Des Paysages tissés par leur histoire, leur économie, leur géographie…
« Le paysage, ou plutôt les paysages sont des acquisitions culturelles et l’on ne voit pas comment on pourrait en traiter sans bien connaitre leur genèse. » (Roger, 2017). Comme le dit Alain Roger dans cette citation, le paysage étant une vision donnée par la culture d’un lieu donné à une époque donnée, on ne peut pas comprendre ce paysage sans chercher à comprendre ladite culture. En effet, « le paysage serait la conséquence visible d’un processus écologique, économique et technique.» (Berque in Berque 1994, p. 66). Cela signifie que le paysage est institué par l’homme dans sa société, mais qu’il n’est pas une invention sans fondements : il est tissé par l’histoire du lieu, par la géographie, par l’économie passée et présente…
Un paysage qui s’appuie sur le patrimoine bâti : médiéval à Accous ; récent, ferroviaire et historique à Canfranc.
Le paysage que l’on institue aujourd’hui provient en partie de l’histoire du lieu et de ce qui l’a fait vivre pendant de nombreuses années. Comment ont été institués tous ces paysages crées sur les cartes postales (les « clichés », en quelques sortes) ? Toutes les composantes du paysage que l’on se donne à voir aujourd’hui sont des héritages du passé.
Si l’on se penche maintenant sur notre étude de cas, essayons de comprendre quels éléments ont fondé les paysages autour d’Accous et de Canfranc. L’histoire d’Accous et de la vallée d’Aspe m’a été relatée par Anne Berdoy, habitante d’Accous mais aussi historienne et médiéviste et anciennement élue d’Accous, troisième vice-présidente de la Communauté de communes où elle était présidente de la commission culture. Anne Berdoy m’a accueilli dans sa maison au centre du village, pour me raconter l’histoire du village. Cette maison est un exemple parfait des maisons que l’on trouve dans le centre du village : en partie médiévale, elle a été rallongée puis le pignon a été détruit. La façade a été refaite au 19e siècle, puis des petits ajouts ont été faits au fur et à mesure. On comprend donc que l’origine du village est ancienne, puisque les indices laissés par l’époque médiévale sont nombreux. D’ailleurs, les bâtiments qui figurent sur les cartes postales sont d’époque médiévale : l’Eglise Saint Martin d’Accous, bâtie au XIVe siècle, est l’emblème du village, sur la place centrale (fig.6).
Le village, comme beaucoup d’autres villages médiévaux, s’est donc constitué autour de la chapelle et de l’église, formant un noyau. Il existe bien d’autres maisons d’origine médiévale dans le village. Elles étaient autrefois des maisons de notables, commel’abbaye laïque à Jouers. On comprend donc que le village a un fondement très ancien, le premier texte évoquant Accous datant du XII e siècle (il s’agit d’un acte d’hommage datant de 1154, immortalisant leserment d’allégeance des Béarnais au roi d’Aragon). On ne peut pas certifier que le village existaitavant cette date-là, même si on le suppose fortement car on sait qu’une voie Gallo-Romaine y passait.
Le paysage d’Accous s’est donc constitué autour de ce patrimoine médiéval, l’intégrant totalement. Les paysages de montagne ne seraient pas les même sans le cachet médiéval des villages adossés aux sommets. Ils font partie intégrante de ce paysage, ils le constituent aussi. La photographie suivante, prise à l’entrée du village de Lescun, situé à 9km d’Accous, est un exemple flagrant de l’intégration de l’architecture du village dans la constitutiondu paysage. L’arrivée dans le village est magnifiée, composée (fig.7). Les montagnes en arrière-plan constituent un fond et le village en premier plan devient presque le sujet du tableau, au même titre que lesmontagnes. Les toitures à 45°, toutes en ardoise noire, et les enduits clairs créent une unité qui s’intègre comme un tout dans la composition.
Un « paysage économique » : comment une activité a donné une identité au territoire
Autour d’Accous, la vallée d’Aspe a été façonnée par l’activité agricole et par l’élevage, principales activités économiques depuis le Moyen-Age. La vallée d’Aspe est connue aujourd’hui encore pour la production de fromage en estives, et on voit que la tradition agricole est ancrée dans le territoire : on note aujourd’hui la présence de fermes datant du XVIII e siècle, des exploitations qui se lèguent de famille en famille, et la production de fromages reste l’activité économique principale. L’ouvrage Estives d’Ossau, (Rendu, Calastrenc, Le Couédic & Berdoy, 2016), retrace l’histoire de cette activité et explique en quoi c’est une véritable tradition, remontant jusqu’à ses origines au Moyen Age. On peut lire aujourd’hui cette tradition agricole ancrée dans le territoire. En effet, la vente de fromages et l’appellation « Ossau Iraty » sont une véritable attraction touristique de la vallée. On trouve de nombreux points de vente (fig. 11), Accous se trouvant sur la «Route du Fromage », qui regroupe les producteurs, les laitiers, les points de vente de l’Ossau IratyAOP (fig.9).
