Variations des points de vue anthropologiques et religieux
Il convient, pour commencer, de situer l’anthropologie dans son contexte contemporain et par là même de définir notre logique d’approche. Il s’avère également important, afin de mieux comprendre notre objet d’étude, de dresser une petite histoire de la religion catholique et des positions de celle-ci face à l’image et l’objet en dévotion. Nous aborderons ici diverses critiques et avancées de l’anthropologie en ce qui concerne l’étude du religieux, et nous traiterons de la question de l’iconoclasme. Aussi les réactions plus ou moins virulentes de l’autorité religieuse envers les dévotions populaires s’y imbriqueront, et laisseront apparaitre le problème de la norme et des dogmes catholiques. Les autres religions nous permettront en outre d’élargir notre regard quant à la question de l’iconoclasme.
Mais pour commencer, il importe de situer le présent mémoire dans un contexte scientifique et de poser les différents concepts et différentes notions qui pourront nous être utiles dans les deux chapitres suivants.
Approche anthropologique
L’objet de dévotion, par exemple, est considéré comme un élément important en sociologie et en ethnologie pour comprendre le fait religieux. L’anthropologie, comme toute science, ne cesse d’évoluer. Et sa manière actuelle d’aborder le religieux est l’exemple le plus flagrant.
Nous sommes passés des Lumières anticléricales au pragmatisme montant des XXe– XXIe siècles.
Les sciences sociales ont longtemps eu tendance à placer le religieux dans la catégorie des croyances irrationnelles et, de cette façon, ont commencé par porter un jugement sur ce qui ne peut pas être explicable scientifiquement. L’anthropologie a également longtemps regardé le fait religieux sous une dimension extraordinaire sans se pencher réellement sur les détails plus quotidiens et les moments de doutes des individus, ou même parfois d’indifférence. C’est une critique qui ressort de plus en plus aujourd’hui, et c’est notamment celle d’Albert Piette (2003). Dans le même esprit, il n’est plus question, désormais, de dire qu’un individu croit complètement sans remettre quoique ce soit en question, ce qui l’assimilerait à un « idiot culturel », comme l’évoque gravement l’auteur.
En référence aux écrits de Paul Veyne , Albert Piette montre que les individus ont beau croire, ils savent le remettre en question au moment opportun. Ainsi, un arbre réputé pour sa force spirituelle peut être un jour abattu pour obtenir dubois de chauffage (Piette, 2003 : 58). Chez des chercheurs comme Pierre Smith, ou plus tard Paul Veyne et aujourd’hui Albert Piette, l’individu peut se définir comme croyant mais tout au long de sa vie, et même simplement au cours d’une cérémonie, il passe par différents états de croyance.
De même il croit sans y croire totalement ; il convient, par ailleurs, d’après A. Piette, de prendre ce paradoxe comme un élément important de l’analyse et donc de ne pas l’occulter. L’individu qualifié de croyant n’est plus regardé comme naïf. On lui accorde enfin le doute. Et si l’acteur social a quand-même pu se montrer « naïf », c’est qu’il le veut bien. « L’homme sait bien de quoi il ne faut pas qu’il devienne conscient ». Paul Veyne qualifie cela d’« indifférence léthargique » (Piette, 2003 : 70). Claverie (2003), de son côté explique que venir en pèlerinage suppose en quelques-sortes de s’engager à laisser de côté son sens critique. Le long du séjour, les pèlerins peuvent aussi passer par différents degrés.
Nous en avons un autre exemple avec les travaux de Jenny Hockey, Leonie Kellaher et David Prendergast (2007) qui étudient les choix faits pardes personnes résidant en Angleterre et en Ecosse en ce qui concerne la crémation et le devenir des cendres des défunts. Ils montrent qu’en général les personnes ne croient pas totalement qu’ils parlent à leurs proches défunts en parlant aux cendres. Une femme déclare à l’enquêteur « je sais que c’est idiot, je sais qu’ils ne sont pas là », « mais je pense que ça me fait sentir, ça me fait remplir le cœur de paix, vous voyez » (Hockey et al, p.301). Cela ressemble plus à un choix qu’à un état d’aliénation. Parler aux cendres n’est pas forcément irrationnel mais ils’agit plutôt d’une logique interne.
