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Entre ombre et lumière : de la difficulté d’être une femme libre
La pensée de Mme Roland est complexe et se teinte d’une profonde ambivalence. En effet, elle ne cesse d’osciller entre d’une part la volonté de se conformer aux mœurs de son époque qui destinent les femmes à l’espace privé et d’autre part la volonté de se libérer de ces carcans afin de s’impliquer au sein de l’espace public. Si Mme Roland se considère comme une femme de l’ombre, elle ne cesse de montrer qu’elle possède des désirs plus profonds qui vont l’amener à évoluer au grand jour, au vu et au su de tous.
Être écrivaine au XVIIIe siècle : la vision ambivalente de Mme Roland
Le refus de devenir écrivaine
Nombreuses sont les femmes qui, au XVIIIe siècle, désirent passer d’une écriture privée à une écriture destinée au public. En effet, le nombre de publications féminines augmente, « tout comme le nombre d’auteures publiées sous leur propre nom et pas seulement dans des recueils ou revues comme au XVIIe siècle1 ». Pourtant, évoluant dans un siècle qui semble accorder aux écrivaines une plus grande place, Mme Roland a toujours mis un point d’honneur à ne jamais en devenir une, comme en témoigne sa discussion avec Sainte-Lette2 : « Mademoiselle, vous avez beau vous en défendre, vous finirez par faire un ouvrage ! – Ce sera donc sous le nom d’autrui ? lui répliquais-je ; car je me mangerais les doigts avant de me faire auteur3 ». Préférant souffrir plutôt que d’apparaître sur la scène publique en tant qu’écrivaine, Mme Roland fait preuve d’une détermination inébranlable. Elle ne songe en aucun cas à devenir écrivaine. Mais, si l’occasion devait se présenter, cela ne serait que par l’utilisation d’un pseudonyme ou de l’anonymat, Mme Roland ne voulant point affronter ouvertement l’opinion. Sa volonté est d’autant plus admirable qu’elle se trouve face à un intellectuel qui ne cesse de l’exhorter à l’écriture. En effet, Sainte-Lette ambitionne de la voir accéder à ce statut d’écrivaine qui fait selon lui partie de sa destinée :
Il prétend actuellement à quelque chose de plus : « Parce que, dit-il, cette chanson ne doit pas être votre premier ouvrage : il y en a donc d’autres ? pourquoi ne les verrait-on pas ? » […] il ne tiendrait pas à lui que je ne me jetasse dans la poésie. […] Il a cru entrevoir chez moi quelques dispositions de ce côté ; il m’y pousse pour irriter mes efforts et cette émulation créatrice des meilleurs ouvrages4.
Sainte-Lette voit en sa jeune protégée une grande disposition à l’écriture, notamment poétique. Pour lui, point de distinction entre un écrivain et une écrivaine. Manon lui apparaît légitime à se créer une place au sein d’un univers qui, certes, commence à accepter la présence de quelques femmes, mais qui demeure majoritairement conservateur. Résignée, Manon assure alors à son ami que « les grands talents ne sont pas faits pour les femmes5 ». À ses yeux, une femme du XVIIIe siècle ne doit pas s’exposer sur la scène publique, que ce soit la scène politique ou la scène intellectuelle. Si Mme Roland refuse de devenir une écrivaine, c’est qu’elle est intimement persuadée que ce n’est pas là le rôle d’une femme qui ne doit pas déroger à la conduite que la société lui demande d’avoir en se cantonnant à la sphère privée et intime. Se pose une réelle question à Mme Roland : une femme doit-elle, pour se conformer aux mœurs de l’époque, rester dans l’ombre ? Apparaissant comme une femme partageant ces mœurs, nous pouvons toutefois constater que cette prise de position s’avère plus complexe qu’elle n’en a l’air :
Jamais je n’eus la plus légère tentation de devenir auteur un jour ; je vis de très bonne heure qu’une femme qui gagnait ce titre perdait beaucoup plus qu’elle n’avait acquis. Les hommes ne l’aiment point et son sexe la critique ; si ses ouvrages sont mauvais, on se moque d’elle, et l’on fait bien ; s’ils sont bons, on les lui ôte. Si l’on est forcé de reconnaître qu’elle en a produit la meilleure partie, on épluche tellement son caractère, ses mœurs, sa conduite et ses talents que l’on balance la réputation de son esprit par l’éclat que l’on donne à ses défauts1.
