Une poétique des îles ?

État des lieux et ma découverte progressive de la littérature sur les îles

Avant de proposer une autre façon de penser l’île et l’insularité, il importe de faire un état des lieux de l’île et de la vision de l’île et de l’insularité jusqu’ici. Quelles sont les grandes évolutions à partir du XIXe siècle ? Nous ne développerons pas ici le cas des premiers récits de voyage et des chroniques de la « découverte » des îles, car il nous semble plus important dans le cadre de ce travail de centrer notre analyse sur l’émergence d’une rupture à la fin de l’époque coloniale. Les positionnements littéraires et politiques de NCF et d’AMF répondent aux divers mouvements antérieurs à leur production et, notamment, au refus de l’exotisme pour une défense du particularisme insulaire.

L’exotisme : Doudouisme aux Antilles et « Escuela Regionalista » aux Îles Canaries

La traditionnelle vision des îles vues comme des endroits écrasés par la chaleur, a enrichi assurément la condition « exotique » de ces espaces particuliers éloignés des continents. Depuis l’Age classique jusqu’au XXe siècle, du moins avant les théories postmodernes que nous présenterons ci-après, les îles étaient le monde des aventuriers et des marginaux de la société, soit les bannis au sens large du terme. Dans le cas des Antilles françaises, la critique littéraire a réuni sous le titre de « Doudouisme » toutes les œuvres du XIXe et du début du XXe siècle qui chantaient la beauté du paysage, des femmes et de la cuisine des îles sous le vent. Les descriptions présentent de fortes composantes folkloristes et exotiques qui offrent une vision stéréotypée de la réalité insulaire. Le terme relève du mot « doudou » qui peut avoir une connotation sensuelle. Le Dictionnaire Désormeaux indique que la « doudou » est une femme belle, de couleur, naïve, imaginée en robe de madras et parée de bijoux créoles. Elle n’est pas la femme à épouser, mais celle que son amant blanc, ou du moins de rang supérieur, un « monsieur », considère comme un objet sexuel, folkloriste et éphémère .

Ainsi, « le doudouisme consiste à assumer cette image dégradée de la femme antillaise (et, au-delà, de la population antillaise tout entière, de l’île elle-même) née de l’ethnocentrisme et du mépris paternaliste européen » . Certes, pour la première fois, les écrits antillais prennent corps, mais à partir d’un exercice mimétique par rapport à la littérature française. Les écrivains antillais montrent ainsi leur fascination pour la forêt tropicale, les plages d’eau turquoise et le sable blanc et, bien sûr, pour les « doudous », à partir d’un discours assez superficiel qui n’arrive qu’à décrire les sentiments personnels d’un écrivain qui se délecte du paysage, sans proposer de vision « réelle », socio-économique ou politique de ces îles. Voici un extrait d’un poème « doudouiste » de Daniel Thaly intitulé « L’île lointaine »:

Je suis né dans une île amoureuse du vent Où l’air a des odeurs de sucre et de vanille Et que berce au soleil du tropique mouvant Les flots tièdes et bleus de la mer des Antilles .

De ce fait, nous ne trouvons pas dans les écrits « doudouistes » des questions de fond quant à la société antillaise ni d’analyses de faits précis. En somme, les écrivains antillais décrivent leur pays, leur paysage, leur peuple, leur langue et leur culture « en portant les mêmes lunettes que les voyageurs européens » . Il nous semble alors qu’il y a une sorte d’intériorisation dans ce regard exotique , lequel nous fait penser à un premier insularisme regardant les éléments propres aux îles, mais depuis l’intérieur personnel d’un auteur qui suit les structures et les formes caractéristiques de la littérature européenne. C’est pourquoi, pour nous, le doudouisme représente une première apparition de l’île formulée par les propres îliens qui regardent leur condition en l’opposant, certes par des images de cartes postales, à la vision de continentaux.

Durant la même époque, de l’autre côté de l’Atlantique, un groupe d’intellectuels fonde la « Escuela de La Laguna », à Tenerife, vers 1878. Il s’agit d’un groupe que la critique littéraire contemporaine désigne sous le nom d’« Escuela regionalista »  . Avec un regard nostalgique porté sur le passé et le souvenir prégnant des Indigènes massacrés pendant la colonisation espagnole, ces auteurs exaltent dans leurs écrits les éléments propres à l’identité canarienne de façon très stéréotypée. L’influence du romantisme est évidente, à travers notamment le traitement du paysage. De plus, ils affirment leur souhait de se différencier du reste de la production littéraire de cette époque, loin de tout Modernisme. C’est sous cette forme que l’« Escuela Regionalista » est présentée dans les essais littéraires de María Rosa Alonso , auteure qui nous a fait prendre conscience de la diversité littéraire existante aux Îles Canaries à la fin du XIXe siècle.

