Cette thèse porte sur l’usage militant des droits sociaux, et plus particulièrement du droit à l’eau. Elle interroge la capacité de ce dernier à contribuer à l’amélioration des politiques sociales relatives à l’accès aux services essentiels des populations urbaines marginalisées, et plus généralement à la réduction de la pauvreté. Ce faisant, notre travail se concentre sur la pauvreté et les inégalités urbaines, d’une part, sur les problèmes spécifiques relatifs à l’accès à l’eau des pauvres en milieu urbain, d’autre part. Précisons d’emblée que le recours protestataire au droit peut revêtir des formes différentes, une variété de tactiques pouvant relever de la légalité, cependant, nous ne nous intéresserons ici qu’à un usage particulier : celui du procès et du recours aux tribunaux pour accéder à des biens fondamentaux (litigation en anglais).
Utilisation des droits sociaux pour la défense de causes sociales
En conséquence de ces diverses avancées dans le champ des droits sociaux, le manque d’accès aux services essentiels est dorénavant en passe de devenir assez systématiquement synonyme de violation des droits fondamentaux. De nombreuses organisations ou individus tendent à formuler leurs aspirations économiques, sociales ou culturelles en termes de droits. Alors que les droits sociaux imposent des obligations aux États, dans le même temps, ils suscitent un sentiment d’attente de la part des citoyens et se retrouvent aujourd’hui au cœur d’un grand nombre de luttes et de mobilisations sociales : mouvement des sans terres au Brésil, guerre de l’eau en Bolivie (Cochabamba 2001), campagnes pour l’accès aux médicaments dans de nombreux pays en développement, etc. Pour ces acteurs en quête de légitimité et d’arguments à opposer aux décideurs politiques, l’approche par les droits permet de présenter les exigences économiques et sociales non plus comme des souhaits mais comme des droits indispensables à la vie et à la dignité humaine et offre ainsi la puissance idéologique, rhétorique et juridique des droits de l’homme.
Dans ce cadre, le rapport mondial sur le développement humain (PNUD, 2000, p. 75) montre que, dans de nombreuses régions du monde, des actions en faveur des droits sociaux se développent, tant aux niveaux locaux que nationaux, et souvent avec l’aide de relais mondiaux ou de réseaux internationaux de plaidoyer qui sont devenus des acteurs centraux dans la lutte contre les injustices et les inégalités (Keck, Sikking, 1998). On observe par ailleurs que les organisations militant pour le respect et la mise en œuvre des droits sociaux utilisent des méthodes que l’on voyait plus traditionnellement utilisées pour les combats en faveur du respect des droits civils et politiques (manifestations, recours aux médias, assemblées publiques et actions en justice). Ainsi, une approche que l’on pourrait qualifier de revendicative, sans être forcément conflictuelle, qui emploie le langage des droits de l’homme, émerge dans le champ des droits sociaux, renforçant ainsi une tradition ancienne dans le champ des droits civils et politiques.
De la même manière, dans de nombreux pays, les tribunaux jouent un rôle moteur dans la promotion des droits sociaux dans des domaines aussi divers que la santé, l’environnement, les services essentiels ou l’accès au logement. Le recours aux tribunaux est mobilisé tant par des organisations militantes, qui y voient une manière de porter la voix des pauvres dans les systèmes institutionnels, que par un certain nombre d’ONG et de réseaux de défense des droits de l’homme . Les pays en développement ou émergents sont également concernés par ce phénomène, comme en témoignent les nombreux procès relevant de la défense des droits sociaux en Inde, en Afrique du Sud ou dans certains pays d’Amérique Latine (COHRE, 2009) . La question de l’eau, portée par la reconnaissance du droit à l’eau dans les instances internationales, n’échappe pas à cette tendance. Ainsi, le recours à des arènes sociales institutionnalisées comme les tribunaux ou la justice et de manière plus générale à la ressource juridique, devient pratique courante. Le postulat sous-jacent à ces mobilisations est que la reconnaissance formelle du droit à l’eau, notamment par les États, permet d’améliorer l’accès à l’eau des populations, particulièrement des plus pauvres, en offrant un instrument supplémentaire dans la palette des militants. Ces organisations amènent donc à se poser la question du lien entre l’affirmation du droit et son effectivité dans la mesure où leur postulat fondateur suppose que le fait de rendre les droits fondamentaux plus visibles renforce leur protection et leur mise en œuvre.