Pour Mme Roland, écrire et publier alors que l’on est une femme et que l’on vit au XVIIIe siècle est assurément voué à l’échec. En effet, même si l’écrivaine est douée, son talent ne sera point reconnu et elle sera écartée de la société par ses pairs, tant masculins que féminins. Publier des ouvrages équivaut alors, pour une femme, à ternir sa réputation et à se mettre en danger face à des calomniateurs à la langue acerbe. Si Mme Roland adhère aux mœurs de son époque et refuse d’être une écrivaine, cela est plus par fatalisme que par réelle décision et envie personnelle. Elle apparaît alors « formatée » par la société qui lui a inculqué de nombreuses valeurs, dont celle de se tenir à l’écart du métier d’écrivaine. Si Mme Roland a assimilé ce constat d’exclusion de la société qui est propre aux femmes, c’est notamment à cause de nombreuses remarques qu’elle subit pendant son enfance et qui l’incitent à ne pas devenir trop érudite. Mme de Boismorel2, par exemple, le lui fait comprendre lors d’une visite que la jeune fille lui rend avec sa grand-mère : Elle lit, votre petite-fille, mademoiselle Rotisset ? – La lecture est son plus grand plaisir ; elle y emploie une partie des jours. – Oh ! je vois cela ; mais prenez garde qu’elle ne devienne une savante, ce serait grand’pitié3 ». Mme de Boismorel incite Manon à se plier aux convenances de la société, à fréquenter les femmes de la bonne compagnie plutôt qu’à se rêver en intellectuelle.
Place de la femme : de l’imitation d’un modèle à l’affirmation personnelle
Se conformer à l’image traditionnelle de la femme
Les Frères Goncourt, dans leur chapitre intitulé « La femme de la bourgeoisie » expliquent que « les vertus du mariage, du ménage, de la famille, se réfugient dans cet ordre moyen et s’y conservent3 ». Mme Roland, issue de ce milieu bourgeois, se conforme à cette éthique et prône le rôle domestique de la femme : Je veux qu’une femme tienne ou fasse tenir en bon état le linge et les hardes, nourrisse ses enfants, ordonne ou même fasse sa cuisine sans en parler, et avec une liberté d’esprit, une distribution de ses moments qui lui laisse la faculté de causer d’autre chose, et de plaire enfin par son humeur comme par les grâces de son sexe1.
En effet, Mme Roland estime qu’une femme du XVIIIe siècle doit avant tout être une mère, une épouse et une maîtresse de maison. Elle se conforme alors à ce modèle, toujours existant, de la femme qui doit faire passer le bonheur de sa famille avant le sien, sans pouvoir s’émanciper et s’affirmer en dehors de cet espace clos. Cependant, à travers ces quelques lignes, nous voyons que la notion de liberté est toujours très présente chez Mme Roland. Si la femme doit s’en tenir son rôle de ménagère, elle doit néanmoins posséder de l’esprit afin d’échanger sur d’autres domaines que celui du maintien d’une maison, tels ceux de la philosophie, de la littérature et de la politique. Il faut que les femmes du XVIIIe siècle sachent allier curiosité intellectuelle et devoirs domestiques si elles ne veulent pas devenir, comme l’écrit notre mémorialiste, de « bonnes femmes de ménages insupportables au monde, et même à leurs maris, par une préoccupation fatigante de leurs petites affaires2 ». Possédant elle-même une grande érudition, elle ne peut songer au fait que les femmes puissent en être dénuées. Mme Roland invoque de nombreuses fois ces devoirs domestiques qu’elle considère comme « sublimes et ravissants3 ». Certaine que ces devoirs seront un jour les siens, elle écrit : « C’est à me rendre capable de les remplir que doivent être employées mes jeunes années4 ». C’est alors tournée vers cet objectif que la jeune Manon, « pénétrée de la rigueur et de la sublimité des devoirs d’épouse5 », s’éduque elle-même. Si le mariage est pour elle, comme nous l’avons vu, indissociable d’une égalité mutuelle entre les époux, elle le considère aussi comme une union au sein de laquelle la femme doit se charger du bonheur domestique : Enfin, si le mariage était, comme je le pensais, un lien sévère, une association où la femme se charge pour l’ordinaire du bonheur des deux individus, ne valait-il mieux pas exercer mes facultés, mon courage, dans cette tâche honorable que dans l’isolement où je vivais6 ?
