Cette thèse porte sur l’usage militant des droits sociaux, et plus particulièrement du droit à l’eau. Elle interroge la capacité de ce dernier à contribuer à l’amélioration des politiques sociales relatives à l’accès aux services essentiels des populations urbaines marginalisées, et plus généralement à la réduction de la pauvreté. Ce faisant, notre travail se concentre sur la pauvreté et les inégalités urbaines, d’une part, sur les problèmes spécifiques relatifs à l’accès à l’eau des pauvres en milieu urbain, d’autre part. Précisons d’emblée que le recours protestataire au droit peut revêtir des formes différentes, une variété de tactiques pouvant relever de la légalité, cependant, nous ne nous intéresserons ici qu’à un usage particulier : celui du procès et du recours aux tribunaux pour accéder à des biens fondamentaux (litigation en anglais).
L’Afrique du Sud constitue le terrain d’étude de cette thèse. L’étude de cas analysée est l’affaire Mazibuko, procès qui, s’appuyant sur le droit à l’eau constitutionnel, a questionné pendant plus de trois ans la politique de l’eau de la municipalité de Johannesburg en faveur des urbains pauvres de Soweto. Cette étude de cas principale sera mise en regard d’un certain nombre d’autres procès relatifs aux droits sociaux (droit au logement, droit à la santé, etc.) en Afrique du Sud ou dans d’autres pays en développement en Afrique, en Asie et en Amérique Latine. Basée sur la littérature internationale, principalement d’origine nord-américaine, consacrée à la mobilisation du droit à des fins militantes, la question de l’impact potentiel de «l’usage militant du droit » (Israël, 2009) en termes de changement social et de réduction de la pauvreté sera posée. De la même manière, les conditions de la mobilisation du droit et leurs limites sur les dynamiques protestataires seront abordées.
De la commande de l’ONG à la construction du projet de thèse
Comprendre la construction du projet de thèse demande de repartir à la demande sociale initiale. En effet, le point de départ de cette thèse découle d’une demande exprimée par l’ONG Action Contre la Faim (ACF), partenaire impliqué dans le cadre d’un dispositif CIFRE (Convention Industrielle de Formation par la Recherche). L’ONG, intriguée par l’émergence du droit à l’eau à l’échelle internationale -et plus généralement de l’intérêt grandissant pour la question des droits sociaux (Herrera, 2009)- souhaitait questionner cette notion nouvelle afin de saisir les opportunités opérationnelles que celle-ci pouvait receler. En parallèle, l’émergence d’une approche par les droits de l’homme (Human Rights Based Approach) dans le milieu du développement (Grugel et Piper 2009, Hasan et al. 2005, Cornwall et NyamuMusembi 2004, Manzo 2003) et le renouvellement des questionnements sur le droit à la ville (UN-Habitat, 2008, 2010) venaient renforcer cet intérêt. Ces trois dynamiques expliquent que les droits soient devenus ces dernières années un questionnement central pour les acteurs du développement. Par ailleurs, compte tenu que « les actions de développement ont souvent pour finalité d’accroître l’accès des ménages défavorisés à des opportunités économiques, à des biens et des services de base (eau potable, crédit, information, habitat, santé, éducation, etc.) » (Huyghebaert, Alpha, 2010, p7), ces nouvelles approches, souvent mal comprises, interrogent les acteurs du développement : sont-elles susceptibles d’améliorer la qualité et la durabilité des programmes de développement ?
Face à l’émergence du droit à l’eau et à l’imposition du langage des droits dans les domaines du développement, l’ONG avait développé une croyance « naïve » considérant que l’existence du droit à l’eau dans les lois ou les constitutions favorisait de facto la réalisation de l’accès à l’eau. Cette croyance dans le pouvoir du droit est également une vision légaliste qui veut que l’affirmation d’un droit ou l’adoption d’une loi suffit à son effectivité (Roca I Escoda, 2011). En effet, l’approche par les droits, repose généralement sur une conviction certaine dans le potentiel réformateur de la loi et de la justice et plus largement sur l’idée que le droit peut faire évoluer la société. Dans le même ordre d’idées, l’approche par les droits présuppose que la loi va produire des effets positifs en cascade en termes de transformations sociales, économiques et politiques.
Angle d’approche privilégié: les mouvements sociaux urbains
Derrière la notion « d’usage militant du droit » se cachent des acteurs sociaux caractérisables de mouvements sociaux. Pour le sens commun, la notion de mouvement social semble aisément appréhendable et est associée à un ensemble divers de formes de protestations : grèves, manifestations, etc. Pour le sociologue, elle correspond à un ensemble de réseaux (composés d’organisations et d’acteurs isolés), construits sur des valeurs partagées et une notion de solidarité, qui se mobilisent autour d’enjeux conflictuels, en ayant recours à différentes formes de protestation. Plus simplement, un mouvement social peut être défini comme « une forme d’action collective concertée en faveur d’une cause » (Neveu, 2005, p. 9). Au delà, les mouvements sociaux sont des “processes of mobilization that involve protest and a demand for some sort of alternative society and development” (Bebbington et al., 2008, p. 2876). La notion de changement social est en effet centrale dans la compréhension des mouvements sociaux et toute action concertée autour d’une cause s’incarne en « entreprises collectives visant à établir un nouvel ordre de vie » (Blumer, 1946) qui vise au changement social ou au contraire à la résistance au changement. Enfin, selon Polet (2008, p. 1), « Les mouvements sociaux sont des puissants vecteurs de changements sociaux et politiques, dans la mesure où ils permettent à des groupes qui souffrent d’un déficit de représentation politique (…) de faire exister leurs problèmes sur la scène publique. » Dans ce cadre, l’objectif de notre travail est d’étudier comment le droit, saisi par des mouvements sociaux, peut être un outil contestataire, une arme politique, utilisée au profit du changement social.