Choix du terrain de recherche : l’Afrique du Sud
Afin d’étudier les rapports complexes entre le droit à l’eau, son effectivité et la pauvreté, il nous a semblé pertinent de choisir un pays émergent pour mener nos recherches de terrain. En effet, les pays dits émergents sont globalement caractérisés par une urbanisation rapide, des inégalités intra-urbaines fortes et une insertion inégale dans l’économie mondiale, mais leur croissance économique dote aussi l’action publique de moyens et de marges de manœuvre, contrairement à ce qui est observé dans des pays plus pauvres. Ainsi, de réels choix politiques peuvent y être opérés, notamment en faveur des droits sociaux, et des systèmes de protection sociale peuvent être mis en place en faveur des pauvres pour favoriser leur accès aux biens essentiels. Au-delà, Parnell et Boule (2008, p4) estiment que les pays émergents partagent « un engagement politique en faveur de la démocratie et de l’accès aux droits fondamentaux pour tous les citadins », qui se traduit en Afrique du Sud dans la Constitution qui reconnaît un certain nombre de droits sociaux dont le droit à l’eau , et une certaine critique du néolibéralisme couplée à l’insistance sur le rôle de l’État comme agent de développement (en Afrique du Sud, les gouvernements locaux sont les acteurs centraux du développement, notamment pour l’accès aux services). Les pays émergents, dont l’Afrique du Sud, constituent donc une « catégorie » de pays intéressante pour notre thèse dans la mesure où l’État, agent modernisateur ou agent de transformation socio-économique, a une certaine capacité à mettre en œuvre les droits sociaux. Quelles sont les spécificités de l’Afrique du Sud au regard des quelques éléments mentionnés ci-dessus ? Lorsque l’on s’intéresse aux droits sociaux et à leur impact sur le changement social et la réduction de la pauvreté, l’Afrique du Sud est très souvent citée comme un cas exemplaire du fait de sa Constitution, d’une jurisprudence novatrice sur les droits sociaux et de plusieurs procès relatifs à ces derniers mais aussi de politiques sociales ambitieuses. Pourtant, au-delà de ces généralités, il est nécessaire de revenir de manière plus approfondie sur la justification du choix de cette étude de cas pour notre thèse.
Si l’Afrique du Sud possède l’une des Constitutions les plus riches au monde s’agissant des droits sociaux, le pays est également marqué par des inégalités persistantes, la révolution économique et sociale n’ayant pas eu lieu pour des millions de Sud-Africains (Seekings, 2007 ; Terreblanche, 2004). Malgré la Constitution et les programmes gouvernementaux isant à réduire les inégalités mis en place depuis 1994, la « Nation arc en ciel » reste l’une des sociétés les plus inégalitaires au monde (OCDE 2006 : coefficient de Gini de 0.59) marquée par des inégalités et une pauvreté qui augmentent depuis 1994, des taux de chômage forts et des systèmes d’aides sociales ambitieux et évolutifs mais peu performants (Vircoulon, 2004 ; Triegaardt, 2007 ; Seekings, 2007). Pour certains, ce rattrapage socioéconomique partiel aurait changé le profil de l’Afrique du Sud en en faisant une société ségrégée non plus selon les races mais selon les classes (Bond, 2004). En somme, la Constitution apparaît comme un idéal lointain pour des millions de citoyens n’ayant toujours pas accès à leurs droits économiques et sociaux.
Après l’apartheid, le renouveau démocratique a permis un renouveau de la pensée sur les manières de faire la ville, avec un accent mis sur la transformation urbaine en faveur des pauvres afin d’inverser les tendances passées. Dans ce cadre, le débat se concentre sur la question des droits humains et sur le rôle de l’État (Parnell, Pieterse, 2010 ; Parnell, Boulle, 2008), l’idée étant de réussir à mettre en place la « bonne ville » capable de corriger les effets des ségrégations passées sur des millions de Sud-Africains pauvres. Le débat sur cette vision idéale de la ville inclusive se situe à deux échelles : comment permettre à tous les citoyens d’accéder aux biens fondamentaux et aux droits sociaux et comment universaliser l’accès à ces droits en renouvelant les arrangements institutionnels urbains? En effet, l’Afrique du Sud est un des seuls pays au monde a avoir mis la question des droits sociaux au centre de son développement puisque le pays « is one of the few countries in the world that has explicitly adopted a rights-based approach to development»(DFID, 2000, pp. 18-23) et le pays « has put human rights at the core of its development strategy, with the government establishing one of the world’s most forward-looking structures of rights » (PNUD, 2000, p1).
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Table des matières
INTRODUCTION
PARTIE 1 – L’EMERGENCE DU PROJET « GCIN’AMANZI » DANS UN SECTEUR DE L’EAU SOUMIS A D’INTENSES CONTROVERSES
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 – REFORMES NATIONALES ET MUNICIPALES DANS LE SECTEUR DE L’EAU
1. UN SECTEUR DE L’EAU PRIORITAIRE SUR L’AGENDA POLITIQUE NATIONAL DEPUIS L’AVENEMENT DEMOCRATIQUE
2. LE DEFI DES ANNEES POSTAPARTHEID : UNIFORMISER DES SERVICES HETEROGENES
3. DE LA MUTATION DU POUVOIR LOCAL A LA CREATION DE JOHANNESBURG WATER
CHAPITRE 2 – MISE EN ŒUVRE DU PROJET OGA
1. L’IMPERATIF D’ECONOMISER LA RESSOURCE
2. UN BILAN EN DEMI-TEINTE
CONCLUSION. LE PROJET OGA, UN « BON » PROJET ?
