L’hyper-exclusivité comme moyen d’intensifier la dimension symbolique des produits pour les marques
Cette première partie vise à contextualiser la consommation dite streetwear et la valeur associée aux produits, afin de cerner les comportements d’achat et pratiques instaurés dans ce milieu. L’enjeu est de comprendre comment la valeur perçue, que revêtent les produits dans l’esprit des consommateurs, s’amplifie à travers les méthodes de vente et plus globalement le marché. Nous allons tenter de théoriser une “hyper-exclusivité” propre au streetwear, qui permet aux marques de créer la demande en intensifiant notamment la dimension symbolique ou de signe des produits, propre à chacun, et signe de reconnaissance sociale. Nous définirons la dimension symbolique à travers la valeur attribuée au produit par le consommateur, dépassant sa valeur stricte d’usage, et délivrant le statut social perçu par ce dernier.
Dans un premier temps nous analyserons la manière dont les marques transforment le parcours d’achat en véritable quête du produit unique. Nous nous appuierons sur le schéma actantiel de Greimas pour approfondir notre analyse et comprendre cette gamification du parcours d’achat, qui transforme l’acte d’achat en véritable but à atteindre.
Puis nous identifierons cette hyper-exclusivité à travers la rareté du produit désiré.
Nous analyserons l’impact de l’histoire se cachant derrière chaque item qui donne cette unicité au produit. Cette découverte de l’environnement inhérent aux produits streetwear participera à appréhender la notion d’hyper-exclusivité. Nous verrons comment la marque Supreme notamment fait reposer sa stratégie sur des éditions limitées, qui se revendent à prix d’or sur un marché du resell fructueux pour les acteurs concernés. L’objectif étant de saisir cette rareté, nous analyserons la valeur des collabs et éditions limitées, et également les enjeux sur lesquels repose le marché du resell. Pour finir, nous nous attacherons à interroger la communication inhérente aux produits, qui vient accentuer cette hyper-exclusivité, et ce à travers le discours des marques, des médias, et la mise en scène des produits exposés. Cela débute par l’annonce de la sortie en amont de la saison, jusqu’à l’exposition des produits présentés comme des objets précieux par les consommateurs, grâce à des shootings photos qui vont valoriser les pièces qu’ils ont réussi à acquérir. L’analyse de la sortie d’une paire de baskets, la Off-White x Air Jordan 4 Sail, nous permettra d’observer cette communication, ritualisant l’achat grâce à des rendez-vous incontournables.
De l’exclusivité à l’hyper-exclusivité : la quête du produit unique
Chaque consommateur de streetwear le sait, le parcours d’achat menant au produit convoité peut s’avérer long et complexe. C’est l’une des caractéristiques principales qui forge le marketing de ce milieu de la mode. À l’origine de ce phénomène, nous pouvons identifier la marque Supreme. C’est sur sa capacité à entretenir la rareté que James Jebbia, son fondateur, va construire un mythe et provoquer l’engouement. En effet la marque sait créer le manque grâce un modèle de distribution ultra élitiste, et souvent mis en avant pour expliquer le succès de Supreme. Il s’agit d’un système de drop hebdomadaire se déroulant tous les jeudis sur le site internet de la marque ainsi qu’en boutique. La marque est présente uniquement dans 4 pays dans le monde entier (aux États-Unis à New York et Los Angeles, en Angleterre à Londres, en France à Paris, et au Japon à Tokyo, Nagoya, Osaka et Fukuoka). Les boutiques sont présentées sur le site internet supremenewyork.com , ce qui alimente également ce caractère élitiste et cette difficulté d’accès à la marque. Nous allons nous appuyer sur la boutique parisienne, ouverte en 2016, pour guider notre analyse.
Le système de vente a pendant longtemps été le suivant : chaque lundi matin les utilisateurs reçoivent un e-mail indiquant un lieu de rendez-vous dans Paris, en s’inscrivant sur un site internet dont l’adresse circule entre initiés. Ils ont ensuite une heure pour se rendre sur le lieu de rendez-vous, réunissant parfois des milliers de consommateurs.