À l’inverse de nombreux travaux privilégiant une approche s’intéressant au rôle de l’État ou à celui des agences de coopération internationale dans la réduction de la pauvreté et l’accès aux services essentiels, approche qui a largement failli (Satterthwaite, 2008), nous proposons une approche centrée sur les bénéficiaires de nombreux programmes ou politiques : les urbains pauvres. Il s’agit donc de s’intéresser aux urbains pauvres qui tentent, par des processus de mobilisation et d’actions collectives variés, de répondre directement à leurs besoins.
Des droits sociaux au droit à l’eau
Avant d’exposer le terrain de recherche choisi et le cadre théorique de nos travaux, revenons sur la notion de droits sociaux et l’émergence du droit à l’eau sur la scène internationale. Ce détour s’avère utile dans la mesure où la résurgence des droits sociaux en général et du droit à l’eau en particulier a conditionné la demande sociale ayant présidé au développement de cette thèse.
Les droits sociaux
Si, il y a dix ans, il n’y avait pas de consensus sur le lien entre droits et services essentiels, notamment en milieu urbain, il en va autrement aujourd’hui (Hasan et al. 2005) : l’accès aux services essentiels (logement, santé, eau, etc.) est un droit pour tous, il s’agit de trouver les moyens de parvenir à les réaliser à l’échelle globale. Les droits sociaux, relatifs aux besoins fondamentaux des individus et aux services essentiels (santé, alimentation, éducation, logement, etc.), peuvent également être qualifiés de droits créances (Jeannot, 2008) dans la mesure où leur satisfaction exige une action de l’État sous la forme d’une prestation et confère aux citoyens une créance envers la société ou l’État qui est tenu de développer des prestations positives impliquant la création de services publics.
Les droits sociaux constituent des créances sur un ensemble de dispositifs sociaux (institutions, normes, lois, environnement économique) qui doivent être aptes à assurer leur jouissance. L’État, et un ensemble d’autres acteurs, ont pour mission d’agir pour instaurer ces dispositifs: les droits créances des individus imposent donc des obligations à l’État qui peut ainsi être qualifié de débiteur d’obligations (PNUD, 2000, p. 73). Pour autant, l’État n’est pas un distributeur : d’ailleurs dans la plupart des pays en développement ou émergents, il serait illusoire de considérer l’État comme un simple débiteur compte tenu des conditions économiques. En réalité, le droit à bénéficier des biens de première nécessité qui se cachent derrière les droits créances passe par un droit d’accès à des dispositifs sociaux adéquats. Ainsi, la réalisation des droits sociaux par les États est forcément progressive et leur réalisation doit être évaluée à l’aune du degré de réalisation d’un droit donné mais également à l’aune de l’efficacité des politiques élaborées et mises en œuvre, ainsi que des progrès réalisés. À cet égard, il existerait des « droits abstraits » et des « droits concrets » : une personne dispose ainsi des droits concrets à bénéficier de politiques adéquates et non de droits « abstraits » à l’alimentation, à l’eau ou encore au logement (PNUD, 2000, p. 77). Cette notion nous semble assez importante dans la mesure où elle permet de désamorcer certains débats sur la nature des droits. Par exemple s’agissant du droit à l’eau, le « droit à » ne donne pas droit à une eau gratuite mais à des politiques sociales adéquates, notamment pour les plus pauvres. Ainsi, les droits sociaux sont intimement liés aux services publics (de santé, relatifs au logement, etc.). C’est ainsi que l’on parle de « droit au service public », notion dont découle la notion d’usager, (Jeannot, 2008) quand on parle de droits créances. Le droit au service public est un droit-créance, c’est-à-dire un droit du citoyen à obtenir des prestations de service. De ce fait, s’agissant des droits sociaux, il s’agit de s’interroger sur la volonté et la capacité de l’État à fournir ces prestations de service et sur leur caractère équitable ou non.