Cependant, cette interrogation nous laisse penser que la conception de Mme Roland quant au rôle de la femme a évolué au moment où elle rédige ses Mémoires. Après avoir pris part à la Révolution, après avoir œuvré aux côtés des Girondins et s’être imposée politiquement, elle ne peut vraisemblablement conserver les mêmes opinions et penser qu’une femme doit avant tout se consacrer au bonheur domestique. Être érudite ne suffit plus, il faut s’imposer sur le devant de la scène publique. Ainsi, cette citation nous montre clairement que le Je narrant se démarque du Je narré. Il y a toutefois chez Mme Roland, et notamment au sein de ses lettres de jeunesse, un véritable éloge du bonheur domestique. Selon Robert Mauzi, « le bonheur domestique est à la vie de l’âme ce que l’étude est à l’esprit : un état d’épanouissement et de calme, qui conduit la vraie plénitude1 ». C’est lors de ses longs séjours au Clos de la Platière2 que Mme Roland goûte à la perfection de ce bonheur domestique, et exerce ses « goûts simples » dans « tous les détails de l’économie champêtre et vivifiante »3. Le bonheur domestique doit alors se réaliser à la campagne, synonyme de vertu et de douceur. Ayant toujours éprouvé ce sentiment, elle en parle quelques années auparavant dans une lettre adressée à Sophie Cannet : Où sont ces femmes qui mettaient leur gloire dans le bonheur de leurs époux, le soin de leurs maisons et de leurs enfants ? Douces et fidèles, elles étaient le lien et le charme des familles ; retirées et sédentaires, elles faisaient régner dans l’intérieur le bon ordre de la paix. […] Les maisons de nos villes offrent-elles ce spectacle auguste et touchant d’une mère entourée de ses enfants qu’elle nourrit de son lait, instruit de ses exemples, dont elle conserve l’innocence et forme les mœurs ? tendre dans ses soins, prudente dans ses démarches, attentive à tout, sa maison est l’asile des vertus et du bonheur : respectée de tous, chérie de son mari, elle rend heureux tout ce qui l’environne. Non, ce n’est guère dans nos villes qu’il faut chercher ce spectacle ; il y règne une contagion qui pénètre partout4.
