Le « sortir » des filles des classes populaires
La séquence ethnographique livrée ci-dessus illustre les principales problématiques de mon travail de recherche. Divertissement, prise de distance vis-à-vis des normes puis culpabilité, moralisation et respectabilité sont autant de thèmes que Salima ne pense pas uniquement par rapport à une pratique sexuelle précise (la prostitution) mais par rapport à l’ensemble de sa trajectoire intime et sexuelle. Salima est une fille « qui sort », c’est-à-dire une fille qui va en boîte de nuit, dans les bars et les cabarets le soir pour gagner sa vie. Elle appartient à ce qu’il est convenu d’appeler le monde de la prostitution. Dès le début de ma recherche sur la prostitution au Maroc en 2005, il m’est apparu essentiel de réfléchir à la question en ramenant les pratiques, généralement associées à la sphère publique, où elles seraient censées avoir lieu, aux sphères privées et personnelles des filles. C’est ainsi que, dans un premier temps, dans le cadre d’un Master de recherche, je problématisais la question, en m’appuyant sur la théorie de l’échange économico-sexuel élaborée par l’anthropologue Paola Tabet, en étudiant les échanges monétaires sans les dissocier de la circulation d’autres éléments tels que les biens matériels, symboliques et les affects. La poursuite de mon questionnement dans le cadre d’une thèse avait, dès 2007, pour ambition d’observer et d’analyser les parcours et les trajectoires, cette fois non pas de femmes, indépendamment de leur statut (divorcées, veuves, célibataires), impliquées dans les transactions sexuelles, mais de jeunes filles célibataires âgées de 18 à 30 ans, issues des classes populaires et nées en ville ou y ayant grandi. Saisie par la constance avec laquelle ces jeunes filles sont réduites et enfermées dans la catégorie « prostitution », objet de nombreux fantasmes tandis que sont ignorées les autres dimensions de leur vie, je souhaite démontrer que leurs pratiques sexuelles reflètent les changements plus larges que connaît l’ordre sexuel au Maroc.
Pour ces filles issues en grande majorité des classes populaires urbaines, qui voient émerger une grande proportion de jeunes âgés sans travail ni certitude de pouvoir s’insérer socialement, le champ des possibles est ce qui permet de constituer et de mobiliser ressources et capitaux pour stabiliser (socialement, économiquement et intimement) des vies précaires ou pour créer de la mobilité. Pour comprendre ce champ des possibles que constituent les univers prostitutionnels, il faut poser les autres champs des possibles par lesquels les filles sont devenues des adolescentes actives sexuellement puis de jeunes femmes enchevêtrant pratiques intimes et pratiques prostitutionnelles. On comprend alors le sens de l’intrigue que je viens d’exposer : dans un ensemble urbain, une actrice des économies du sexe et du divertissement observe et commente les lieux emblématiques de la prostitution à Tanger, où apparaissent plusieurs acteurs différemment positionnés sur l’espace social (jeunes hommes pauvres ou riches, jeunes filles croisées en boîte), tandis que se manifestent des problématiques telles que le harcèlement de rue ou l’exposition et la gestion des corps féminins dans l’espace public. Ce récit vise à signifier d’emblée au lecteur que les trajectoires et les parcours qui vont se dérouler tout au long de cette thèse n’ont pas eu et n’ont pas pour unique horizon l’univers prostitutionnel. Objectiver et problématiser la construction de leur intimité en général et localiser l’ensemble des lieux de cette production doit permettre la mise en lumière de la réalité sociale urbaine des jeunes femmes. Il s’agit, par conséquent, de démontrer, sans jamais oublier le jeu des différenciations et les implications des rapports de classe, en quoi et comment elles sont, au même titre que d’autres groupes formant la jeunesse urbaine marocaine, les actrices des transformations de l’ordre sexuel. C’est parce que leurs actes (intimes, prostitutionnels), leurs émotions et leurs sentiments rappellent la porosité entre les sphères de l’intime et celles de la prostitution, que leurs trajectoires doivent être abordées en interaction avec les évolutions de l’intime dans les milieux juvéniles non concernés par la prostitution et non en opposition avec eux. Une partie de la « vérité », c’est-à-dire l’ensemble des principes qui structurent et expliquent les pratiques, ne se trouve pas à l’intérieur de l’univers prostitutionnel tel que se le représente la société dominante mais plutôt en dehors de cet univers ainsi que dans les relations qu’entretiennnent les différents univers sociaux entre eux.