Parmi les dépliants proposés à l’office du tourisme, la plupart traite de cette activité pastorale en proposant des points de vente, ou alors des activités de découverte de ce milieu pastoral. La communauté de commune a aussi développé des écomusées sur Accous, ou Borce, qui évoquent la tradition pastorale ou la vie des fermiers basco-béarnais (fig.12).
Cela se traduit par un paysage qui se construit sur cette tradition pastorale. L’activité économique qu’est la production de fromage, l’élevage, la gardede troupeaux en estives a donné une identité au territoire, et en fait un point remarquable in visu, un trait de caractère que l’on veut consciemment retrouver dans la carte postale de la vallée d’Aspe, et donc dans le paysage que l’on donne à voir. Cela se traduit par un paysage que l’on construitautour de la présence (la persistance) de zones d’estives « ouvertes » en haute montagne, c’est-à-dire des zones de pelouses où les troupeaux paissent. Cela se traduit aussi par la perception d’un paysage orné de petites cabanes de berger, de fermes, et de scènes de vies liées à la vie pastorale : le berger menant son troupeau, la transhumance…
L’évolution du paysage agricole, le développement des friches
Le milieu naturel a été tout à fait modifié par l’homme et construit par ce dernier. Par exemple, les acacias et les robiniers sont des arbres qui ont été importés en France, tout comme le châtaigner et une grosse partie des arbres fruitiers. On trouve aussi dansnos forêts des Pyrénées françaises deschênes rouges, des tulipiers de Virginie, des épicéas (qui, à l’origine, ne se trouvaient en France que dans les Vosges), des cèdres, des noyers, châtaigniers, des azalées de Chine et des rhododendrons d’Himalaya… Toutes ces espèces ont été amenées par l’homme et plantées dans ces forêts. S’il n’y avait pas eu d’Hommes, il y aurait des forêts partout. En montagne, on aurait principalement des hêtraies sapinières (hêtres et sapins pectinés), avec tout un cortège d’essences accessoires comme le frêne, les ormes… C’est plus ou moins ce que l’on trouve actuellement dans les forêts peu entretenues.
Plus haut en altitude, on trouverait du pin accroché, et de rares zones de pelouse et de rochers, à partir d’environ 2500m d’altitude. On remarque que les pins accrochés,en montagne en Espagne, sont très présents : cela pourrait être une preuve que la tendance naturelle a été plus respectée, que la forêt a été moins exploitée pour des productions de bois précises ou qu’il y a eu moins d’élevage d’altitude sur le versant espagnol. De même, sans l’œuvre de l’homme, des études menées par l’ONFmontrent que l’on aurait du hêtre et du chêne sessile en plaine, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
Avec l’impact des actions de l’Homme, les forêts ont donc été modifiées par rapport à un cursus naturel. En particulier, il y a eu des modifications d’essences : par exemple, si la nature tendait à avoir des hêtraies-chênaie sessile en plaine, on trouve plutôt aujourd’hui des chênes pédonculés, favorisés dans le Béarn et le Pays Basque pour les glands qu’ils produisent, pratiques pour nourrir les bêtes. Ces modifications se sont opérées depuis le néolithique,et depuis que l’homme a commencé à être éleveur. Il en est de même pour le châtaignier : introduit durant l’Antiquité romaine (avec le pommier, le poirier, le noyer, etc.), il a été favorisé lui aussi pour sa capacité nourricière. Il y a encore 150 ans, l’usage était de planter ces arbres là en forêt : celle-ci n’a donc pas évolué d’une manière naturelle.
Aujourd’hui, on hérite donc des espèces plantées par l’homme pour répondre à un besoin (nourricier, économique, esthétique,…). Ce que l’on croit voir comme étant la nature sauvage, est en fait une production de l’homme, les essences des arbres des forêts ayant étés choisies par les hommes, aménageurs de leur territoire. L’ONF travaille aujourd’hui dansle but de réadapter les essences aux besoins actuels (en termes d’économie, de politique et d’écologie…), car ces espèces introduites par l’homme ne correspondent plus au système économique et social d’aujourd’hui (déclin de l’élevage etde l’agriculture, tourisme, …).