Être une femme publique
Si Mme Roland prône cette image traditionnelle de la femme, elle nous montre cependant maintes fois, par son discours mais aussi par ses actions, qu’elle est en faveur d’une implication de la femme sur la scène publique. Possédant une grande influence sur son époux, elle évoque dans ses Mémoires l’importance qu’une femme peut et doit avoir sur le cours des événements politiques. Selon elle, si le roi Louis XVI « était né deux siècles plus tôt, et qu’il eût une femme raisonnable1, il n’aurait pas fait plus de bruit dans le monde que tant d’autres princes de sa race qui ont passé sur la scène sans y faire beaucoup de bien ni de mal2 ». Aux yeux de Mme Roland, une femme qui apparaît sur la scène publique de son pays – telle une reine – est dans l’obligation d’être pourvue d’une grande raison puisqu’elle doit conseiller son mari et peut alors influer de manière positive sur les événements politiques. À la manière d’un roi qui, s’il veut gouverner avec sagesse, doit s’appuyer sur les conseils avisés d’une femme raisonnable, Roland en fera de même avec sa propre femme. Mme Roland devient pour son mari une inspiratrice, une muse du quotidien sans laquelle il ne pourrait travailler. Éprouvant un grand intérêt pour la campagne et le bonheur domestique, Mme Roland se sent appelée vers la ville et la vie politique. Elle sent que Paris lui apportera la raison de vivre dont elle se trouve alors dépourvue en province. Dans sa notice biographique, Mme Carette a su exprimer avec justesse le profond désir de Mme Roland de s’installer à Paris alors même qu’elle avait construit sa vie à Lyon : Madame Roland, livrée à sa fantaisie bucolique, prend goût à cette nouvelle vie. Elle rêve de créer une petite république où, attirant quelques-uns de ses amis parisiens, elle exercera ses hautes facultés au profit du relèvement moral des artisans et des paysans qui l’entourent. Mais elle ne tarde pas à avoir la nostalgie de Paris, et ce n’est pas sans surprise que nous apprenons qu’elle y vient en solliciteuse, afin d’obtenir que le clos de la Platière soit érigé en seigneurie, en récompense des services rendus par Roland dans sa carrière administrative3.
Être une femme dans une société d’hommes ?
Afin de se créer une légitimité politique, Mme Roland n’a d’autre choix que de graviter au sein d’une société uniquement composée d’hommes. Fréquentant certaines femmes au cours de sa vie, elle choisit de s’en éloigner, happée par la politique qui devient sa principale source de préoccupation. Mme Roland en est consciente : si elle veut avoir de l’influence, elle doit faire de son salon un foyer d’hommes.
Huis clos et amitiés féminines : de l’attachement à l’éloignement
Les amitiés au couvent
L’amitié entre Mme Roland et les demoiselles Cannet ne se serait très certainement jamais produite si celles-ci ne s’étaient pas rencontrées dans l’enceinte isolée et spirituelle du couvent des Dames de la Congrégation. En effet, n’étant pas issue du même milieu social que Sophie et Henriette, Manon ne fréquente donc pas la même société qu’elles : « Henriette, appartenant à une famille fidèle aux opinions monarchiques, avait vu avec peine son amie se précipiter dans la carrière de la Révolution, avec son rêve de République1 ». Cette grande différence d’opinions politiques ne doit cependant pas être considérée comme la cause de l’éloignement progressif des amies, principalement dû à la volonté de Mme Roland de n’inclure aucune femme dans son cercle politique. Si les trois femmes sont alors en désaccord, ne partageant pas la même vision propos de l’avenir de la France, le couvent leur a permis de nouer des liens d’une toute autre nature. Il est devenu une source principale de rencontres spirituelles entre femmes, effaçant les origines sociales et privilégiant à la fois simplicité et sensibilité. À propos de Sophie Cannet, Mme Roland écrit : Le calme d’une raison prématurée caractérisait Sophie ; elle ne sentait pas très vivement parce que sa tête était froide, mais elle aimait à réfléchir et à raisonner ; tranquille, sans prévenance, elle ne séduisait personne, mais elle obligeait tout le monde dans l’occasion et, si elle n’allait au-devant de rien, elle ne refusait rien non plus. Elle aimait le travail et la lecture2.
La jeune Manon se reconnaît alors en Sophie Cannet d’un point de vue spirituel et intellectuel. Éprouvant toutes deux le besoin de raisonner et de questionner le monde qui les entoure, elles deviennent inséparables, partageant « ouvrages, lectures, promenades3 ». Le calme du couvent leur permet de confronter leurs opinions dans le plus grand des sérieux. Toutes deux solitaires, il leur offre la possibilité de se livrer intimement, d’exposer leur cœur sans la moindre crainte : Je n’avais de véritables communications qu’avec ma bonne amie, tout autre ne faisait que m’entrevoir, à moins que ce ne fut quelqu’un d’assez habile pour lever le voile dont, sans prétendre me cacher, je m’enveloppais naturellement4.
