LE THÈME : HISTOIRE DE L’URBANISME ET RECONSTRUCTIONS
« Si l’on s’en tient […] au système d’idées qui inspirent ou rationalisent la pratique [de l’urbanisme] (le système d’idées est souvent construit a priori, comme justificatif d’une opération, mais dans une situation historique déterminée), il relève de trois analyses. L’urbanisme moderne n’élimine pas l’imaginaire : comment ces « idées » s’articulent-elles avec les sociétés ? L’urbanisme exerce une fonction par rapport au système sociopolitique : comment est-il déterminé, délimité et dévié par cette fonction et quelle est la marge réelle d’autonomie ? Enfin quelles sont dans une conjoncture et dans une société concrètes, les rapports de force et les moyens qui réduisent, déforment le champ des réalisations ou ouvrent des failles exceptionnelles? »
L’intérêt de ce programme d’étude proposé par Marcel Roncayolo est d’abord d’identifier un objet pour l’analyse. Accompagnant la « crise » de l’urbanisme classique planificateur, une dilution du champ d’analyse des politiques urbaines se produit en effet depuis une vingtaine d’années . Le paradigme de la gouvernance se substitue à celui de la planification « par en haut ». Partant du double constat de l’échec de ces pratiques et de l’apparition de nouvelles doctrines de gouvernement des villes, les nouvelles analyses montrent la diversité des acteurs qui interviennent, les pratiques complémentaires ou concurrentes qui produisent la ville, déboulonnant de son podium le discours de l’urbanisme en majesté et son héraut, l’urbaniste. L’appellation même d’urbanisme, comme transformation volontaire de l’espace urbain découlant de l’application de procédures rationalisées, s’en trouve contestée. Et le chercheur qui s’y intéresserait court le risque de se voir accuser d’occulter une partie essentielle du réel.
Le projet de cette recherche est pourtant né, à Beyrouth, de l’observation empirique des effets sur le terrain, dans le contexte de la « reconstruction », d’un ensemble d’idées d’urbanisme qui donnait à cette ville une forme nouvelle, détruisant une partie de la ville ancienne. De là l’attrait pour la démarche proposée par Marcel Roncayolo. L’identification de ces champs d’analyse propose non seulement un objet et une démarche de recherche mais désigne aussi le système d’idées de l’urbanisme comme un moyen pertinent pour comprendre le devenir historique des sociétés urbaines. Contre l’idée que l’urbanisme n’aurait qu’une signification technique et normative étroite, il postule que cet objet n’est ni moins noble ni moins légitime que d’autres discours ou pratiques qui ressortiraient directement au politique ou au social. On peut avancer l’hypothèse que la reconstruction de Beyrouth constituait l’un de ces moments cruciaux du devenir d’une société, ce qui justifie de s’attacher au(x) système(s) d’idées d’urbanisme qui inspirai(en)t manifestement les pratiques que l’on pouvait y observer.
L’affirmation que l’urbanisme, au sens d’un système d’idées orientant les pratiques de l’aménagement urbain, constitue un champ pertinent de recherche n’est pas contradictoire avec le discours sur la « crise » de l’urbanisme et l’élargissement du débat sur sa pertinence et sur sa légitimité, voire sur son dépassement, qui insistent sur le renouvellement des acteurs et des méthodes de gestion urbaine. Ces recherches montrent en effet que l’urbanisme est l’une des formes, historiquement situées, prises par les politiques urbaines. Cela a deux implications. Il convient, dans une histoire sociale de l’urbanisme, de s’attacher aux déterminations historiques qui conduisent à l’émergence des discours et des pratiques urbanistiques et éventuellement, à leur affaiblissement. L’un des écueils à éviter serait de postuler que la chronologie de l’urbanisme au Liban, dans son avènement comme dans son éventuelle disparition, serait identique à celle que l’on peut observer en France et plus généralement dans les pays occidentaux ou encore dans des pays voisins et proches du Liban par la culture ou le mode de développement. En particulier, l’actualité de l’urbanisme au Liban devra être rapprochée du contexte de sortie de guerre. La deuxième implication a trait à la nécessité d’identifier d’éventuelles modalités de gestion urbaine alternatives à l’urbanisme et de préciser comment elles s’articulent avec lui.