La relation à Dieu se présente en fait de la même manière que la relation aux défunts. Aussi, A. Piette annonce : « Notre perspective montre que les hommes savent, d’une part, qu’ils assurent eux-mêmes la présence de Dieu et d’autre-part, que celui-ci est présent en situation, capable d’agir en retour sur eux. » (Piette, 2003 :51). Par ces termes, A. Piette se revendique d’un théisme méthodologique , approche par laquelle l’entité surnaturelle est également à étudier comme étant impliquée dans une interaction avec l’individu. Cette perspective sera aussi la nôtre.
Lorsque l’homme se trouve en interaction avec une entité surnaturelle, il crée sa présence, le sait bien et accepte le caractère incertain de cette présence. L’interaction avec Dieu et sa mise en présence peuvent par ailleurs être abordées grâce à la notion de cadre qu’a développé Erving Goffman (1986) à la suite de Gregory Bateson (1954). En effet E. Goffman annonce dès les premières pages de Frame Analysisqu’il prend appui sur la théorie des cadres de G. Bateson.
Afin de comprendre ces notions, il sera pertinent de reprendre les différents concepts qui les constituent et qui nous serviront par la suite.
Le cadre primaire est en quelque sorte le cadre de base. « Est primaire un cadre qui nous permet, dans une situation donnée, d’accorder un sens à tel ou tel de ces aspects, lequel autrement serait dépourvu de signification. » (Piette cite Heinich (1988 : 30)). Parmi ceux-ci, nous trouvons les cadres naturels et les cadres sociaux. La modalisationest indispensable au cadre qui nous intéresse. Elle est ce qui vient transformer le cadre primaire : c’est ainsi qu’une cérémonie ou un carnaval amènent un caractère fictionnel. Il ne faut pas confondre avec la fabrication qui est une autre forme de transformation du cadreprimaire, relevant plutôt « du registre de la tromperie et impliquant une intention de produire chez autrui une croyance erronée » (Piette, 2003 : 33). L’activité hors-cadre caractérise des évènements anodins qui surviennent au milieu de la situation modalisée mais qui n’y sont pas attendue ou prévues,bien qu’ils soient récurrents. On ne lui prête en général pas attention. Ce sont les bâillements, la toux, par exemple. La rupture de cadre se rapproche de ce dernier concept mais s’oriente plutôt sur l’affect. La rupture implique par exemple un désengagement ou au contraire un débordement parce que l’évènement est trop pris au sérieux. En découle alors le mécadrage qui inclue la sous-modalisation et la sur-modalisation . Le premier terme caractérise le fait d’interpréter une action en retirant une strate, comme par exemple le côté ludique du carnaval.
L’acteur social prend alors l’évènement trop au sérieux. Le second terme caractérise cette fois le fait d’interpréter une situation en ajoutant unestrate, comme par exemple le côté ludique pour quelque-chose qui est donné comme sérieux. L’acteur social prend l’évènement trop à la légère. A cela s’ajoutent les « moments de pauses par rapport à des moments d’activités » (Piette, 2003 : 33) et « la forme externe de l’évènement qui indique le statut de la situation, quel que soit le registre des différentes strates »(ibid.).
Les éléments matériels que nous évoquerons au coursde ce mémoire participent chacun, à un moment donné, à la modalisation d’un cadre qui lui-même les transforme par modalisation.
Afin de mieux comprendre ces différents concepts, nous reprendrons un exemple de Nathalie Heinich (1989). Elle a analysé l’évènement de l’inauguration du Pont-Neuf de Christo à partir de l’approche de Goffman. Le Pont-Neuf emballé par l’artiste Christo en 1985 a eu un retentissement médiatique. Une foule s’est déplacéepour assister, le jour de l’inauguration, à son déballage. Cette installation est considérée comme une œuvre d’art éphémère : la modalisation du pont. Une économie s’est développée autour de cet évènement et l’on a méticuleusement préparé l’accueil des visiteurs ainsi que la solennité du jour. Tout cela constitue le cadre. Seulement, certains habitants des alentours se moquent ouvertement de cette qualification d’œuvre d’art. Leur réaction est donc à classer dans la catégorie mécadrage, et notamment dans la sur-modalisation, car ces personnes ajoutent une strate au mode fictionnel en tournant l’évènement en dérision.
Pour reprendre ces concepts sous le mode religieux, pensons par exemple au cadre d’une messe dominicale dans une église catholique française. Le cadre primaire commence à être délaissé à partir du moment où l’on entre dans cet espace et surtout lorsque débute la liturgie.
