“Let them eat cock”, “let them throw cake ” sont les deux variantes qu’un passant pourrait entendre dans les rues de la Nouvelle-Orléans en 2018. Ces slogans, générés par des MarieAntoinette locales et modernes, montrent que la reine et sa phrase apocryphe sont certes célèbre en Louisiane mais ils ont aussi un curieux effet : en parodiant cette phrase, ils semblent accidentellement dissimuler la réalité historique, le dédain de la reine et la misère d’alors. Si la figure de Marie-Antoinette à la Nouvelle-Orléans prend l’apparence d’un personnage de carnaval personnifiant un blâme économique, sa mise en scène semble paradoxalement l’absoudre. Les dispositifs scéniques transforment effectivement la reine en personnage de contraste, comparant sympathique, exubérant, parfois ridicule mais aussi victime « innocente ».
Le 5 mai 2018, durant le festival du Jazz Fest de la Nouvelle-Orléans, sous une légère pluie, la rappeuse burlesque Boyfriend se produisit avec la « reine du Bounce » Big Freedia , pour interpréter la chanson « Marie-Antoinette ». Lors de cette performance, les deux artistes firent intervenir les membres d’un groupe de Mardi Gras appelé les Merry Antoinettes pour danser sur scène. Cet événement unique dans une ville à l’identité forte, à l’héritage divers et à la culture francophile illustre la vision confuse américaine de cette figure historique. Les appréciations contradictoires de la reine telles que celles de blâme économique, mais aussi d’éloge libertin, féministe ou LGBT sont simultanément invoquées et s’amalgament dans une sorte de gumbo visuel face à un public, qui semble assimiler ce spectacle à un objet de consommation.
L’EMULATION BURLESQUE D’UN BLAME ECONOMIQUE
Outre un constant rappel de l’héritage français dans les noms propres de la NouvelleOrléans, dans certains de ses actes administratifs et dans sa gastronomie, certaines de ses figures historiques sont célébrées à travers des parades ou des monuments. L’étude des occurrences de la reine dans le microcosme de la Nouvelle-Orléans permettrait d’identifier les domaines dans lesquels la reine surgit, mais aussi les questions et débats qu’elle suscite. Je comparerai ainsi ces occurrences au portrait de la reine esquissé lors de la performance du Jazz Fest.
Reprenant et actualisant certains leitmotivs de la chanson « Killer Queen » du groupe Queen , qui se référait aussi à une Marie-Antoinette moderne, les paroles de la chanson de Boyfriend, faisant plusieurs références au “bling bling”, dénoncent l’exhibition du luxe et les dépenses superflues des ultrariches. Dans un entretien accordé au journal Fader, Boyfriend explicite le sens de sa chanson en avançant qu’il ne faut pas se laisser aveugler par le destin et les déboires des plus riches, ni se résigner à accepter les écarts de richesse mais au contraire rester vigilant et révolté : « Nous ne devons pas laisser les extravagances des riches éclipser les plaisirs simples des plus humbles. Peut-être que la meilleure manière de critiquer quelque chose est de le mettre en scène » . Les références économiques abondent ainsi dans la chanson, se référant au marché mondial, à la fracture sociale, aux héritiers ou aux clichés sur le luxe. La chanson rappelle d’ailleurs incidemment semble-t-il le sobriquet dépréciatif de la reine, « Madame Déficit » : “You can call me the queen of debt”.
UNE ICONE ECONOMIQUE PARADOXALE
Marie-Antoinette une icône d’un fétiche du luxe
Par-delà tout un commerce du luxe, le nom de la reine s’impose comme une forme de capitalisme extravagant et semble faire accidentellement coïncider sa phrase apocryphe avec son personnage de fiction. En décembre 2017, Dany-Robert Dufour, professeur de philosophie à l’Université de Paris VIII, propose une définition du capitalisme réexaminé à la lumière du XVIIIe siècle et notamment à travers la Fable des abeilles : « On se représente le capitalisme comme ascétique, rigoriste, autoritaire, puritain et patriarcal. Et, depuis près d’un siècle, on se trompe. Comme le montre la lecture et la redécouverte de Bernard Mandeville ». Contrairement à Max Weber, qui définit en 1905 le capitalisme comme un produit du protestantisme, valorisant l’austérité , Bernard Mandeville, auteur et philosophe néerlandais du début du XVIIIe siècle, présente un tel modèle économique comme une ruche qui dépérirait. Selon lui, ce serait le vice qui, dans la recherche de son assouvissement, serait producteur de richesses. Non seulement ces richesses ruisselleraient de manière verticale à toute la société mais aussi, paradoxalement, le vice serait nécessaire à l’Etat et à son fonctionnement puisque créateur de métiers visant à le réguler ou à le combattre. Selon Dufour, le libéralisme tel que prôné par Adam Smith souscrirait aux idées de Mandeville mais, conscient de l’immoralité des propos de son contemporain néerlandais, l’économiste écossais substituerait le terme de vice par celui d’intérêt, de bonheur ou plaisir privés. Dufour conclut son article en se référant à la situation actuelle, semblable selon lui à ce modèle du XVIIIe siècle. Le philosophe nomme ainsi Donald Trump, reine des abeilles qui « veut régner sur la ruche mondiale en hissant (…) l’insatiable fringale de profit, le saccage environnemental et l’insinuation salace au rang de principes directeurs de ses actes. » .