En plaine, l’homme a aussi introduit des résineux exotiques (car cela était plus aisé à cultiver que sur des zones en pente). Ainsi, on trouve aujourd’hui du pin laricio (d’origine Corse ou de Sardaigne), du thuya (américain), du mélèze du Japon, du Douglas du Canada ou du cryptomeria du Japon… L’objectif était de produire du bois, on a donc replanté ces espèces lors de reboisements au XX e siècle. D’après P.Pucheu, directeur de section à l’ONF de Pau,en plaine,«les forêts ont donc été complètement artificialisées » (Entretien du 09/12/2016 avec Philippe Pucheu, à l’ONF de Pau). Il n’y a actuellement aucune forêt naturelle dans les Pyrénées Atlantiques.
Dispositifs
Dans ce chapitre, nous montrons quels sont les dispositifs qui créent du paysage : les mises en scène d’un milieu, établies par l’homme pour créer son paysage.Rappelons d’abord que le paysage est lui-même un dispositif formé de trois parties : l’observateur, la chose à observer et le cadre, soit le dispositif d’observation. Ce triptyque est indispensable pour que l’on puisse considérer qu’un milieu est un paysage. Ces trois notions sont larges et permettent de s’intéresser au paysage de beaucoup de manières différentes : le cadre peut relever de l’histoire des sciences, l’histoire de l’art, l’invention du cinéma par exemple… L’observateur n’aura pas le même point de vue selon sa culture, son époque, etc. De même, la chose observée peut être un territoire, ou encore un élément du milieu. Ce sont ces trois parties, ensemble, qui permettent de faire du paysage unevue instituée, à valeur esthétique, de l’environnement.
Les cartes postales : points remarquables in visu
Le village d’Accous possède un paysage. En effet, il est souvent représenté sur la même « toile de fond », et cette manière de voir le village est reconnue de tous. C’est une vue que tout le monde connait et qui est collectivement reconnue (inconsciemment ou non) comme étant «le paysage d’Accous ». On estime que cette vue est collectivement reconnuecar elle est celle que l’on voit lorsque l’on emprunte la route principale d’accès au village (figure 18ci-dessous). On peut supposer que cette route existe depuis le XVIIIe siècle et probablement depuis le Moyen Age (elle est présente sur la carte de l’Etat-major, et on voit sur la carte de Cassini du XVIIIe siècle l’emplacement de l’église et de la voie principale, ce qui laisse croire que cette route reliant l’église à la voie existait déjà). C’est donc un point de vue très ancien, incontournable pour quiconque voulant accéder au village. Cette lente appropriation d’un point de vue comme représentation du villagefait partie du processus de création d’un paysage. C’est une sédimentation dans la vision collective du village d’Accous: génération après génération, on accède toujours par le même chemin, et on voit toujours Accous sur fond de sommets, avec le Poey en second plan, tel un contrefort.
Effectivement, analysons la carte postale ancienne d’Accous (figure 20 ci-dessous) : toutes les composantes classiques du paysage sont représentées. Les personnages créent une mise en abyme et représentent, en plus de celui qui regarde la carte postale, les observateurs. Le cadre est bien calculé et prend soin d’englober tous les éléments qui « caractérisent » un paysage de montagne, commenous l’expliquions plus haut : les sommets encore enneigés, la strate de moyenne montagne cultivée ou investie par l’homme (les pâturages, les estives) et le village dans la plaine. La composition est faite tel un tableau : c’est ce que l’on pourrait appeler la marqueterie de l’image. Comme on le voit sur l’analyse de la carte postale (figure 20), l’image est découpée horizontalement en trois parties, et le centre du tableau est bien marqué par les pentes des estives, la forme du cirque des sommets et la position centrale des personnages sur la charrette. L’histoire agricole et pastorale est mise en avant sur cette carte postale, car le paysage du village d’Accous esttissé par son histoire, comme nous l’avons montré plus haut. Ici, au premier plan, on observe le labeur des paysans dans les champs, et au second plan l’impact de leur travail sur la montagne : les carrés cultivés sur les contreforts du Poey, juste au dessus du village. Les deux premiers tiers dans la composition témoignent de l’appartenance de l’Homme à ce territoire. Le dernier tiers magnifie l’ensemble :la montagne, les sommets et le ciel, surplombant l’ensemble. En bas de l’image, on voit l’homme et son labeur, et en haut, la montagne « intacte », vierge de l’action de l’homme, relevant presque dudivin.