S’attachant alors avec « cet abandon qui suit le besoin d’aimer à la vue de l’objet propre à le satisfaire5 », Manon éprouve pour Sophie une amitié qui grandit au fur et à mesure du temps passé au couvent. C’est grâce à cet espace qu’elles peuvent s’exprimer en toute sincérité et ne pas prétendre à de faux centres d’intérêts comme l’exige la société. La mondanité n’y ayant pas sa place, elles sont en mesure de continuer à s’éduquer intellectuellement et spirituellement. Si Mme Roland continue son éducation politique parmi des hommes, c’est avec des femmes qu’elle continue à s’abreuver des choses de l’esprit. Son amitié avec Sainte-Agathe, une religieuse du couvent, est également très forte. Sainte-Agathe prend Manon sous son aile et lui donne secrètement une clé de sa cellule afin que la jeune fille puisse « y entrer en son absence » et lire les livres de sa petite bibliothèque »1. Il se noue alors au couvent des relations sérieuses et intellectuelles qui, pour Mme Roland, apparaissent impossibles à construire avec des mondaines. Un passage des Mémoires indique qu’elle apprécie toutefois les rares mondanités qui y ont lieu : Il faut avouer que dans ces fêtes de pauvres recluses, où l’on pouvait trouver de l’enfantillage, il régnait aussi ce je ne sais quoi d’aimable, d’ingénu, de gracieux, qui n’appartient qu’à la douceur des femmes, à la vivacité de leur imagination, à l’innocence de leurs ébats lorsqu’elles s’égayent entre elles, loin de la présence d’un sexe qui les rend toujours plus sérieuses quand il ne les fait pas délirer2.
C’est dans le but de revoir Sainte-Agathe qu’elle retourne au couvent durant une fête donnée pour la supérieure. Si Mme Roland s’emploie à critiquer la superficialité des mondanités, elle affiche ici un regard différent, teinté d’admiration pour ces femmes qui profitent du cours de la vie en toute simplicité et avec une profonde innocence. Ayant passé la plus grande partie de sa vie entourée d’hommes, Mme Roland nous montre avec ces quelques lignes que l’influence de l’homme peut s’avérer néfaste pour la femme. La fréquentation de ce huis clos lui permet de goûter à l’insouciance que procure alors l’innocence, loin des affres d’une société qui est dirigée par des hommes et dont elle doit se rapprocher afin de se créer une légitimité en tant que femme. Dans un premier temps, Mme Roland se montre fidèle envers ses amies du couvent. Très attachée Sainte-Agathe, elle continue ses visites régulières au couvent : « Son caractère et son affection m’ont inspiré pour elle l’attachement le plus vrai ; je me suis honorée de le lui témoigner sans cesse. Dans les dernières années de l’existence des couvents, ce n’était plus qu’elle seule que j’allais voir dans le sien3 ». Mais cette amitié, à la manière de celle avec les demoiselles Cannet, s’amenuise au fur et à mesure que l’intérêt politique de Mme Roland gagne en ampleur. En effet, plus Mme Roland s’engage dans les travaux de son mari, plus les échanges avec Sophie Cannet se font rares. Dans son introduction aux lettres échangées entres les jeunes filles, C.A. Dauban rapporte les paroles de M. Auguste Breuil, qui était un avocat à la cour royale d’Amiens : « Si, postérieurement à leur séparation, ces deux dames échangèrent encore quelquefois des confidences amicales, il est probable qu’après 89, et à mesure que la Révolution fit des progrès, ces confidences devinrent de plus en plus rares1 ». Ainsi, selon les lettres que nous avons en notre