Le succès de l’image de Marie-Antoinette dans l’industrie du luxe tiendrait au fétichisme marchand qu’elle permet de susciter chez l’acheteur. Si Marx dans sa définition de la marchandise distingue dans les biens une utilité et une valeur, il rappelle que cette dernière, valeur d’échange, peut s’apparenter à un fétichisme : « On peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu’ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production » (Marx 100). Détachés de la visibilité des moyens de production, les biens et notamment ceux du luxe seraient non seulement magiques puisque créés sans effort, mais aussi surnaturels puisqu’ils ne sont pas destinés à être consommés, ni à être utilisés. Ils se borneraient ainsi à être des révélateurs sociaux, tels qu’utilisés durant l’Ancien Régime, détenteur d’un pouvoir occulte puisque conférant à leur propriétaire un statut spécial et supérieur. Ils prendraient alors le sens de De Brosse qui définissait le fétichisme comme « le culte de certains objets terrestres et matériels » . Le possesseur qui convoite ces objets occulterait cependant la réalité de la hiérarchie sociale de l’Ancien Régime, cette dernière étant fondée non sur les biens possédés mais sur le sang.
Après être revenu sur l’étymologie du terme de « luxe », il sera vu que depuis le XVIIIe siècle, ce terme est devenu indissociable de la reine. Les produits estampillés Marie-Antoinette proposés dans le marché du luxe suggèrent dès lors un fantasme d’Ancien Régime chez l’acheteur potentiel.
Dans l’ouvrage Luxe. Essais sur la fabrique de l’ostentation qu’il dirige, Olivier Assouly, professeur de philosophie à l’Institut Français de la Mode propose une définition du luxe qui réfute l’association du terme au sème de « lumière » voire « brillance », métonymies faussement induites par l’étymon latin lux mais aussi à des sèmes mélioratifs :
D’abord, l’opinion commune, en cela relayée par les producteurs économiques et la plupart des médias, rattache le luxe systématiquement aux traditions, aux savoirfaire, aux marques, à la rareté, à la cherté, à la qualité, la durabilité, au plaisir, au raffinement, à la marginalisation des usages et à l’ostentation (Assouly 15).
|
Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE I : UNE ICONE ECONOMIQUE PARADOXALE
A : Marie-Antoinette une icône d’un fétiche du luxe
B : Marie-Antoinette, icône burlesque du marketing industriel
CHAPITRE II : UTILISATION POLITIQUE COMME BLAME ECONOMIQUE
A : Marie-Antoinette en politique comme blâme Républicain
B : Une antonomase apolitique et visuelle
C : Le retour du pamphlet
CHAPITRE III : MARIE-ANTOINETTE, LA PREMIERE POPSTAR
A : La première star moderne ?
B : Marie-Antoinette entre lieu commun et plagiat de pop stars
C : Transformation de Marie-Antoinette de pop star à « sex symbol »
CHAPITRE IV : ADAPTATIONS COMMUNAUTAIRES DE L’IMAGE DE LA REINE
A : Marie-Antoinette, femme au foyer désespérée ?
B : L’exubération gaie de Marie-Antoinette
C : Marie-Antoinette noire
CHAPITRE V : DE L’ECHAFAUD A L’ECHAFAUDAGE SCENIQUE
A : Une mauvaise actrice historique française
B : Marie-Antoinette d’Adjmi et Ça ira, fin de Louis (1) de Pommerat
C : Une reine faire-valoir du féminisme dans The Revolutionists
CONCLUSION
UNE REINE DE LA FASCINATION DU LUXE
ANNEXES
SOURCES