Chacun espère être tiré au sort. Un numéro leur est attribué, puis ils attendent jusqu’à plusieurs heures le tirage au sort qui leur indiquera, s’ils sont chanceux, leur horaire de passage en boutique le jeudi suivant. Le jour J, les acheteurs viennent à l’horaire attribué.
Leur identité est contrôlée et ils peuvent finalement entrer dans le shop , individuellement, afin d’acheter les articles de leur choix. Thomas est un ancien salarié d’une entreprise de resell ayant participé pendant plusieurs années à ces fameux tirages au sort pour acheter des produits afin de les revendre. Il nous explique lors de notre entretien comment les tirages au sort sont petit à petit devenus d’immenses rassemblements : “Fallait y aller toute la journée ou à certains horaires pour pouvoir s’inscrire, mais en gros à l’ouverture y avait 500 personnes quoi. Maintenant sur tes grosses sorties pour aller au tirage au sort y a des milliers de personnes. Je sais pas, ça fait longtemps que j’ai pas fait de sortie et j’ai plus du tout les chiffres en tête mais je pense qu’il y avait 2-3000 personnes quasiment toutes les semaines à un moment où je le faisais, donc c’est quand même impressionnant” . La célébrité de la marque et cet engorgement des tirages au sort viennent nourrir cette exclusivité en réduisant le nombre de places disponibles, ce qui accroît la rareté et complexifie le parcours d’achat.
Depuis mai 2019, un nouveau système de drop est instauré en France dans la boutique parisienne. Il a été inspiré de celui déjà en vigueur à New York et à Londres.
Désormais les clients doivent s’inscrire en ligne tous les mardis sur le site dédié. Puis le hasard du tirage au sort détermine de nouveau, en fonction de la capacité disponible, si les consommateurs auront la chance d’obtenir une place dans la file d’attente. Pour les chanceux invités à venir au shop le jeudi suivant, une notification par sms permettra de confirmer leur inscription. La confirmation de leur présence leur attribue un créneau horaire pour se présenter au magasin, 20 rue Barbette dans Paris, munis de leur carte bancaire pré-enregistrée en ligne afin de vérifier l’identité de la personne. Cette évolution du parcours d’achat ne connaît pas réellement d’explications, mais l’engouement provoqué par les rassemblements des tirages au sort, comme évoqué précédemment, peut être un indice évident ayant poussé la marque à repenser son modèle, tout en conservant l’élitisme propre à ce système. Cécilia nous raconte son expérience en tant que cliente Supreme : “Alors plus c’était tôt mieux c’était parce que plus t’avais de chances d’avoir ton produit à la bonne taille et plus c’était tard bah moins t’avais de chance d’avoir ce que tu voulais. Donc voilà ils surfent encore une fois sur cette vague du super limité que tout le monde ne peut même pas rentrer dans le magasin, c’est-à-dire que le jeudi tu pouvais pas rentrer dans le magasin si t’avais pas ton heure de passage” . Cette technique de vente est révélatrice d’un système allant au-delà d’une certaine exclusivité créée par le manque de boutiques dans le monde,en mêlant hasard, chance, connaissances du milieu, et rareté des places disponibles. Les places étant premièrement limitées, et les chances d’obtenir le produit dans la bonne taille divisées selon le créneau attribué.
Sur le site internet de la marque, l’acte d’achat est tout autant compétitif. Les nouvelles collections sortent à 12 h pile les jeudis, et les utilisateurs doivent être les plus rapides pour espérer acheter un produit, cependant, il est difficile de rivaliser avec les nombreux bots qui sont utilisés pour faciliter l’achat par certains. Nos analyses sémiologiques nous ont permis d’observer la continuité de cette “quête” du produit sur le site internet Supreme. En effet, au premier coup d’œil il apparaît comme peu ergonomique, très sobre, et ne comprend que très peu d’informations au sein d’un sommaire représenté comme le plus concis possible . Ici encore l’utilisateur est invité à chercher par lui-même l’information, en naviguant entre les onglets peu explicatifs. Les fiches produits également ne contiennent que quelques lignes explicatives reprenant uniquement les caractéristiques techniques. Tout tourne autour du produit, et la marque reste fidèle à sa posture habituelle : mystérieuse, neutre, et globalement silencieuse. Nous pourrions interpréter cela comme une invitation à ne pas consommer : aucun indice n’est laissé, aucune mise en avant de la marque ou des produits par des procédés particuliers, et un site restant très peu intuitif.
