personnage peu loquace de La femme, est celui de la tirade. A la différence du monologue, la tirade est adressée à un.e interlocut.eur.rice, qui écoute mais n’intervient pas. C’est le rôle que tient le personnage de L’autre femme, avant de prendre part aux dialogues. Les premières scènes, dialogues butés de couple entre L’homme et La femme, tournent en rond, et La femme n’a que quelques mots, quelques répliques.
En opposition, les tirades de cette dernière constituent une réelle évolution, un déploiement de sa parole. Sa parole croît parallèlement à sa confiance, et à son épanouissement, grâce à la présence et à l’amitié de L’autre femme. Celle-ci devient sa confidente, une oreille attentive à ses difficultés, doutes, et fatigues dues à sa maternité toute nouvelle.
De l’économie de mot à la tirade
La répartition des rôles, de leur importance, est liée à la répartition de la parole. Ainsi, peuton évaluer la prédominance d’une personne dans le couple par son occupation du temps de parole, parmi d’autres critères. Dès le départ, L’homme est celui qui parle avec assurance, au futur, à l’impératif, qui décide, conseille, voire ordonne : « Il faut profiter des derniers jours d’été , « Aujourd’hui nous irons à la plage » , « Dépêche-toi » , « va te promener/ tranquille » . Sa parole est d’autorité. Face à elle, la parole de La femme semble uniquement consultative. La scène « Avoir une idée » en est représentative : L’homme commence par proposer son idée, et lorsqu’il demande son avis à La femme, il conclut toujours que son idée est bonne, et qu’il faut l’appliquer, même s’il demande son avis à son amie : « Aujourd’hui nous irons à la plage […]/ Oui/ C’est une bonne idée la plage […]/ Qu’en penses-tu […] » , puis « Je crois que ce sera très bien » , et enfin « Je crois que c’est une bonne idée » . Dans les répliques de La femme, on perçoit tout son dévouement, son propre sexisme intégré : « Si tu en as envie », « Alors d’accord / Si tu veux » , « Si si / Tu en as envie toi », « Alors d’accord » , « Oui » . Cependant, en l’absence de son conjoint et en présence de L’autre femme, La femme développe une confiance en sa parole qui la pousse à exprimer ce qu’elle pense, ce qu’elle ressent, ce qu’elle souhaite. A la fin de la pièce, elle reprend alors des tournures de phrases qu’utilisait L’homme, telles des phrases impératives, des phrases au futur, à la place de ces phrases effacées, pleines de doute et de conditionnel.
Dès la première scène, L’homme parle beaucoup plus que La femme, dont on entend peu la voix. Elle n’a que trois répliques répétées, à savoir « vas-y toi », « je suis si fatiguée » et « oui », synthétisées dans sa dernière réplique de la scène par « oui/ vas-y toi/ Moi je suis si fatiguée » . A l’image de sa fatigue physique qui demande une économie d’énergie et de mouvement, sa parole est toute en économie de mots. A l’image de l’importance moindre qu’elle accorde à sa parole, contrairement à la valeur qu’elle voue à celle de son ami, elle parle peu et laisse L’homme s’exprimer. Et même lorsqu’elle s’exprime, son intention est dirigée vers son avis à lui et non sa volonté à elle.
Chaque parole qu’elle prononce semble pétrie d’une faible confiance, d’une subordination, ou du moins d’un dévouement, et d’une excuse permanente d’exister exacerbées. Ce réflexe de l’excuse, ou plutôt le conditionnement à s’excuser, est souvent attitré aux femmes, ici à La femme, qui ont intégré qu’elles devaient prendre le moins de place physique et sonore possible. Prendre si peu de place frôle l’excuse permanente d’exister, ramène une femme à un repli sur soi. A l’inverse, prendre la parole, développer son opinion, exprimer son expérience vécue, notamment en lien avec ses rôles dits féminins et maternels, est source et symbole d’émancipation et d’affirmation.
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Table des matières
Introduction
Partie 1 – Verbaliser son intériorité : état mental, état physique
Chapitre I- Monologue et narration dans Le fils
1. Le choix de la narration, référence au teatro-narrazione
2. Expérience corporelle maternelle
3. Épanouissement et militantisme : Faire porter sa voix
Chapitre II- Parole chorale et monologique dans Suzy Storck
1. Parole collective du chœur : envahir l’espace en contrepoids de la pression extérieure
2. Dépossession de libertés physiques
3. Dégoût de la vie et métaphore du cœur-horloge de Suzy/ Ophélie
Chapitre III – Tirades dans Été : lutte contre l’effacement de la parole
1. De l’économie de mot à la tirade
2. Sororité : s’épanouir par les amitiés féminines
3. Fatigue et maternité
Partie 2 – Reproduction(s) : répétition et procréation
Chapitre IV – Reproduction et sexualité
1. Plaisir et désir partagés (Le fils)
2. Difficultés du sexe post-partum (Été)
3. Sexualité imposée (Suzy Storck)
Chapitre V – Répétitions et motif de la boucle
1. Reproduction de la division genrée du travail et absence des pères
2. Répétition du quotidien en boucle (Été) : référence au théâtre du quotidien
3. Répétition du travail domestique (Suzy Storck)
Chapitre VI – Violences transmises , violences reproduites
1. Violences subies et volonté de violence contre ses enfants (Suzy Storck)
2. Violences homophobes perpétuées : du fils martyrisé au stabat mater (Le fils)
Partie 3 – De la parole performative à la parole performée
Chapitre VII – Le pouvoir de la parole
1. Dire, c’est faire : division genrée de la performativité et de la parole
2. Parler pour exister, une lutte contre le silence
Chapitre VIII – Performance, processus d’écriture et lien avec le plateau
1. Processus d’écriture des trois autrices
2. Recherche documentaire et paroles réelles
3. Travail au plateau
4. Témoignage sur scène
5. Rareté des didascalies
Conclusion
Bibliographie
Résumé et mots clefs
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