Le régionalisme et la quête du passé primitif et perdu sont les points axiaux développés par des poètes comme Nicolás Estévanez Murphy  et José Tabares Barlett , représentants de la transition entre Romantisme et Modernisme. «Canarias» est par exemple le titre d’un poème d’Estévanez, devenu hymne des premiers mouvements politiques régionalistes. Ce poème est structuré en sept parties  comme les sept îles de Canaries– que l’auteur utilise pour parler de la période de la Conquête et encenser ainsi le sentiment de « patrie » à travers des éléments du paysage comme une roche ou un amandier  . Comme la critique des années cinquante le faisait remarquer, avant Nicolás Estévanez, « la poesía canaria era una isla sin isla. Antes de la composición estevanezca, los temas isleños no existen » . Ces textes rappellent la passé glorieux d’avant la Conquête espagnole et réécrivent ce passé à partir par exemple de figures emblématiques de la littérature canarienne comme Antonio de Viana, auteur du premier chant épique des Îles Canaries : Antigüedades de las Islas Afortunadas, publié en 1604. Cette réécriture des régionalistes tend à créer des mythes propres, soulignant notamment la cruauté des Conquistadores face au courage et à la résistance des Indigènes. Les guanches, peuple autochtone des Îles Canaries, sont alors dépeints comme des héros dont la vie primitive est idéalisée. Alors que les poètes romantiques avaient exalté la mer, ces poètes, comme Diego Crosa y Costa surnommé « Crosita », chantent la campagne et ses paysans, appelés « magos » aux Îles Canaries, présentés comme les descendants des guanches. Pour la première fois, les écrivains s’intéressent à ces gens du peuple, à partir de scènes qui montrent les coutumes populaires, que ce  soit en poésie ou au théâtre , soit une sorte de « costumbrismo » .

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Table des matières

INTRODUCTION
1. Rencontre avec le sujet
1.1. Objet de l’étude
1.2. Motivations personnelles
1.3. Intérêt du sujet d’étude
1.3.1. Une genre : la poésie
1.3.2. Un espace : l’île
1.3.3. A propos du concept de poétique
1.3.4. Une poétique des îles ?
1.4. État des lieux et ma découverte progressive des poétiques sur les « îles »
1.4.1. L’exotisme : Doudouisme aux Antilles et « Escuela Regionalista » aux Îles Canaries
1.4.2. Un regard nouveau
1.4.2.1. Victor Segalen et l’exotisme
1.4.2.2. Pedro García Cabrera et le groupe de « La Gaceta de Arte »
1.4.2.3. Aimé Césaire et José Lezama Lima dans la Caraïbe
1.4.3. Le postmodernisme
1.4.3.1. Le dehors de Michel Foucault
1.4.3.2. L’émergence d’une géophilosophie avec Gilles Deleuze et Félix Guattari
1.4.3.3. La Relation chez Edouard Glissant
1.4.3.4. Roger Toumson et les îles utopiques des Amériques
1.4.3.5. La isla que se repite d’Antonio Benìtez Rojo
2. Problématique, hypothèses et objectifs
2.1. Problématique
2.1.1. L’île comme trait d’union transatlantique
2.1.2. Cette poétique implique-t-elle un isolement par rapport au reste du monde?
2.1.3. La poétique des îles est-elle une poétique nationaliste?
2.2. Hypothèses
2.2.1. Une poétique des marges
2.2.1.1. L’île : la marge du continent
2.2.1.2. La femme issue de la côte d’Adam
2.2.1.3. Une marginalisation politique
2.2.2. Le poids de l’histoire
2.2.3. Poésie insulaire et poésie engagée
2.3. Objectifs
2.3.1. Vers une écopoétique des îles
2.3.2. Perspective archipélagique
2.3.3. L’île transatlantique
3. Méthodologie et outillage conceptuel
3.1. Concept de l’île
3.1.1. Définition (s)
3.1.2. Typologie des îles
3.1.2.1. L’île coloniale
3.1.2.2. L’île postcoloniale
3.1.3. La métaphore de l’île
3.1.4. L’île et ses frontières
3.2. Île, insularité, insularisme
3.3. L’écriture de l’île chez Nicole Cage-Florentiny et Ana María Fagundo
3.3.1. A chacune son île
3.3.1.1. Nicole Cage-Florentiny : porte-parole d’une île blessée
3.3.1.2. L’ontologie de l’île chez Ana Marìa Fagundo ou le concept-clé de la matière
3.3.2. Un traitement privilégié du paysage de l’île
3.3.2.1. La mer
3.3.2.2. La terre
3.3.2.3. Le ciel
3.3.2.4. La végétation
3.3.2.5. Le volcan
3.3.3. L’île comme tremplin d’un regard en arrière
3.3.3.1. L’origine
3.3.3.2. La mémoire
3.3.4. Dire l’île : choix d’écriture (s) chez Nicole Cage-Florentiny et Ana María Fagundo
3.3.5. Les habitants des îles
3.3.6. Île versus Archipel versus Continent
3.3.7. L’espoir
4. Résultats et perspectives
4.1. Résultats
4.2. Perspectives
5. Bibliographie
CONCLUSION

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