Celle-ci apporte un caractère fictionnel et donc participe à la modalisation. Imaginons maintenant qu’un bébé se met à pleurer, il fait surgir le hors-cadre. Ensuite une vieille femme se met à crier, se disant en présence de la Vierge Marie. Pour l’assemblée incrédule la femme a fait une rupture de cadre, elle est en mécadrage.C’est le cas d’une sous-modalisation car elle a pris le cadre trop au sérieux. En dehors du cadre, il peut y avoir l’enfant de cœur qui se prépare et range son mp3.
La notion de cadre peut être une façon d’aborder l’interaction entre l’homme et l’entité céleste. Pour A. Piette, l’observation des détails et l’écoute du discours indigène permet de rendre compte de la manière dont ceux-ci construisent la présence de Dieu et comment cette présence « agit interactionnellement » (Piette, 2003 : 42). A. Piette insiste par ailleurs sur l’importance analytique de l’entité invisible.
Comme nous l’avons vu et le verrons par la suite, deplus en plus d’auteurs contemporains, choisissent de prendre en compte l’entité surnaturelle dans l’interaction. Il s’agit, comme pour les êtres humains, d’accorder un « statut de présence interactionnelle » aux entités invisibles (Piette, 2003: 38 ; se réfère ici à E. Claverie ; 2003).
L’entité est présente notamment dans des gestes, des paroles et, ce qui nous intéresse ici, des objets.
Les objets et la présence surnaturelle
« L’interaction religieuse est sous la contagion permanente d’un absent invisible mais dont le statut de pertinence et la capacité de structuration renvoient à des éléments divers (objets, paroles) qui, plutôt que de provoquer des interférences dislocatrices, cadrent le cours de l’interaction d’une nouvelle manière : « Dieu est présent ». » (Piette, 2003 : 41) Cet auteur constate que « L’essentiel de l’activitéreligieuse porte sur les médiations » (ibid. p. 43). Par exemple dans l’incarnationnisme catholique, il y a quatre types de médiations : « l’objectivation » dans le rituel du pain et du vin comme étant le corps du Christ ; « l’exemplification » : attitudes qui témoignent de l’amour du Christ ; la « trace » sous des formes diverses : objets comme le ciboire, un bâtiment ou icône, la parole du Christ dans les livres, bulletin paroissial. Ceux-là présenteraient des degrés variables ; la « substitution » : c’est par exemple le prêtre, en tant que représentant du Christ, et la pratique rituelle, qui confère son statut à l’hostie (ibid.). L’hostie portant alors la trace du Christ, « peut agir sur le paroissien qui perçoit dans cette consommation « le sommet de sa rencontre avec le Christ » » (ibid.)
La médiation du prêtre et l’intervention de l’Esprit Saint font que les récipients qui contiennent l’hostie et le vin sont aussi porteurs de la présence du Christ. Par conséquent, comme l’annonce très justement A. Piette, l’église qui renferme ces objets est également consacrée. De même « elle diffuse cette sacralité àtout ce qu’elle contient d’originellement profane » (ibid.). L’église et les objets qu’elle renferme se transmettent mutuellement cette sacralité par un phénomène de réfraction. Ceci-dit,tout ce qui est profane ne peut pas toujours recevoir cette sacralité ; ainsi pensons à un simple manteau oublié le soir sur un banc de l’église. Il faut donc garder à l’idée que si cette sacralité se diffuse sur les objets qu’elle renferme, c’est parce que ces mêmes objets y sont prédestinés par la volonté des individus.
Cette modalisation, cette transformation de profaneà sacré « suppose la « foi » du chrétien pour maintenir l’articulation du réseau, donc, la présence de Dieu » (Piette, 2003 : 45).