PARTIE 2 – REMISE EN CAUSE DU PROJET OGA : LES MOUVEMENTS SOCIAUX AUX PRISES AVEC LES SERVICES ESSENTIELS
INTRODUCTION
CHAPITRE 3 – THEORIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX
1. REVUE DE LA LITTERATURE INTERNATIONALE SUR LES MOUVEMENTS SOCIAUX
2. ÉTUDE DES MOUVEMENTS SOCIAUX AU SUD OU LA REDECOUVERTE RECENTE DES MOUVEMENTS SOCIAUX EN AFRIQUE
3. DE LA DECOUVERTE DES « NOUVEAUX MOUVEMENTS SOCIAUX » DANS L’AFRIQUE DU SUD POST-APARTHEID
CHAPITRE 4 – « LA GUERRE DE L’EAU DE SOWETO ». ACTE 1, LE RECOURS A LA RUE
1. L’EMERGENCE DE LA CONTESTATION COLLECTIVE
2. DES MODES D’ACTION EN MARGE DE LA LEGALITE
3. QUELLE VISION DES SERVICES D’EAU ?
CONCLUSION
PARTIE 3 – LE DROIT, UN OBJET AMBIVALENT POUR LES DYNAMIQUES PROTESTATAIRES
INTRODUCTION. « LA GUERRE DE L’EAU DE SOWETO ». ACTE 2 : LE RECOURS AU DROIT
CHAPITRE 5 – POURQUOI ET COMMENT RECOURIR AU DROIT ?
1. UN CONTEXTE SUD-AFRICAIN FAVORABLE AUX USAGES MILITANTS DU DROIT
2. DES CONTESTATIONS CONTRE LE PROJET GCIN’AMANZI AU RECOURS AU DROIT, UNE CRISE DE LA CULTURE DE L’ACTION DIRECTE?
3. ROLE DE L’EXPERTISE DANS LA CONSTRUCTION DE L’AFFAIRE
CHAPITRE 6 – L’ILLUSION DU DROIT ?
1. UNE PUBLICISATION DE LA CAUSE PERMISE PAR LA MOBILISATION DU DROIT
2. LES DYNAMIQUES PROTESTATAIRES DANS LA TOURMENTE DU DROIT
3. COMMENT SE REMOBILISER APRES LA DEFAITE DEVANT LES TRIBUNAUX?
CONCLUSION. LE DROIT, OBJET AMBIVALENT AU-DELA DE L’AFFAIRE MAZIBUKO
PARTIE 4 – LES « PETITES VICTOIRES » EN QUESTION
INTRODUCTION
CHAPITRE 7 – DES AMELIORATIONS TECHNIQUES ET SOCIALES MALGRE LA DEFAITE DES PLAIGNANTS
1. LE CARACTERE DISCRIMINATOIRE DE LA POLITIQUE MUNICIPALE EN QUESTION
2. EVOLUTION DE L’OUTIL SOCIOTECHNIQUE : VERS DES COMPTEURS A PREPAIEMENT PLUS « SOCIAUX » ?
3. EVOLUTION DES AIDES SOCIALES POUR L’EAU SOUS L’INFLUENCE DU PROCES MAZIBUKO
4. REFORME DU CIBLAGE DES AIDES SOCIALES OU COMMENT TENTER D’INCLURE LES « INVISIBLE POORS »
5. LE PROCES, UNE ARENE DE MISE EN DEBAT ET DE CONTROVERSES ANCIENNES
CHAPITRE 8 – DEVELOPPEMENT D’UNE INGENIERIE PARTICIPATIVE RENOUVELEE FACE A UN ACTEUR DEVENU INCONTOURNABLE : L’USAGER URBAIN PAUVRE
1. SENSIBILISER : DE L’IMPORTANCE DE LA PRESERVATION DE LA RESSOURCE
2. L’INGENIERIE PARTICIPATIVE EN QUESTION : BONNE GOUVERNANCE URBAINE OU ILLUSION ?
3. LES ELUS LOCAUX AU CŒUR DU PROJET, UN CHOIX PARADOXAL COMPTE TENU DE FORTS DYSFONCTIONNEMENTS INSTITUTIONNELS DANS L’APPAREIL SOCIOPOLITIQUE SUD-AFRICAIN
4. UN CHANGEMENT D’ATTITUDE DE LA MUNICIPALITE AMORCE ?
CONCLUSION. DE L’EFFECTIVITE PARADOXALE DES STRATEGIES JURIDIQUES
CONCLUSION GENERALE
ANNEXES