Mon objectif est donc de « dé-ghettoïser » les transactions sexuelles de ce groupe de jeunes femmes, de les dé-spécifier, sans jamais omettre de les décrire, pour montrer comment elles sont partie prenante de l’ensemble des transformations sociales qui touchent la jeunesse marocaine. Selon J. Cole, la génération ne se réduit pas à un groupe social défini par une classe d’âge ou par le cours d’un événement historique particulier, elle émerge du partage commun d’un ensemble de représentations, notamment sur ce qu’est une relation intime prémaritale, sur ce que sont les féminités et les masculinités, sur l’amour et les pratiques sexuelles prémaritales acceptables ou non, sur les modèles d’insertion disponibles, sur les liens à la famille et aux parents, etc. Si je n’ignore pas les critiques qui ont été formulées envers le concept de jeunesse, j’ai estimé primordial de restituer aux filles les attributs de la jeunesse (divertissement, découverte, construction positive de soi) qui sont souvent déniés aux membres des classes populaires une fois qu’ils quittent l’univers scolaire. C’est à ce titre qu’on peut intégrer cette réflexion dans une compréhension plus large du changement social qui préoccupe les études sur le genre au Maroc. Parler de « jeunes » offre l’avantage de mettre en avant les dimensions individuelles qui sont souvent passées sous silence dès qu’il s’agit des activités prostitutionnelles. Dans le discours public au Maroc, la jeunesse des prostituées est évoquée en négatif pour rappeler « l’enfance volée » ou la « fraîcheur abîmée » des corps. Ce refus ou cet impensé dit qui appartient à la catégorie jeune et qui en est exclu. Il y a derrière l’absence d’une problématisation des pratiques sexuelles des filles sous l’angle de la jeunesse, une problématique en terme de domination sociale qu’il convient d’interroger.
Reconnaître que les transactions sexuelles sont des pratiques dont la signification va au-delà de la prostitution, c’est permettre l’identification des processus de formation sociale complexes et contradictoires de ces jeunes filles. Il ne s’agit pas d’évacuer toute réflexion sur ces transactions sexuelles mais de les inscrire dans une continuité avec une sexualité qui s’est forgée dans les cadres de l’intimité juvénile. Cette continuité renvoie à ce que M. Benquet et M. Trachman désignent comme une « continuité sexuelle », dans le sens où la prostitutionnalisation des pratiques sexuelles ne rompt pas avec une sexualité auparavant « constituée en champ d’expérimentation et de découverte de soi ». Parallèlement, dans ces trajectoires féminines, une autre continuité se dessine, qui met en lien la poursuite de la valorisation de soi à travers la sexualité avec un marché du travail dévalorisant parce que déstructuré et de moins en moins en ouvert. Cette dévalorisation est d’autant plus difficile à vivre qu’elle va à l’encontre des promesses d’une construction d’un soi positif que contiennent les expériences intimes passées. En effet, se valoriser signifie pour ces filles leur capacité à se frayer un chemin sur un marché matrimonial dérégulé. La dévalorisation ressentie par les filles résulte donc de deux phénomènes centraux : la déstructuration du marché du travail féminin et celle du marché matrimonial.
Les filles ont évolué dans un contexte où elles ont appris, notamment à travers leur scolarisation mais aussi à travers la diffusion de modèles féminins respectables, les valeurs différentielles du travail féminin. Elles ne sont pas de simples sujets des classes populaires acceptant sans l’évaluer le destin de travail commun aux gens de leur classe sociale. Elles souhaitent évoluer, être quelqu’un, comme l’école leur a implicitement reconnu le droit à l’être, et pour cela, elles tentent de trouver d’autres passerelles pour devenir respectables en dépit de leur manque de qualifications et de compétences. Pour comprendre leur rapport à ce que la société offre aux femmes en termes de devenir professionnel, il convient d’identifier ce qui constitue leur imaginaire en matière de travail féminin respectable. Les transformations historiques qui ont touché le Maroc avec, notamment, la scolarisation des filles après l’Indépendance, ont contribué à créer pour les femmes éduquées un marché du travail qui ne s’est pas limité aux seules représentantes de la bourgeoisie. Dès les années 1970 et 1980, on voit peu à peu les femmes des classes moyennes investir le salariat protecteur