L’auteur explique son emploi du terme de « foi » comme désignant « l’amour qui fait rapprocher les absents en les rendant présents ou encore par un geste qui les rappelle » (ibid. en référence à B. Latour (2009)). La foi, ici, est liée à l’affect mais aussi aux éléments qui réfèrent à l’absent, comme si la foi avait parfois besoin de visualiser l’absent dans quelquechose de plus concret, ainsi le geste. Mais on peutprobablement aussi ajouter les éléments matériels qui témoignent de la foi de l’individu à qui il appartient et qui ont un caractère sacré, et par là même rendent Dieu présent. Pensonspar exemple au chapelet qui accompagne les catholiques le long de leur vie et les met en interaction avec Dieu et les Saints. Pensons aussi au Christ en croix ou aux statues le représentant. Les femmes des couvents allemands du XVe siècle, qu’étudie Boerner (2004) prenaient clairement appui sur ces représentations figuratives dans leur dévotion. Nous le verrons parla suite. L’hostie est aussi très intéressante car elle rend présent Dieu en le signifiant, comme étant (sans être vraiment) le corps du Christ : « Sans portée représentative, le signe fait venir quelque-chose qui est hors de lui. Comme l’hostie dont la surface blanche n’implique rien de semblable avec ce qu’elle désigne. C’est une « opération de conversion » qui vise la présence plutôt que la représentation » (Piette, 2003 : 36). C’est une « re-présentation du Dieu absent» (ibid. : 45). Nous réutiliserons par ailleurs de nombreuses fois ce terme.
Anthropologie et religion
L’anthropologie présente encore certaines lacunes que C. Pons (2011) ou A. Piette (2003) ne se cachent pas de souligner. Notre discipline porterait un regard aussi fermé que l’Eglise a pu l’être tout au long de l’histoire. L’ethnocentrismea, nous le savons, touché et touche encore la recherche sur les religions et les objets qui en sont l’expression. Bruno Latour dans son livre Sur le culte des dieux faitiches (2009) est très fécond en matière de critique vis-à-vis des chercheurs en anthropologie et de leurs prédécesseurs. Il y reprend notamment les écrits des explorateurs portugais qui découvrent et donnent leur noms aux fétiches des « Nègres » du Golfe de Guinée. Toute leur erreur provient du fait qu’ils croient que les Nègres croient naïvement en le pouvoir d’objets « fétiches » qu’ils ont, par définition, créés de leurs propres mains et dans lesquels ils ont projeté leurs désirs. Le problème, selon les explorateurs, est que les hommes qu’ils interrogent affirment deux choses contradictoires : l’autonomie d’un objet, lequel objet est créé par l’homme. Le raisonnement est le suivant : si j’ai fabriqué un objet, il ne peut pas être autonome car c’est moi qui l’ai fabriqué. De la même façon, si l’objet est autonome, je n’ai pas de pouvoir sur lui, je ne peux pas l’avoir complètement fabriqué. Si je l’ai fabriqué et que je crois qu’il est un dieu, alors je suis aliéné.
Latour renvoie le problème sur les amulettes de la Vierge que portent ces mêmes dénonciateurs. En bon théologien, un prêtre peut rétorquer que l’image pieuse n’est qu’un rappel du modèle… Quoiqu’il en soit ce sont en faitdes iconodulesface à d’autres iconodules comme le montre l’auteur (Latour, 2009 : 24).
Latour pose deux dénonciations critiques. La première pointe du doigt les antifétichistes qui assurent que l’autonomie attribuée à ces objets n’est qu’illusion et que ce sont les acteurs qui octroient cette force à l’objet-fétiche, et surtoutsans en avoir conscience.
Cela ne peut fonctionner que si le fabriquant manipulateur devient ensuite « berné de bonne foi » (Latour, 2009 : 31). Selon les antifétichistes, le fétiche n’est qu’un objet complètement fabriqué, manipulé par l’homme. Aussi l’acteur doit prendre conscience de son rôle de manipulateur pour enfin se désaliéner.
La seconde critique concerne les « scientifiques » qui attribuent un pouvoir à la « multitude sociale » (ibid.: 33), pouvoir qui n’a rien de divin mais qui dépasse les acteurs. La référence se trouve notamment chez ce qu’il appelle les « modernes » comme Durkheim avec le fait social , ou Marx et sa réflexion sur le fétichisme de la marchandise. Chez ces derniers, l’individu croit être autonome mais l’objet-fait, c’est-à-dire le social, exerce une influence sur le comportement de l’individu sans que celui-ci s’en aperçoive.