possession, Mme Roland en écrit 6 à Sophie en 1780, 1 en 1782, 1 en 1783, puis aucune jusqu’en 1793, année de sa mort. Malgré la promesse que s’étaient faite les deux jeunes filles de ne jamais s’oublier, et dont leurs mères avaient été témoins, le profond désir de Mme Roland de prendre part à la Révolution fut la cause de cet éloignement. Si pour Mme Roland les différences de leur morale ont relâché leur amitié sans pour autant la rompre, elle tient cependant à prévenir Sophie que leur amitié n’est plus aussi importante : « Je fus avant tout amie franche et dévouée, toujours aimante et sincère ; je suis épouse aujourd’hui, cette relation devient la première, et tu n’es plus qu’au second rang2 ». L’amitié féminine devient alors une douce parenthèse avant le tumulte de la vie révolutionnaire profondément masculine. Si les sentiments de Mme Roland pour les demoiselles Cannet et Sainte-Agathe sont intenses, ils ne peuvent prévaloir sur ceux qu’elle éprouve pour son mari ainsi que sur ceux qu’elle éprouve plus largement pour sa patrie. Une nouvelle amitié féminine fait pourtant son apparition : celle avec Sophie Grandchamp.
L’amitié avec Sophie Grandchamp
Ce n’est que bien plus tard, en 1791, que les deux femmes se rencontrent par le biais de leur ami, Bosc. Cette amitié se noue à la campagne, plus précisément au Clos de La Platière. Mme Roland est persuadée qu’une forte intimité peut s’établir entre elles grâce aux charmes de sa campagne pittoresque qu’elle souhaite lui faire découvrir. Et c’est précisément au sein de cette campagne isolée, loin de l’agitation de la ville et du tumulte de la Révolution, que les deux femmes vont créer et consolider leur amitié. Sophie confie alors dans ses Souvenirs les forts sentiments qu’elle a éprouvés pour Mme Roland : C’est dans ce lieu agreste, dans cette profonde solitude que je sentis le prix d’un commerce avec la plus séduisante des femmes. Je voyais naître et finir la journée sans former de désirs qui lui fussent étrangers. […] Recueillies, nous demeurions souvent dans un religieux silence, pour nous livrer ensuite aux épanchements que la confiance, l’amitié, les rapports rendaient si doux1.
La manière dont Sophie Grandchamp dépeint cette amitié peut susciter chez le lecteur certaines interrogations, notamment à propos de la nature de ses sentiments. Aurait-elle éprouvé plus que de l’amitié envers cette femme qu’elle admirait passionnément ? S’occupant uniquement « des moyens de la rendre plus heureuse2 », étant d’une dévotion extrême, Sophie se livre aux soins d’une amitié sincère et intense. Son bonheur « commençait à dépendre du sien3 ». La campagne offre véritablement un espace qu’il est possible de définir comme un huis clos puisque les deux femmes se retrouvent coupées du monde extérieur, vivant alors un rêve éveillé et éprouvant la douceur d’une retraite amicale. L’arrivée de Roland au sein de ce huis clos propice à l’amitié est vécue comme un premier élément déclencheur de l’éloignement progressif entre les femmes, venant troubler « cette douce existence4 ». La participation à la vie politique de son mari éloigne une nouvelle fois Mme Roland de ses amies : Après l’intimité qui avait régné entre nous, je fus surprise de la contrainte, de la froideur que je crus apercevoir dans les lettres de Mme Roland. J’y trouvai de l’esprit. De l’esprit à quelqu’un qu’on dit aimer, dont on a pleuré le départ, qu’on désire rejoindre, qui va tout entreprendre pour notre bonheur5 !