Les mises en scène
Signalétique, affiches, panneaux paysagers
La signalétique, les affiches, les panneaux paysagers sont autant d’éléments de mise en scène qui participent à la création d’un paysage. En effet, ils posent un cadre : quelle est la chose à observer ?
Comment la regarder ?
Dans le village d’Accous, on ne rencontre pas beaucoup de panneaux explicatifs sur le milieu naturel (la faune, la flore) ni même sur le patrimoine architectural. On trouve dans un premier temps les panneaux installés par la mairie, de couleur blanche et marron. Ils indiquent les directions des différents hameaux mais aussi des lieux « clés » du village : les monuments à visiter, les lieux d’attraction touristiques ou les points panorama. Ainsi, à l’entrée du village, un premier panneau (fig. 27, à gauche) nous signale la crête du Bergout, principal lieu de décollage de parapente à Accous. Les pictogrammes à côté du mot « Bergout » indiquent en effet le parapente et un panorama à observer (au col du Bergout, cependant, aucun panneau ni de panorama expliqué par un panneau). On a ici l’ébauche d’un dispositif de création de paysage : on institue un point de vue comme « panorama », on le reconnait et on va jusqu’à l’indiquer par un panneau. Le dispositif aurait été efficace et complet si l’on trouvait, au col du Bergout, un vrai dispositif d’obervation de paysage (ce n’est pas le cas).
De même, un panneau explicatif sur la géologie (fig. 28) se trouve à l’entrée du village, et tente de sensibiliser les visiteurs sur le milieu dans lequel ils pénètrent. Il faut signaler cependant que ce panneau est un peu détérioré par le temps, et surtout, se trouve sur une pelouse sur laquelle personne n’accède. Il s’agit d’une petite bande herbeuse, entre la route et l’arrière d’un restaurant. Cette tentative de sensibilisation se rapproche d’une politique un peu timide et délaissée sur lavalorisation du milieu naturel pour en faire du paysage. Ici, une explication sur la « route géologique de la vallée d’Aspe » est bien mise en place, mais il n’y a pas dispositif de création de paysage, si ce n’est que le panneau suggère une manière de regarder le milieu, et donc instaure plus ou moins un cadre : regarder le milieu par un filtre spécial (celui des spécificités géologiques), c’est déjà une approche de création de paysage.
Aménagement de sentiers
A Accous, l’office du tourisme est formel : que l’on séjourne au village pour une semaine ou une après-midi, la promenade jusqu’au sommet du Poey est incontournable. Il est en quelque sorte l’emblème du village, son contrefort et même sa toile de fond. C’est un lieu depuis lequel on voit toute la vallée, les villages d’Accous et de Bedous et les hameaux environnants. On y monte à pied directement depuis le village, en suivant les petits panneaux de randonnée.
Le départ se fait donc sur la place de la mairie. Les signes « GR » nous guident jusqu’à un premier panneau, indiquant « sommet du Poey – 0h25 ». Le sentier quitte la route goudronnée pour nous faire prendre une piste forestière. Quelques minutes plus tard, un second panneau nous fait bifurquer sur la gauche : il indique « Table d’orientation ». Le visiteur s’attend donc à voir un point de vue, un seul, institué, aménagé pour l’observation. A partir dece point, la montée commence. Au bout de quelques lacets, le besoin d’une pause se fait ressentir. Le visiteur tombe alors sur un panneau éducatif montrant les empreintes des animaux de la forêt et de la montagne (fig. 37). Outre la sensibilisation au milieu naturel, ce panneau constitue lui aussi un dispositif de paysage. Il semble en effet être placé à un endroit stratégique, là où la plupart des randonneurs s’arrêtent pour faire unepause. La randonnée continue, le visiteur sort de la forêt et commence à pénétrer dans la zone ouverte et donc à découvrir la vue alentour (fig. 38). Le visiteur, inconsciemment, traverse les strates qui composent le paysage classique : il part du village, traverse la forêt, arrive dans la zone d’estives pour finalement observer les sommets autour de lui. Tous les éléments du paysage classique sont présents et vécus, pratiqués par l’expérience de la marche.