Le système de vente par tirage au sort, communément appelé raffle , se développe mondialement dans le domaine du streetwear depuis plusieurs années. Avant sa mise en place, les ventes répondaient à une logique de “premier arrivé premier servi”. Les consommateurs campaient donc devant les boutiques jusqu’à plusieurs jours avant les sorties, saturant ainsi l’espace public. Ce nouveau système est venu réguler la demande dans un premier temps, avant de devenir lui-même saturé. Et c’est bien sûr ici tout l’intérêt, en possédant une offre inférieure à la demande, les marques de streetwear provoquent de la frustration chez les consommateurs. Démocratisé et connu chez Supreme, il est particulièrement implanté dans le domaine des sneakers , qui appartiennent au courant streetwear (elles font partie des pièces incontournables aux côtés des sweat-shirt à capuche, des pantalons amples, des joggings, des tee-shirt XXL ou encore des casquettes), et connaissent un succès croissant depuis les années 2000. Vue comme une pièce indispensable et synonyme de confort mais également de style déclinable à l’infini, la basket envahit les dressings et les rues.
Comme le souligne Erwan, consommateur de produits streetwear : “leur technique de marketing, le fait d’avoir des choses où il faut faire la queue le lundi 6h, pour avoir le droit de faire la queue le jeudi matin 2h, pour arriver dans le truc, pas avoir le droit de prendre de photos et avoir une chance sur 2 qu’il n’y ai déjà plus ce que tu voulais acheter, c’est juste rendre ultra exclusif un truc normal” . Chaque marque possède bien sûr son propre système de tirage au sort , mais le principe reste identique à Supreme et a pour but de ritualiser l’achat grâce aux différentes étapes identifiées : l’inscription en ligne ou en physique qui permet de récolter les informations personnelles du potentiel acheteur, le mail de confirmation ou le ticket attitré, le résultat du tirage au sort par mail, appel téléphonique ou en physique après une certaine attente, et enfin la commande en ligne ou le déplacement en boutique. Tout le processus d’achat est ritualisé également par le rapport au temps qui vient presser d’autant plus le consommateur, que ce soit en ligne avec une inscription limitée dans le temps par la présence d’un décompte, ou en physique avec une heure de rendez-vous précise et un temps d’attente avant le tirage au sort amenant une certaine tension parmi la foule. Cette première étape vient engager le potentiel client qui se retrouve pris dans l’engrenage du processus d’achat. Et toutes ces étapes apparaissent comme des challenges, des “niveaux” à passer et à réussir pour accéder à l’étape suivante. Malgré une demande qui explose et une clientèle de plus en plus large, les marques continuent de produire en petites quantités, et d’attiser l’envie de par cette rareté sélective. En effet, plus la demande s’accroît, plus le nombre de places ou tickets disponibles diminue, ce qui va augmenter à nouveau la valeur symbolique de la paire via sa rareté, signe de reconnaissance sociale pour les consommateurs qui vont réussir à se procurer le produit.
La quête d’un hoodies ou d’une paire de sneakers devient donc un réel jeu de piste, pour lequel l’apprentissage de codes spécifiques à la marque est nécessaire, entremêlé à un besoin de chance et de contacts dans le milieu. Notre analyse nous mène à penser le parcours d’achat sous le prisme de la gamification, qui désigne en terme marketing le fait d’utiliser des procédés issus de jeux vidéos pour des actions dans des domaines extérieurs aux jeux. Cette méthode dans le domaine de la vente favorise l’engagement et permet de rendre l’achat plus ludique. Les marques misent avant tout sur l’expérience comme facteur de motivation pour alimenter la demande. Les raffles exploitent cela notamment en découpant le parcours en différentes étapes, comme vu précédemment, ce qui va délivrer un certain statut au consommateur. Ce dernier évolue par palier et voit son statut prendre de la valeur en fonction de son avancée, lui attribuant au passage la reconnaissance de ses pairs. Les attributions d’horaires pour le passage en boutique peuvent être associées au “score” final qui classe les gagnants du premier au dernier, selon l’ordre chronologique des créneaux horaires, pour ceux qui ont eu la chance d’être sélectionnés. Finalement, le produit tant convoité est pensé comme le Graal, la récompense en fin de parcours, qui vient clôturer cette quête de l’objet désiré comme un véritable but à atteindre.
