Une téléconsultation de soins palliatifs médiatisée
En 2018, le Dr Stéphanie Villet, médecin de soins palliatifs au Centre Oscar Lambret à Lille, a communiqué largement au sein du petit milieu des soins palliatifs sur une téléconsultation qu’elle avait mise en place et pour laquelle elle avait reçu une récompense honorifique . J’avais une certaine antipathie pour cette communication. Tout d’abord par le concept même de téléconsultation en soins palliatif qui me paraissait plus « gadget » que réellement pertinente, et parce qu’il était tellement «dans le sens du vent » que je voyais dans cette promotion le germe d’une injonction ultérieure à faire de même. La qualité indéniable de cette pratique de téléconsultation est qu’elle contenait quelques « gardes fou ». Les patients auxquels étaient proposées ces téléconsultations étaient très bien connus par le médecin qui l’avait pris en charge pendant son séjour en unité de soins palliatifs, avant qu’il ne rentre chez lui dans le désir d’y finir ses jours. La téléconsultation avait lieu avec un infirmier de l’HAD (hospitalisation à domicile) à l’aide laquelle ils avaient mis en place ce projet. Cet infirmier entourait, soutenait le patient dans la mise en place de la connexion à la consultation, pendant et après celle-ci. Mon intuition s’est révélée pertinente puisqu’à peine 2 mois plus tard mon chef de service me donna pour mission de monter, dans notre établissement, une téléconsultation de soins palliatifs. Selon lui les soins palliatifs étaient des candidats idéaux pour commencer cette pratique puisque certaines consultations dites « d’accompagnement » peuvent se faire sans examiner le malade.
La téléconsultation que j’aurais à monter serait différente de celle de Lille. Cela s’explique par notre contexte de prise en charge qui est différent du leur.
Cadre de travail : équipe mobile de soins palliatifs en centre de lutte contre le cancer
Pour ma part je ne travaille pas dans le même cadre que mes confrères de Lille. Mon exercice, en tant que médecin, se déploie en Equipe Mobile de Soins Palliatifs (EMSP) dans un centre de lutte contre le cancer et pas en Unité de Soins Palliatifs (USP). Je n’exerce pas au sein de « mon » service d’hospitalisation pour la bonne raison que je n’en ai pas. Les EMSP ont pour mission d’intervenir au sein d’autres services (exemple : oncologie, hématologie, chirurgie), au sein desquels elles ne s’occupent que de certains patients. Les EMSP ont également la mission de diffuser la culture palliative, c’est-à-dire qu’elles sensibilisent et forment les soignants de ces services.
Elles se doivent aussi de déployer ce que l’on appelle les soins palliatifs précoces. Le concept de soins palliatifs précoces est né dans les années 2010. Selon lui, les soins palliatifs doivent être proposés tôt aux personnes malades, et ne sont pas réservés aux dernières semaines ou derniers jours de vie. Ils sont adressés à toutes les personnes présentant une maladie évolutive. De nombreuses études scientifiques, publiées dans des revues de renom, ont montré que les soins palliatifs précoces apportent de nombreux bienfaits . Ils permettent notamment une amélioration de la qualité de vie, de l’anxiété, de la résilience, du respect des volontés du patients, et même le coût total de la prise en charge du malade serait grâce à eux diminué. Des recommandations internationales vont même jusqu’à dire que les soins palliatifs devraient être proposés à toutes les personnes atteintes de cancer depuis le début de la maladie. Cette ambition est évidemment impossible à mettre en œuvre compte-tenu du nombre très faible de personnes formées aux soins palliatifs (ce que reconnait l’association même qui a écrit ces recommandations). Cependant les soins palliatifs seraient particulièrement pertinents en cas de complexité de la situation du malade, indiquant de façon plus ferme la prise en charge précoce de ces personnes : douleur, symptôme d’inconfort, problème psychologique ou social, et pour les personnes dont le pronostic vital semble sombre dans les mois à venir, même si des traitements contre la maladie sont encore possibles.