ENTRE SORTIE DE GUERRE ET HISTOIRE URBAINE : LA RECONSTRUCTION DE BEYROUTH
Repérer, dans une reconstruction, les linéaments d’une histoire sociale de l’urbanisme implique de se confronter au cas de la capitale libanaise dans le contexte de l’après-guerre. Le premier enjeu est sans doute de préciser en quoi la démarche proposée et les hypothèses qui la justifient renouvellent les regards portés sur ce moment historique. Deux thématiques principales se détachent : la première est l’analyse sociologique et politologique d’une sortie de guerre et la seconde est l’écriture d’une histoire urbaine et urbanistique renouvelée.
Sorties de guerre
La question principale posée par nombre de recherches est celle de la restauration d’une logique de la paix au Liban, après quinze années de guerre civile. Dans ces travaux, la notion de sortie de guerre est préférée à celle de reconstruction, pourtant dominante dans le vocabulaire politique. Le problème du terme de reconstruction ne réside pas tant dans sa signification physique, qui pourrait être assumée, que dans sa connotation morale et sociale, celle de la reconstruction et de la guérison d’une société qui irait de pair avec la reconstruction physique. À travers la logique de la sortie de guerre, c’est un modèle de transition politique qui est placé au centre de l’analyse, ce qui permet de situer le Liban par rapport à un ensemble de pays en transition vers la paix civile durant les années quatre-vingt-dix : Afrique du Sud, Balkans, Palestine, Irlande du Nord, etc. Trois grandes thématiques sont alors auscultées. La première a trait aux mécanismes de rétablissement d’une compétition politique « civile » à la place d’une compétition militaire, de la dissolution des milices au rétablissement d’une vie politique parlementaire. Cette transition n’élimine pas tout héritage de la guerre, comme le montre, par exemple, la reconversion d’une partie du personnel milicien à des postes de responsabilité politique. Le second thème, qui est directement lié au précédent, est celui du rétablissement de l’État dans ses prérogatives, qui s’effectue à l’ombre de la tutelle syrienne sur le Liban et selon la logique dictée par les rapports de force entre factions politiques en compétition pour le pouvoir. Une dernière variété d’analyses traite des formes de retour à la concorde civile dans la société et examine les progrès et les apories de la réconciliation nationale .
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Table des matières
Introduction
Première Partie
La reconstruction de Beyrouth : idéologies et politiques
Chapitre 1 : La modernité imposée
Chapitre 2 : Les futurs controversés du centre-ville
Chapitre 3 : La reconstruction dans l’agglomération de Beyrouth
Deuxième partie
Fondations et déceptions. L’urbanisme libanais de l’Indépendance à la guerre
Chapitre 4 : L’État libanais et l’urbanisme au temps de l’indépendance
Chapitre 5 : Urbanisme, aménagement du territoire et développement sous la
présidence de Fouad Chehab
Chapitre 6 : Formes de mobilisation des « urbanistes libanais » face à
l’aménagement urbain
Chapitre 7 : La société libanaise et l’urbanisme au début des années soixante-dix
Troisième partie
Cultures professionnelles, bouleversements sociaux et urgences politiques.
Urbanisme et urbanistes entre guerre et reconstruction
Chapitre 8 : La guerre et les mutations de la commande. Renouvellements
institutionnels et professionnels
Chapitre 9 : Reconstructions manquées au centre-ville
Chapitre 10 : La banlieue sud-ouest, un laboratoire de l’urbanisme beyrouthin
Chapitre 11 : Le littoral, dernier horizon de l’urbanisme beyrouthin
Conclusion générale
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