Nous pouvons assimiler cela au schéma actantiel de Greimas, qui va nous servir à analyser l’action ici représentée par l’acte d’achat en six facettes ou actants. Il va nous permettre d’approfondir notre analyse et de comprendre cette gamification du parcours d’achat.
L’hyper-exclusivité alimentée par la rareté des produits disponibles
“On n’a jamais été dans le truc de l’offre et de la demande. Ce n’est pas comme si on se disait qu’on allait faire un truc qu’à six exemplaires, mais si je peux en vendre 600, j’en ferai 400. On a toujours fait comme ça” . James Jebbia, fondateur de l’empire Supreme,décrit ainsi le fonctionnement de la marque. L’exclusivité est donc ancrée dans son ADN originel et est au coeur de la stratégie depuis ses débuts. Cependant, cette exclusivité représentée par le fait de produire en petites quantités apparaît comme accidentelle et s’explique, selon son créateur, par une volonté de ne pas se retrouver avec “des invendus sur les bras”. Une stratégie de rationalité minimisant les risques pris par la marque de par le peu de stock mis en jeu, et qui engendre finalement une augmentation de la demande sur des produits qui deviennent rares. Et c’est en effet sur ce principe que repose le mythe fondateur de la marque, un désintérêt pour le succès et l’expansion des ventes, et une logique friends and family comme nous l’explique Quentin R, auteur du mémoire “La marque Supreme, ou l’industrie contre-culturelle” soutenu en 2018 : “Il y avait une logique de “friends & family” tu vois c’est-à-dire c’est pas une marque que “tout le monde” doit porter c’est une marque qui se veut, c’est que les fans qui doivent l’avoir […] Quand tu la portais tu représentais quelque chose quoi, tu représentais un magasin de skate et c’est assez courant dans ce milieu-là d’avoir des petites quantités dédiées plus aux amis, aux gens qui viennent tous les jours dire bonjour au magasin et tout ça quoi. Je pense que c’est un peu la dynamique qu’ils ont essayé de garder et puis après forcément tout ce qui est rare devient désirable donc” . L’image que nourrit James Jebbia est donc celle d’une marque de skate familiale, et qui se veut loin des modèles marchands classiques qui poussent à produire plus lorsque l’on vend plus. Entretenir cette image et lui rester fidèle depuis les années 90 a permis à Supreme de conserver sa popularité et de voir la demande et l’engouement autour de la marque augmenter.
Ce marketing de la rareté employé par Supreme est évidemment courant dans le domaine du streetwear, et a été instauré notamment par la marque Bape (A Bathing Ape), pionnière dans le secteur, et créée en 1993 par Nigo un styliste japonais. Il va faire produire quarante à cinquante tee-shirts par semaine, et va en distribuer la moitié pour donner le reste à ses amis travaillant également dans la mode. Le jeune créateur va décider quelques années plus tard de stopper la distribution de ses produits dans la quarantaine de boutiques les distribuant pour se concentrer sur une seule et même boutique. Cette stratégie s’est avérée payante et la marque a rencontré un succès considérable durant des années.
L’exemple de Bape illustre également que cette logique friends and family entretenue par les enseignes alimente un mythe et un processus identitaire, qui découle de cette envie de faire partie du groupe. Il nous montre également que cette exclusivité fait partie de l’ADN du streetwear, et qu’elle est poussée à son maximum, que ce soit par les canaux de distribution ou par les quantités disponibles à la vente. Les marques de streetwear proposent donc des quantités limitées afin de maîtriser leurs stocks et leur distribution, et font reposer cette stratégie marketing sur un mythe fondateur fort. Le système de vente analysé précédemment vient renforcer cette stratégie reposant sur la rareté : la quête de l’objet désiré prend sens justement, car l’objet en question fait partie d’une édition ou collection limitée, et détient donc un statut précieux d’objet exclusif très demandé et peu distribué.