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Table des matières
INTRODUCTION
PARTIE 1 – L’EMERGENCE DU PROJET « GCIN’AMANZI » DANS UN SECTEUR DE L’EAU SOUMIS A D’INTENSES CONTROVERSES
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 – REFORMES NATIONALES ET MUNICIPALES DANS LE SECTEUR DE L’EAU
1. UN SECTEUR DE L’EAU PRIORITAIRE SUR L’AGENDA POLITIQUE NATIONAL DEPUIS L’AVENEMENT DEMOCRATIQUE
2. LE DEFI DES ANNEES POSTAPARTHEID : UNIFORMISER DES SERVICES HETEROGENES
3. DE LA MUTATION DU POUVOIR LOCAL A LA CREATION DE JOHANNESBURG WATER
CHAPITRE 2 – MISE EN ŒUVRE DU PROJET OGA
1. L’IMPERATIF D’ECONOMISER LA RESSOURCE
2. UN BILAN EN DEMI-TEINTE
CONCLUSION. LE PROJET OGA, UN « BON » PROJET ?
PARTIE 2 – REMISE EN CAUSE DU PROJET OGA : LES MOUVEMENTS SOCIAUX AUX PRISES AVEC LES SERVICES ESSENTIELS
INTRODUCTION
CHAPITRE 3 – THEORIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX
1. REVUE DE LA LITTERATURE INTERNATIONALE SUR LES MOUVEMENTS SOCIAUX
2. ÉTUDE DES MOUVEMENTS SOCIAUX AU SUD OU LA REDECOUVERTE RECENTE DES MOUVEMENTS SOCIAUX EN AFRIQUE
3. DE LA DECOUVERTE DES « NOUVEAUX MOUVEMENTS SOCIAUX » DANS L’AFRIQUE DU SUD POST-APARTHEID
CHAPITRE 4 – « LA GUERRE DE L’EAU DE SOWETO ». ACTE 1, LE RECOURS A LA RUE
1. L’EMERGENCE DE LA CONTESTATION COLLECTIVE
2. DES MODES D’ACTION EN MARGE DE LA LEGALITE
3. QUELLE VISION DES SERVICES D’EAU ?
CONCLUSION
PARTIE 3 – LE DROIT, UN OBJET AMBIVALENT POUR LES DYNAMIQUES PROTESTATAIRES
INTRODUCTION. « LA GUERRE DE L’EAU DE SOWETO ». ACTE 2 : LE RECOURS AU DROIT
CHAPITRE 5 – POURQUOI ET COMMENT RECOURIR AU DROIT ?
1. UN CONTEXTE SUD-AFRICAIN FAVORABLE AUX USAGES MILITANTS DU DROIT
2. DES CONTESTATIONS CONTRE LE PROJET GCIN’AMANZI AU RECOURS AU DROIT, UNE CRISE DE LA CULTURE DE L’ACTION DIRECTE?
3. ROLE DE L’EXPERTISE DANS LA CONSTRUCTION DE L’AFFAIRE
CHAPITRE 6 – L’ILLUSION DU DROIT ?
1. UNE PUBLICISATION DE LA CAUSE PERMISE PAR LA MOBILISATION DU DROIT
2. LES DYNAMIQUES PROTESTATAIRES DANS LA TOURMENTE DU DROIT
3. COMMENT SE REMOBILISER APRES LA DEFAITE DEVANT LES TRIBUNAUX?
CONCLUSION. LE DROIT, OBJET AMBIVALENT AU-DELA DE L’AFFAIRE MAZIBUKO
PARTIE 4 – LES « PETITES VICTOIRES » EN QUESTION
INTRODUCTION
CHAPITRE 7 – DES AMELIORATIONS TECHNIQUES ET SOCIALES MALGRE LA DEFAITE DES PLAIGNANTS
1. LE CARACTERE DISCRIMINATOIRE DE LA POLITIQUE MUNICIPALE EN QUESTION
2. EVOLUTION DE L’OUTIL SOCIOTECHNIQUE : VERS DES COMPTEURS A PREPAIEMENT PLUS « SOCIAUX » ?
3. EVOLUTION DES AIDES SOCIALES POUR L’EAU SOUS L’INFLUENCE DU PROCES MAZIBUKO
4. REFORME DU CIBLAGE DES AIDES SOCIALES OU COMMENT TENTER D’INCLURE LES « INVISIBLE POORS »
5. LE PROCES, UNE ARENE DE MISE EN DEBAT ET DE CONTROVERSES ANCIENNES
CHAPITRE 8 – DEVELOPPEMENT D’UNE INGENIERIE PARTICIPATIVE RENOUVELEE FACE A UN ACTEUR DEVENU INCONTOURNABLE : L’USAGER URBAIN PAUVRE
1. SENSIBILISER : DE L’IMPORTANCE DE LA PRESERVATION DE LA RESSOURCE
2. L’INGENIERIE PARTICIPATIVE EN QUESTION : BONNE GOUVERNANCE URBAINE OU ILLUSION ?
3. LES ELUS LOCAUX AU CŒUR DU PROJET, UN CHOIX PARADOXAL COMPTE TENU DE FORTS DYSFONCTIONNEMENTS INSTITUTIONNELS DANS L’APPAREIL SOCIOPOLITIQUE SUD-AFRICAIN
4. UN CHANGEMENT D’ATTITUDE DE LA MUNICIPALITE AMORCE ?
CONCLUSION. DE L’EFFECTIVITE PARADOXALE DES STRATEGIES JURIDIQUES
CONCLUSION GENERALE