Chacune de ces deux dénonciations critiques fait des acteurs des croyants aliénés, c’est-à-dire des croyants qui ne savent pas qu’ils ne font que croire. C’est ainsi que l’emploi des termes « croyance », « croyant », « croire » deviennent des révélateurs de ces positions qui présentent les individus comme des êtres aliénés nécessitant d’être sauvés par un discours objectif . Nous tâcherons dès lors de ne pas user du vocabulaire référant à la croyance sans au moins en mesurer la signification. Bruno Latour déclare : « Personne n’a jamais en pratique manifesté une croyance naïve en un être quelconque. Si croyance il y a, c’est l’activité la plus complexe, la plus réflexive qui soit » (ibid.: 90). Le philosophe Henry Corbin explique de son côté, à propos de la gnose : « En tant qu’elle croit, elle sait . Mais en tant que ce qu’elle sait ne relève pas des évidences positives, empiriques ou historiques, elle croit » (cité par Antoine Faivre, 1996 : 19).
En plus d’identifier les acteurs à des croyants naïfs, l’une et l’autre position se place à l’extrême sans accepter de compromis. D’un côté les acteurs sont supposés être totalement autonomes et maîtres de leurs actions, donnant son pouvoir à l’objet-fétiche, de l’autre les objets-faits sont totalement autonomes et agissent sur les individus passifs. Il convient alors de trouver un juste milieu que Latour propose sous le terme de faitiche: « A condition de maintenir une stricte séparation entre les deux types d’objets et les deux types de sujets, la pensée critique n’aura donc aucune difficulté à prétendre à la fois que l’acteur humain libre et autonome crée ses propres fétiches et qu’il est complètement défini par les déterminations objectives que révèlent les sciences exactes ou sociales » (ibid.: 42). Nous y reviendrons par la suite.
D’autres critiques s’ajoutent à celles-ci comme celle de la tendance à souvent étudier ce qui est marginal pour la marginalité. C. Pons explique que les pratiques rangées dans la case de l’ésotérisme moderne, par exemple, sont à étudier pour elles-mêmes, pour ce qu’elles rendent compte du monde et des sociétés, mais encore sur cenouvel objet d’étude qu’est l’interaction entre les hommes et les entités invisibles. A. Piette en est en outre un fervent défenseur. Celuici va même plus loin par rapport à l’attrait qu’a l’anthropologie pour le marginal en traitant de ce qui est central et pourtant très peu estimé, à savoir la religion catholique. Il rend enfin compte du côté ordinaire du religieux et observe chaque détail qui aurait pu sembler nonpertinent pour des folkloristes, par exemple. Elisabeth Claverie, de son côté observe aussi intelligemment les faits sur son terrain à Medjugorgje. Latour la montre d’ailleurs en exemple.
Se référant au proverbe chinois disant « quand le savant montre la Lune, l’imbécile regarde le doigt » il affirme qu’elle « suit le doigt qui désigne la Vierge, position fort sage et surtout fort savante » (Latour, 2009 : 93).
Pragmatisme
Méthode de pensée déjà plus ou moins présente depuis l’antiquité, le pragmatisme devient à la mode au début du XXème siècle, grâce notamment à son père fondateur américain William James. La pensée allemande phénoménologique prend le pas sur le pragmatisme dans les années trente, mais ce dernier courant, après avoir fait une apparition dans les années soixante-dix, émerge de plus belle depuis le début de notre siècle.
Afin de comprendre ce qu’est le pragmatisme, nous nous réfèrerons à un texte de W. James (2010 (1907)). Celui-ci explique que le pragmatisme est avant tout une méthode qui permet d’éviter les débats sans fin entre des discours opposés mais cohérent à travers les points de vue respectifs. Ainsi un questionnement qui se dit scientifique (en sciences « moles » comme en sciences « dures ») n’a de pertinence que si sa réponse a des conséquences concrètes et pratiques sur la réalité. Il rapporte les propos du chimiste Ostwald: « Toutes les réalités influencent notre conduite, m’avait-il écrit, et c’est dans cette influence que réside pour nous leur signification.
Dans mes cours, je pose d’ordinaire les questions comme ceci : en quoi le monde serait-il différent si telle proposition plutôt que telle autre était vraie ? Si je ne vois aucune différence, alors l’alternative n’a pas de sens » (James, 2010 : 103).
Il ne s’agit donc pas seulement de pertinence mais surtout de signification. Ainsi, il éloigne les questionnements trop abstraits qui sont alors inutiles et improductifs. « La philosophie ne devrait pas avoir pour unique fonction, dit James, que de déterminer précisément quelle différence cela fera pour vous et pour moi, à tel et tel moment de votre vie, si l’on tient pour vraie telle formule de l’univers plutôt que telle autre » (James, 2010 : 104).