À travers les produits, les marques vont à nouveau venir renforcer cette dimension symbolique en les chargeant d’une histoire singulière propre à chaque collection. Nos entretiens nous ont permis d’identifier le désir, de la part des consommateurs, d’acheter des items symboliquement forts de par leur origine, leur conception, leur fabrication, ou encore leurs matériaux et couleurs. Erwan par exemple nous parle d’une paire de sneakers achetée lors d’un salon : “Moi j’avais acheté une paire de Air Force 1 où au milieu c’est du vrai cuir de ballon de basket parce qu’en fait ça avait été designé pour la final de la MBA de telle année par tel dj de rap américain et il avait designé la paire, mais genre elle est pas trouvable sur internet, là tu peux même pas l’acheter sur internet et c’est ça ces trucs-là que j’aime bien moi où… Les couleurs j’avais complétement aimé et puis derrière le produit y avait vraiment une histoire genre” . Nous observons donc que les caractéristiques historiques à l’origine des produits forment un étui symbolique qui va venir entériner l’item et lui donner de la crédibilité aux yeux des acheteurs.
C’est particulièrement à travers le co-branding, communément appelé collab dans le streetwear, que cette histoire va s’incarner. Il s’agit donc d’une association entre deux entités distinctes (marques, personnalités influentes) qui vont conceptualiser un produit ou une collection en édition limitée, en conservant respectivement leur ADN pour les faire vivre ensemble à travers le produit imaginé. Cette stratégie, très présente dans ce secteur de la mode, présente de nombreux avantages. Elle permet premièrement d’élargir la cible, puisque chaque marque va pouvoir toucher une nouvelle clientèle propre à la deuxième entité. Elle va également aider les marques à développer leur savoir-faire (esthétique, technique…) en combinant les domaines d’expertise. Prenons par exemple la collab entre Supreme et la maison de bijoux Swarovski, sortie à l’occasion du 25ème anniversaire de la marque de streetwear. Elle a pu apporter à Supreme l’expertise joaillière de la marque de bijoux grâce à une fabrication manuelle assemblant plus de mille cristaux pour chaque tee-shirt, et à l’inverse cette collaboration a apporté à Swarovski l’expertise dans le domaine du skate de Supreme, ainsi que son esthétisme en reprenant son logo et ses produits (tee-shirts et hoodies). Nous voyons à travers cet exemple que les deux marques s’enrichissent mutuellement pour proposer une collection capsule inédite, venant associer leurs domaines d’expertise, pourtant initialement très éloignés. En effet, les consommateurs attendent d’une collab qu’elle apporte une valeur ajoutée au produit, comme nous l’explique Bertrand : “je pars du principe que dès l’instant où y a une collab entre deux marques faut que les deux points forts de chaque marque ressortent” . Les produits doivent donc 32 véhiculer du sens et ne pas être le résultat d’une association “gratuite” qui sont pourtant de plus en plus nombreuses d’après cette communauté. Enfin, la collab va permettre de travailler l’image, notamment grâce à la couverture médiatique qui en découle. La collab entre Louis Vuitton et Supreme en 2016 par exemple a connu une forte résonance médiatique, car l’association de deux secteurs différents que sont le luxe et le streetwear avait encore de quoi surprendre. Plus la collaboration est inattendue, plus elle pourra faire écho dans le paysage médiatique, si elle est reconnue comme pertinente.
Les collabs deviennent donc vectrices de valeur grâce à cette association, afin de toucher un public plus large, tout en proposant moins de produits disponibles à la vente avec des éditions limitées. Ce phénomène peut être illustré par exemple grâce à la paire Adidas Yeezy 700 qui est sortie de façon très limitée en 2019, et que les consommateurs se sont arrachés. Quelques mois plus tard, Fila a sorti un modèle dont le design a été très inspiré par la Yeezy selon la communauté , avec des coloris similaires, la Ray Tracer Runner.