Après quelques lacets de montée dans les estives pentues et pleines de fougères, le sommet est là : on voit, sur le sommet, la table d’orientation qui nous attend, comme un but, la finalité de la promenade (fig. 39). C’est comme si, grâce à cette table d’orientation, le visiteur allait enfin pouvoir voir le panorama qui s’offre à lui. Il peut alors se positionner bien en face de la table d’orientation et faire ce jeu de va et vient entre le panorama qui s’offre à lui et les sommets dessinés sur la table d’orientation. Ici, le dispositif de paysage est explicite : le cadre est donné par le début et la fin du panorama dessiné sur la table d’orientation (fig. 40) ; la chose à observer est mise en valeur par la position de l’observateur sur un sommet qui lui fait face. La table d’orientation non seulement instaure un paysage mais joue aussi un rôle de guide pour l’observation d’un paysage.
Des arrêts, des cadres, des pauses photo
Comme nous avons pu le montrer précédemment, les panneaux paysagers sont des dispositifs qui contribuent à créer du paysage. L’aménagement des sentiers est aussi un moyen de créer des points de vue institués et culturellement reconnus comme étant des paysages. Dans cette partie, nous regarderons comment certains aménagements urbains créent des « arrêts sur image » en quelque sorte, et créent des cadres. Devant de tels aménagements, la majorité des touristes ou visiteurs s’arrêtent pour la fameuse « pause photo » : ce sont des dispositifs qui forcent le regard, qui incitent le visiteur à regarder le milieu d’une façon particulière, selon un angle particulier, dans un cadrage particulier, et de voir un paysage.
A Accous, on peut se demander à quoi servent les bancs de pierre disposés de part et d’autre de la petite route départementale (fig. 47). Ils sont tous les deux disposés en dehors du village, et ne sont pas à coté de jeux pour enfants ou d’un quelconque aménagement. Ils sont simplement là, le long de la route entre Accous et hameau de Jouers, à 10min à pieds d’Accous. On peut alors supposer que, faute d’un usage bien précis, bien déterminé, ils sont là pour suggérer au visiteur un arrêt.
L’aménagement est assez maladroit : un banc lourd, installé sur un dallage en béton qui ne s’intègre pas dans le sol naturel, et qui, dans un des deux cas, fais dos au panorama. La volonté d’une mise en scène est ici douteuse, mais l’absence de toute autre utilité nous fait penser que ces bancs sont bel et bien des dispositifs de création de paysage : ils proposent aux visiteurs une pause, un point de vue particulier, qui sera le même pour chaque personne qui prend place sur ce banc. Le fait que cette vue soit répétée, institue un point de vue, ce qui fait de ce processus un dispositif de création de paysage.
A Canfranc, on observe un dispositif bien plus frappant : le pavillon qui prend place devant la gare offre littéralement un cadre aux visiteurs, pour réaliser la photo souvenir de la gare (fig. 48). Sa position a été tout à fait calculée pour que le corps principaldu bâtiment entre dans le cadre. Les grands pins qui prenaient place, avant la construction du pavillon, sur les rives du Rio Aragon et qui masquaient un peu la façade ont été coupés. La hauteur du cadreaussi est bien calculée, on remarque même une assise dans ce cadre pour permettre au visiteur de prendre place au premier plan du tableau.
Il s’agit donc d’un cadre au sens formel, le cadre de la composition du tableau. Mais c’est aussi un cadre dans le sens où ce dispositif donne aussi des informations sur la manière dont on peut voir la gare (rappelons le triptyque qui forme le paysage : l’observateur, la chose observée et le cadre qui peut signifier le contexte dans lequel on observe la chose). Eneffet, on remarque que le cadre en acier corten porte des inscriptions : « Canfranc, 1928, Pau, Bordeaux, Casteillo de Jaca, … ». Cela fait référence à la visée nationale de la gare, à son histoire rocambolesque et à la volonté de la ville de Canfranc, lors de la construction de ce symbole et aujourd’hui encore, de rayonner au moins à l’échele de l’Europe si ce n’est à l’international. Encore une fois, on note le dynamisme dans la mise en scène, la volonté d’une évolution, d’une valorisation du patrimoine sans aller vers la muséification : comme le dit Bernard Lassus : « l’intervention minimale, c’est apporter d’autres dimensions au déjà la » (Lassus, Cinq propositions pour une théorie du paysage, p92).