Dans l’imaginaire les soins palliatifs restent souvent cantonnés à la toute fin vie, condamnant nombre d’équipes mobiles à n’être sollicitées qu’une fois qu’il n’y a plus de traitement contre la maladie. Mais cela ne devrait en théorie plus être le cas. Notre équipe à ce titre est plutôt bien « lotie » car elle a la particularité d’être simultanément équipe de soins palliatifs et équipe de la douleur. C’est souvent autour de la douleur que nous rencontrons précocement les malades, que nous suivrons ensuite jusqu’à leur mort. Ces personnes, nous les suivons la plupart du temps en « ambulatoire ». Ce sont des patients qui peuvent être en bon général, que nous voyons en consultation ou en hôpital de jour. Ils rentrent chez eux le soir. Parfois ces suivis peuvent durer plusieurs années. Dans certains cas, la maladie évolue avec une certaine lenteur mais elle est suffisamment destructrice pour rendre les trajets du patient, depuis chez lui jusqu’au centre, particulièrement éprouvants. Si leur confort est satisfaisant, il nous arrive d’interrompre un suivi pour leur éviter ces déplacements et de le confier à un « réseau de soins palliatifs », ou de favoriser des évaluations téléphoniques. Les réseaux sont des structures qui ont une mission proche de celle d’EMSP, mais à l’extérieur de l’hôpital. Dans certaines régions de France il n’y a d’ailleurs pas de réseau de soins palliatifs mais des équipes mobiles territoriales de soins palliatifs (équipe mobile qui va à l’extérieur de l’hôpital). Les patients que nous confions aux réseaux sont parfois perdus de vue pendant des mois. Ils peuvent exprimer le désir de maintenir le contact avec l’équipe du centre. Ils peuvent aussi être hospitalisés au cours d’un évènement intercurrent ou pour leur fin de vie des mois plus tard. Le suivi ayant été interrompu, l’altération progressive du patient se surajoutant, l’alliance thérapeutique est parfois perdue elle-aussi.
Projet de téléconsultation d’accompagnement en soins palliatifs
C’est autour de ces patients que se monta le premier projet de téléconsultation de soins palliatifs dont j’étais responsable. Il était construit en s’inspirant des téléconsultations de nos confrères de Lille, mais avec des patients et des partenaires différents. L’idée était de proposer une téléconsultation d’accompagnement en soins palliatifs dont l’objectif serait de maintenir le suivi de ces patients, trop altérés pour venir de façon pertinente en consultation de soins palliatifs. Il serait maintenu à l’aide de téléconsultations, menées par un médecin de soins palliatifs qui resterait au centre, et de l’autre côté ce serait un infirmier du réseau de soins palliatifs qui se rendrait au domicile du patient avec un matériel informatique de qualité, analyserait la situation par avance, l’aiderait à s’installer, à lancer la connexion puis resterait avec lui à l’issue si besoin.
Ce projet avait plusieurs qualités. Il permettait d’éviter a priori 2 risques majeurs. Tout d’abord il tentait d’éliminer les consultations en urgence pour lesquelles le manque d’examen clinique pourrait être gênant. Le risque étant alors de mal évaluer la situation et de passer à côté d’un élément de gravité ou d’en surestimer un et pousser au service des urgences un patient très altéré qui n’en avait pas besoin. La présence d’un infirmier permettait que celui-ci « débrouille » la situation, avec d’autant plus d’exhaustivité qu’il connaitrait déjà le patient. Il pourrait pointer les éléments difficiles mais aussi les choses positives. Sa présence empêcherait la solitude du patient face à l’informatique en cas de dysfonctionnement de celui-ci. Il serait alors s’agit de « consultations d’accompagnement ». Ce projet était intéressant mais malheureusement le réseau de soins palliatifs a annoncé sa fermeture quelques mois après l’écriture de ce projet. Il fallait inventer une autre forme de téléconsultation, le projet étant maintenu (devenu entre-temps objectif du service de soins de support).
Il nous faudrait faire sans le soutien d’une institution mobile, riche d’infirmiers avec une expertise en soins palliatifs, se déplaçant au domicile du malade. Pourrions-nous réellement mobiliser un autre professionnel de soin pour être aux côtés du malade au domicile ? Les infirmière diplômées d’Etat libérales pourraient-elles offrir ainsi 2 heures de leur temps pour des téléconsultations probablement insuffisamment rémunérées ? Le patient pourrait-il être seul pendant ces téléconsultations ? Avec quel matériel le patient se connecterait-il ? Comme ce ne serait pas l’infirmier du réseau qui viendrait avec son matériel informatique de qualité, le matériel utilisé par le patient serait sûrement son propre matériel : un ordinateur portable, une tablette, voire un smartphone.
Les téléconsultations que nous pourrions effectuer pourraient donc tout à fait être, (ou devenir) une rencontre à l’aide d’internet avec un patient seul chez lui, nous voyant et filmant son image et sa voix à l’aide de son smartphone. Tout le projet de téléconsultation était donc à reconstruire. Il pose de nombreuses questions aussi bien éthiques que technique. Nous ne pourrons pas toutes les aborder ici.