qu’offrent la fonction publique et les services. En ville, un travail féminin respectable et valorisant fait son apparition à côté des tâches dévolues aux femmes des milieux pauvres (domesticité, usine). La professionnalisation segmentée des femmes a contribué à les diviser au travers d’une politique de la respectabilité (politique dans le sens où l’encouragement à la scolarisation puis à la professionnalisation féminine implique l’émergence d’un individu féminin valorisée en dehors de la sphère privée et familiale). Dès lors, la respectabilité ne s’est plus définie uniquement par rapport à la sexualité des femmes (chasteté et pudeur) mais aussi au moyen de nouveaux savoir-faire et de compétences désexualisés. L’augmentation de la qualification, l’ouverture à un travail féminin où ces qualifications sont mises en application, et l’accès à un marché intime de plus en plus autonomisé des sphères familiales ont produit des féminités respectables. À l’inverse, les jeunes filles des classes populaires, à qui l’éducation aurait pu offrir un accès aux emplois féminins valorisés, se voient orienter vers des secteurs tels que la domesticité et le travail à l’usine ou dans les échelons inférieurs des services (serveuses, coiffeuses, esthéticiennes). En outre, dans les premières années de ce siècle, ces emplois leur échoient plus difficilement avec la crise de certaines industries, notamment textiles, qui conduit plusieurs filles de cette thèse à quitter leurs villes pour Tanger. Pour elles, en outre, l’entrée sur des marchés du travail non qualifié, très mal rémunéré et peu valorisé, où seule compte leur force corporelle, s’accompagne d’une plus grande difficulté à faire reconnaître une quelconque respectabilité qui ne passerait pas par d’autres expressions de soi. C’est donc un corps mis au travail (la majorité des filles font l’expérience du travail à l’usine, dans les services ou dans la domesticité) qu’elles se réapproprient en mobilisant l’ensemble des savoir intimes et attributs de la féminité hétérosexuelle (attractivité et séduction). La pratique sexuelle, qui peut servir à disqualifier et jeter l’opprobre, surtout sur les femmes des classes populaires qui ne possèdent pas d’autres capitaux pour se définir, va être mobilisée dans leur quête de respectabilité qui n’est autre qu’une aspiration à devenir adulte, à s’installer et se stabiliser.
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
LE « SORTIR » DES FILLES DES CLASSES POPULAIRES
AU-DELA DE LA PROSTITUTION
UNE CULTURE SEXUELLE JUVENILE SELON DES LIGNES DE CLASSE
L’ECONOMIE INTIME DES FILLES QUI SORTENT
METHODOLOGIE
Habiter avec les filles : la colocation
Mon positionnement
Sources utilisées
PLAN DE THESE
CHAPITRE 1 : S’AMUSER ; IDENTIFICATIONS ET GENESE DU SORTIR A L’ADOLESCENCE
INTRODUCTION
UNE ECOLE « DELIRANTE »
L’école buissonnière
Itinéraire et désaffiliation scolaires
À COTE DE L’ECOLE, UNE RESPECTABILITE PAR LE PLAISIR INCERTAINE
Une vi(ll)e à soi
Les beaux gosses et les bogossa
Des délires à la dérive
MAUVAISE REPUTATION ET PUISSANCE DES GARÇONS
De la popularité au discrédit
Argent et désirabilité
La fin du contrôle familial
LES PREMIERES FOIS DES FILLES
Les débuts sexuels
Les mauvaises fréquentations
LE DEVENIR ADULTE
CONCLUSION
CHAPITRE 2 : DYNAMIQUES SOCIALES DU SORTIR
INTRODUCTION
COMPRENDRE LES PRATIQUES
Regards d’hommes
Apprendre et déchiffrer : regard d’une novice
Tu cherches des plans quand tu sors ?
CLIENTS, GARÇONS ET PETIT-AMI
Les modalités du sortir
Les hommes qui comptent
LES USAGES DE L’ARGENT
Les bons et les mauvais usages
Construire la valeur sociale
Types de dons, types de liens
S’affranchir
MAITRISER SON DESTIN, NEUTRALISER LA PRECARITE
Lorsque masculinités et féminités interagissent
CONCLUSION
CHAPITRE 3 : LES HORIZONS DU SORTIR : MARIAGE, TRAVAIL, OU TRANSFORMATION MORALE DE SOI ?
LES FILLES ET LEURS FAMILLES FACE A LA QUESTION MATRIMONIALE
Des mariables surnuméraires face à l’étroitesse du foyer parental
Des fratries en compétition
Retenir les mots, éviter la mise à jour et garder son honneur
Quand le mariage advient : réputation et capital social
L’INACCESSIBILITE DU TRAVAIL
LES FILLES QUI SORTENT, UNE COMMUNAUTE MORALE ?
Esquiver la moralisation, développer une morale des pratiques
De la nécessité de se différencier : les hiérarchies entre les filles
Une chambre à soi
Réalisation de soi et rupture des rangs
CONCLUSION
CONCLUSION GENERALE
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