Les stéréotypes, la publicité et le paysage
Les paysages étant des vues reconnues par tous, il est intéressant de voir que la publicité participe à l’élaboration de cette reconnaissance collective. En effet, le regard collectif est façonné par les modèles anciens de paysage mais aussi par des processus économiques, sociaux, politiques de production de paysage rural (c’est-à-dire la publicité). La publicité renforce en effet les stéréotypes des paysages. C’est ce qu’évoque Donadieu dans l’ouvrage Cinq propositions pour une théorie du paysage: par exemple, lorsque l’on évoque les paysages de l’Auvergne, ona en tête un stéréotype de paysage de volcan et d’eau minérale, en écho au stéréotype donné par lapublicité pour l’eau minérale Volvic. (Lassus ; 61). Grâce à la publicité et aux stéréotypes qu’elle renvoie, la montagne fait vendre des voitures, des logements, des voyages… Et à chaque fois qu’elle apparait dans les médias, c’est sous sa forme maquillée, stéréotypée, si bien que ces images rentrent dans l’imaginaire collectif comme étant la seule représentation valable de ces territoires. De ce fait,on se représente les Alpes sous la neige, autour d’une fondue savoyarde dans un chalet savoyard lui aussi. Les Pyrénées sont plutôt caricaturées par le berger devant sa cabane de pierre, accompagné de ses brebis. Dans la vallée d’Aspe, ces stéréotypes autour de la tradition pastorale sont très présents, et même accentués par les populations locales qui ont compris que cela était en faveur du tourisme.
Ainsi, dans la publicité, on stéréotype l’hébergement touristique, pour qu’il corresponde tout à fait à l’image que vient chercher le visiteur. Dans les Pyrénées, on recherchera une grange rénovée en cœur de village ; dans les Alpes, un chalet savoyard au borddes pistes. Les publicités vont aussi stéréotyper les voyages : les vacances « à la neige », au ski, en mettant en scène toutes les activités autour des sports d’hiver. Ces stéréotypes fonctionnent très bien car ils sont imprégnés dans les esprits de chacun. C’est ainsi qu’ils participent à former les paysages: on voudra retrouver ces images immuables des stéréotypes dans les paysages. C’est-à-dire que le paysage des Alpes ne serait pas complet s’il lui manquait son chalet ; le paysage des Pyrénées tient lui aussi à sa cabane pastorale, ou son troupeau. Sur la figure 49 ci-contre, on trouve deux annonces pour des hébergements touristiques sur Lescun, à dix minutes d’Accous. Lescun est un village plus touristique qu’Accous, ce qui rend les exemples plus flagrants : les hébergements qui figurent en premier dans la liste sont les plus stéréotypés, ce sont ceux qui répondent le mieux à l’image de publicité. Ce sont donc ces images qui seront instituées dans les esprits comme les bases des paysages pyrénéens de la vallée d’Aspe.
Cependant, ces stéréotypes peuvent conduire à des visions totalement erronées de la réalité.
Ainsi, lors de la visite d’un saloir à Accous, la fermière montre des petites tommes de brebis, oranges, en train de sécher. M’étonnant de leur couleur, je lui demande d’où cela vient-il. Sa réponse fut que cette couleur orange vif venait d’un colorant naturel, qu’elle rajoutait dans la pâte: c’est une demande de la clientèle parisienne, qui trouve que cela fait plus local, car on croirait qu’ils sont au piment d’Espelette. On peut saisir toute l’absurdité de la chose : nonseulement on ajoute des colorants au fromage pour qu’il « fasse plus local », mais en plus, c’est une image erronée car le piment d’Espelette est basque (d’où son nom…) et non pas originaire de la vallée d’Aspe. On voit donc les dangers de ces stéréotypes. De même, il n’est pas rare de trouver des chalets savoyards implantés sur les versants des montagnes pyrénéennes. Cela « fait montagne », disent les personnes qui les construisent (il va sans dire que généralement, ce ne sont pas des personnes qui connaissent l’histoire et les traditions du territoire).
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Table des matières
Introduction
Un questionnement né de l’observation de certains villages de montagne
Une vallée et deux villages pour construire la réflexion
Paysages de montagne
Un paysage de montagne, c’est quoi ?
Des Paysages tissés par leur histoire, leur économie, leur géographie
Dispositifs
Les cartes postales : points remarquables in visu
Les mises en scène
Normes, règlements… Dispositifs imposés agissant sur le paysage
Acteur(s) et paysage(s)
A chacun son territoire, à chacun son paysage
Le Maire, au sein de la Commune ou de la Communauté de Communes
Habitants et Associations
Agriculteurs
Tourisme : professionnels et visiteurs
Discussion : la théâtralisation de la montagne
Table des illustrations
Bibliographie