L’exigence pragmatique poserait les bases d’un empirisme différent de celui connu jusqu’alors. Et W. James écarte tout aussi fermement l’approche rationaliste. La « vérité » n’a de fondement qu’à travers l’expérience des individus, idée qu’il tire du discours de MM. Schiller et Dewey. Une idée est vraie à travers un point de vue. Par ailleurs, la vérité individuelle est logiquement sujette à des changements, dus à l’expérience personnelle (discussion, observation, incident qui bouleversent l’idée première, etc.). Par conséquent « il n’y a pas de vérité objective pure, de vérité qui s’établirait sans qu’intervienne la fonction qui répond aux besoins de l’individu de lier les parties anciennes de l’expérience aux plus récentes » (ibid. : 115).
Position religieuse et représentation : variations de points de vue au cours de l’histoire
Le regard catholique
Alain Besançon (1994) fait remarquer que L’Egypte ancienne et la Mésopotamie, puis la civilisation grecque antique usaient de l’image sans rougir pour figurer les dieux, ce que l’auteur appelle une « situation d’innocence » (Besançon, 1994 : 10). Mais les philosophes grecs n’étaient pas tous d’accord avec cet usage figuratif, Platon soutenant que « le regard doit se tourner vers le divin et que lui seul vaut la peine d’être contemplé ; que le représenter est vain, sacrilège, inconcevable » (ibid.: 12). Nos ancêtres antiques ont donc déjà amorcé les questionnements concernant l’image et la représentation. Platon rejette l’activité mimétique car il est convaincu que l’artiste, en essayant de la reproduire se détourne de la vérité. L’imagination (phantasia ) qu’il définit comme pensée par l’image et mélange de sensations et d’opinions, ne peut qu’éloigner de la vérité. Pour Aristote, au contraire, l’art qui reste une imitation peut permettre d’atteindre la vérité. L’âme aurait deux élans distincts vers l’image : pour l’un l’image est le signe de ce qu’elle représente, pour l’autre l’image est une réalité qui s’impose d’elle-même.
On ne cesse de débattre sur l’intérêt de l’image pour atteindre le vrai. Et c’est particulièrement le cas dans la religion catholique.
La représentation, un débat sans fin
La Bible dit : « Tu ne te feras aucune image taillée, rien qui ressemble à ce qui est dans les cieux, là-haut, ou sur la terre, ici-bas, ou dans les eaux, au-dessous de la terre » (Exode 20, 4 ; cf. aussi Deut. 5, 8). Cependant, Jack Goody (2006)montre que la règle comporte quelques rares exceptions : Dieu aurait lui-même demandé et inspiré la création de l’arche d’alliance qui porte deux chérubins d’or forgé. Et Moïse a sculpté le serpent d’airain.
L’Eglise porte tout au long de l’histoire un regard spécifique sur les pratiques marginales. Et, comme dans la plupart des sociétés et religions, le discours de l’Eglise sur le rapport à l’objet et aux représentations de l’invisible fluctue au court du temps, classant souvent ce rapport matériel avec les pratiques marginales combattues par l’institution officielle. L’autorité religieuse n’apprécie guère les dévotions populaires qu’elle qualifie parfois de blasphématoires, de barbares ou, à moindre échelle, de superstitieuses. Elle n’a néanmoins pas toujours le même point de vue radical. Jack Goody, dans son ouvrage intitulé La peur des représentations, retrace l’histoire des réactions face aux représentations iconographiques. Il nous montre tout d’abord que le problème de la représentation du « Créateur » est récurent dans beaucoup de sociétés. Car, par exemple, ce ne serait que vaine tentatives que d’essayer d’approcher la réalité ainsi, car les dieux ne sont souvent pas perceptibles visuellement. D’autres raisons plus sociales et politiques sont également à prendre en compte, comme l’accusation d’un trop grand luxe attribué aux représentations figuratives, par exemple.
L’iconoclasme est toujours plus ou moins présent un peu partout. Il connaît des variations, revenant de plus belle de manière épisodique. Le rejet de l’icône et ses fluctuations sont observables dans les diverses régions du monde et diverses religions : Proche-Orient, par exemple, Bouddhisme primitif où l’iconoclasme était surtout une dénonciation du luxe. Mais Jack Goody affirme que le rejet des arts représentatifs est plus radicalement présent dans les « cultures écrites », bien qu’il y soit implicitement présent dans les autres cultures. En fait, l’écriture apporterait selon Goody une réflexion plus accrue. N’y voyons pas là pour autant une idée que les membres des sociétés à « cultures orales » ne sont pas capables de raisonner. Néanmoins, la question pourrait être gênante si elle n’est pas traitée avec assez de rigueur. Quoiqu’il en soit, elle ne nous sera pas utile ici.