Quelle est la place du corps dans l’accompagnement en soins palliatifs ?
Pour débuter cette étude, nous nous pencherons d’abord sur le terme d’«accompagnement ». Que signifie ce terme ? Ne s’agit-il pas d’un « mot valise » au contenu difficilement définissable ? Riches de ce premier approfondissement, nous tenterons dans un second temps de déterminer la place du corps dans la relation médecin malade en soins palliatifs. Ensuite nous reviendrons de nouveau sur la place du corps, mais cette fois dans la rencontre d’autrui dans l’Essentiel de l’accompagnement. Enfin, nous chercherons à en tirer des lignes directrices pour une téléconsultation d’accompagnement en soins palliatifs.
|
Table des matières
INTRODUCTION
Une téléconsultation de soins palliatifs médiatisée
Cadre de travail : équipe mobile de soins palliatifs en centre de lutte contre le cancer
Projet de téléconsultation d’accompagnement en soins palliatifs
Choix du sujet et problématique
CHAPITRE PREMIER : LA NOTION D’ACCOMPAGNEMENT EN SOINS PALLIATIFS
La notion d’accompagnement
Généralités
Accompagner et abandonner
Accompagner et cheminer avec
L’accompagnement en soins palliatifs
Amener vers l’apaisement ou cheminer avec ?
L’accompagner comme « suivre le cheminement » pour une philosophie du care
Où accompagne-t-on le malade ? ou la dimension métaphysique de l’accompagnement
L’approche de la mort comme révélateur de la poésie
L’approche de la mort comme révélateur de l’Essentiel
L’Essentiel seulement avant la mort ?
L’entrée conjointe dans l’Essentiel
Une définition de l’accompagnement en soins palliatifs
CHAPITRE II : LE CORPS DANS LA RELATION MEDECIN PATIENT EN SOINS PALLIATIFS
L’âme et le corps, retour sur le dualisme cartésien
La plainte corporelle comme fondement de la relation de soin
Le prendre soin du médecin de soins palliatifs
Leib et Körper
La phénoménologie de la chair de Michel Henry
Le corps chosique gagnerait-il du terrain ?
La maladie comme menace d’enfermement dans la chair ?
Le rôle du médecin au regard de la phénoménologie de la chair
Corps chosique et chair, ensemble pour porter la vie malgré la maladie
Le soin du médecin de soins palliatifs : mise en dialogue du corps chosique et de la chair
L’examen clinique comme soin
L’examen clinique : un acte bicéphale
CHAPITRE III : LE CORPS DANS LA RENCONTRE
Approfondissement de la notion d’Essentiel
L’Essentiel comme teinte au-delà des mots
Exemple de la contemplation du monde comme Essentiel
Comment nous sentons que l’autre est entré dans l’Essentiel
L’Essentiel comme état perceptible de façon immédiate alinguistique
Entrer en relation avec l’autre
Comment pouvons-nous entrer dans un rapport tel que nous soyons
capable de saisir que l’Essentiel est présent chez l’autre ?
Le contact physique dans la relation
Continuum entre besoins profonds et Essentiel – l’Intime
L’invitation à entrer dans l’Essentiel
Entrée dans l’Essentiel turbo en fin de vie
Que l’Essentiel n’est pas obligatoire
Les corps dans l’Essentiel, l’apport des marqueurs somatiques
Les mains qui se tiennent comme symbole des soins palliatifs
Depuis la rencontre vers la métaphysique
L’autorévélation de la vie dans le pathos
CHAPITRE IV : RETOUR A LA TELECONSULTATION
Accompagnement métaphysique désincarné ou fondé sur le corps ?
L’examen clinique comme technique diagnostique en téléconsultation
Les absents
La présence relative de l’ouïe et de la vue
L’examen clinique comme soin en téléconsultation
Téléconsultation et besoins profonds
L’accompagnement dans l’Essentiel en téléconsultation
L’invitation à l’entrée dans l’Essentiel
L’harmonisation à distance
La rencontre métaphysique en téléconsultation est-elle possible ?
La responsabilité de ne pas pousser le malade dans l’Essentiel
Une téléconsultation d’accompagnement est-elle possible ?
Autres apports potentiels de la téléconsultation
Relation médecin malade : la téléconsultation à l’image d’une
relation épistolaire
La téléconsultation et glissement du transfert
CONCLUSION