Ne reconnaissant plus l’amie avec qui elle avait partagé cette parenthèse campagnarde, Sophie ne cesse de lui reprocher son manque de sensibilité causé, selon elle, par son entrée en politique. Sophie éprouve alors un vif sentiment de frustration et se laisse progressivement gagner par la jalousie : Je reçois du bureau de la diligence un billet par lequel elle me priait de ne point me trouver à leur arrivée, son mari et sa fille ayant besoin de repos. Ce trait m’accabla. Depuis plusieurs jours je n’avais cessé de m’occuper d’eux, et ce n’est pas moi qu’ils désirent embrasser la première ! Je suis de trop, ils m’éloignent6 !
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Table des matières
INTRODUCTION
I – Une femme face à la société
1 – De l’enfant à la femme : la liberté de construire son destin
Les lectures de Mme Roland : un premier pas vers la liberté
La liberté de croire ou de ne pas croire
La question du mariage : liberté de choix et relation d’égal à égal
2 – Entre ombre et lumière : de la difficulté d’être une femme libre
2.1 – Être écrivaine au XVIIIe siècle : la vision ambivalente de Mme Roland
Le refus de devenir écrivaine
La nécessité de l’écriture : un désir enfoui et inassouvi
2.2 – Place de la femme : de l’imitation d’un modèle à l’affirmation personnelle
Se conformer à l’image traditionnelle de la femme
Être une femme publique
La transparence de son influence
3 – Être une femme dans une société d’hommes ?
3.1 – Huis clos et amitiés féminines : de l’attachement à l’éloignement
Les amitiés au couvent
L’amitié avec Sophie Grandchamp
La fidélité malgré l’éloignement
3.2 – La vision dépréciative de la femme mondaine
De la vanité et superficialité des femmes…
… à la médiocrité de leurs sociétés
3.3 – La fréquentation d’une société masculine : un choix stratégique ?
S’éloigner des femmes : une manière de légitimer sa place
Une femme parmi des hommes
II – La construction d’une pensée politique
1 – Entre condamnation et modération : la vision de Mme Roland
1.1 – La condamnation d’une société d’Ancien Régime
La condamnation de la monarchie
La réprobation des privilèges de classes
1.2 – La mise en place d’une tolérance politique
Un regard parfois nuancé sur le roi
La dénonciation des massacres : soutien et modération
2 – Attitudes et comportements : vers une réflexion sur le grand homme ?
2.1 – La lettre : une arme politique pour s’imposer et dénoncer
La transformation d’un genre
La lettre au roi du 10 juin 1792
Une tonalité impérieuse pour dénoncer la faiblesse des Girondins
2.2 – Entre l’éloge et le blâme : la construction d’un idéal politique
L’exemple de l’anecdote : une entrée dans l’intimité de l’homme
L’éloge : la construction d’un idéal à la manière de Plutarque
Condamner pour réformer : la mise en place du blâme
3 – Une lutte contre l’obscurantisme
3.1 – Le peuple : entre ignorance, servitude et corruption
Le constat d’une ignorance et d’une manipulation
Un plaidoyer en faveur du peuple
Un réquisitoire contre le peuple
3.2 – La presse comme outil de diffusion
La presse révolutionnaire et l’exemple du Patriote français
Les lettres de Mme Roland publiées dans le Patriote français
III – Représentation et écriture de l’intime
1 – Entre un moi personnel et un moi au service des autres
1.1 – Le discours de vérité au sein de l’autoportrait
Le pacte autobiographique
La transparence au moment de l’écriture
La mise en place de retranchements
1.2 – La contestation d’une identité : le désir d’être une héroïne
1.3 – La représentation du moi : un regard tourné vers l’autre
Entre sérénité et ardeur
La représentation d’un caractère philanthropique
2. Entre faiblesse du corps et force de l’esprit
2.1 – La représentation d’un corps affaibli
Le corps malade
Le corps victime des transgressions sexuelles
Le leitmotiv des larmes
2.2 – Mme Roland : une force de la nature
La résistance dans la douleur
La politique, facteur d’énergie
2.3 – Maîtriser son image
Décider de sa mort
Maîtriser le témoignage d’autrui
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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