En ce qui concerne l’Europe, les arts figuratifs comme le théâtre et la sculpture ont connu un énorme déclin au moment où les églises ont commencé à s’y développer.
L’appauvrissement et la décadence de l’Empire Romain a jeté les arts dans la catégorie du gaspillage de temps et d’argent. L’Eglise s’est alors emparée de cet argument en y ajoutant la proscription de la représentation, de la mimesis. Et si au Moyen-Âge l’art figuratif est très présent avec la persistance de la tradition celtique sur une bonne partie de l’Europe du Nord, cette période connaît en parallèle un déclin avec la puissance ecclésiastique, en ce qui concerne le théâtre, la peinture et à moindre mesure la littérature profane (Goody, 2006 : 24).
En Europe, les œuvres profanes sont arrêtées le jour de Pâques, et la musique est un objet de débat. Nous sommes même passés par la proscription de la culture de fleurs (ibid.: 35).
Celles-ci étaient vues comme un luxe (dans un contexte de révolution française par exemple) mais aussi employées comme offrande à de mauvais dieux. L’Eglise prône surtout le Verbe contre l’objet, et combat la dévotion païenne.
Cependant, Goody constate un changement radical avec l’avènement des médias de masse, et d’« une culture de masse des représentations » (Goody, 2006 : 34). Mais l’opposition ne fait que se déplacer à celle de la re-présentation face à l’abstrait. Les dogmes de l’Eglise indiquent que l’hostie est censée être réellement le corps du Christ. La présence affirmée de Dieu, comme dans les reliques, justifie l’« idole », la statue. Presentia s’oppose alors à imago. Mais l’affirmation catégorique du pain et du vin comme étant le corps du Christ pose régulièrement question.
Par ailleurs, l’hostie est au centre de certaines pratiques qualifiées d’hérétiques par l’Eglise, à savoir l’utilisation magique de l’hostie. L’Eglise place ce pain particulier au sein d’une norme à suivre, nous dirons même d’un cadre et d’une modalisation à accepter, selon les termes de E. Goffman (1986). Les « hérétiques » seraient, de cette façon, coupables de mécadrage . Rappelons également que les objets rituels et les rituels eux-mêmes, que l’on en use dans les dévotions hors de la religion instituée ou à l’église, a aussi connu des rejets. Les puritains ont critiqué le caractère faussé des cérémonies religieuses comme la messe, qui s’affilie au théâtre. De même, le prêtre y est accusé de s’interposer entre l’homme et Dieu.
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Table des matières
Introduction
Chapitre I. Variations des points de vue anthropologiques et religieux
a. Approche anthropologique
Létude du fait religieux
Les objets et la présence surnaturelle
Anthropologie et religion
Pragmatisme
Quelques termes de vocabulaire
b. Position religieuse et représentation : variations de points de vue au cours de l’histoire
Le regard catholique
La représentation, un débat sans fin
LEglise face aux pratiques populaires
Et ailleurs ?
Chapitre II. L’Objet/matérialité : un élément indispensable au religieux ?
a. Un appui de mise en scène
Accessoire de mise en scène et efficacité rituelle
Les différentes fonctions des objets dans la « scénographie » religieuse et spirituelle
b. Interaction avec l’objet, interaction avec l’invisible
L’écrit
Une scénographie au service de l’intercession
Lex-voto
Re-présentation
c. Lexceptionnalité de l’objet : force, aura, pouvoir et dimension sacrée
Lobjet exceptionnel autonome
d. Processus de création de lexceptionnalité et du pouvoir efficace
Chapitre III. Un lieu, un espace, un cadre
a. Constitution dun espace spécifique sacralisé : un cadre
Eléments de modalisation
Espaces délimités, propre à accueillir le divin
Le monastère carmélitain d’Amiens
L’aménagement de l’espace cultuel catholique
b. En Pèlerinage
La Terre Sainte
Processus de création d’un pèlerinage
c. Lieux et espaces imaginaires
Conclusion
Annexes
Bibliographie
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