Cette paire de baskets a connu un échec total, notamment car elle n’était pas proposée en édition limitée. Les clients veulent des paires uniques qu’ils ne retrouveront pas sur tout le monde, nous explique Cécilia, consommatrice et salariée chez Foot Locker qui a pu observer et comparer les deux sorties : “c’est un peu la course à celui qui aura la paire la plus limitée ou qui vaut le plus cher ”. Chaque produit se charge d’une histoire, d’une identité spécifique qui lui est attribuée et le rend unique sur un nombre très limité d’exemplaires.
La ritualisation de l’hyper-exclusivité à travers la communication inhérente aux sorties des produits
De l’annonce de leur sortie, en passant par leur vente, jusqu’à leur réappropriation par les consommateurs, les produits streetwear et en particulier les sneakers sont entourés d’un voile de communication. Il émane du côté des marques, puis est repris par les médias qui vont événementialiser les sorties, et réapproprié par les consommateurs qui vont valoriser leurs achats à travers une mise en scène des items qu’ils ont réussi à se procurer.
C’est ce que nous allons analyser dans cette partie à travers la sortie d’une paire de baskets très attendue pour l’été 2020 : la Off-White x Air Jordan 4 Sail, vendue en exclusivité le 25 juillet dernier. Suivre cette sortie, de l’annonce de la date, jusqu’à son exposition sur les réseaux sociaux, nous permettra de comprendre comment cette hyper-exclusivité, à travers la communication, est mise en scène et sacralise le produit.
La production d’éditions limitées, et l’association entre deux marques ou collab donnent à voir une spectacularisation du produit. Les marques laissent entrevoir de potentielles collaborations, et les médias, notamment les médias digitaux spécialisés dans le streetwear, s’emparent de cet événement pour faire circuler l’information auprès du grand public. Pour cela, la date de sortie aussi appelée release , est dévoilée et permet de temporaliser l’événement, ajoutant de nouveau un sentiment d’urgence pour le consommateur qui va devoir se décider sur l’achat du produit. Ce dernier sera concurrencé par tous les autres consommateurs le jour de la sortie, mais surtout le jour de l’inscription pour la raffle (pour les baskets les plus limitées) qui donnera la possibilité d’être sélectionné pour pouvoir acheter l’item. Le prix retail, qui correspond au prix boutique, sera également dévoilé. Grâce à ce système d’annonce, les marques vont événementialiser les sorties, créant un calendrier en amont de la saison qui dévoile celles qui sont les plus “attendues”. Cette temporalisation va rythmer l’année et ritualiser l’achat, en préparant le public qui va sélectionner les dates l’intéressant, et pourra ainsi sepréparer à investir.
C’est ce que nous pouvons observer à travers la vente de la paire de sneakers Off-White x Air Jordan 4 Sail. Une collaboration entre Nike Air Jordan, la filiale de chaussures de basket-ball de Nike, et Off-White, marque italienne de streetwear haut de gamme, en quantité limitée. Sa sortie a été annoncée sur le compte Instagram d’Off-White quelques jours avant sa mise en vente . Deux publications ont ainsi été postées la veille de la raffle, quatre jours avant la mise en vente, pour annoncer l’organisation du tirage au sort sur l’application Nike SNKRS . Puis le lendemain, jour de la raffle, Off-White explique à travers un nouveau post le déroulé des inscriptions . La paire étant vendue uniquement dans les boutiques Off-White et chez quelques revendeurs triés sur le volet, la raffle s’organise entre les différentes boutiques mondiales de la marque dans lesquelles les baskets seront commercialisées (Rome, Paris, Las Vegas, New-York). Des créneaux horaires sont déterminés selon les boutiques, pour l’inscription en ligne du tirage au sort. Par exemple, si le client souhaite s’inscrire pour acheter la paire convoitée dans la boutique parisienne, il devra s’inscrire entre 9h et 18h, heure française, ce même 22 juillet. Puis, le 23 juillet, la marque de streetwear premium publie un nouveau post pour annoncer que la paire de baskets sera disponible en exclusivité sur le site d’Off-White deux jours plus tard.
Concernant les images sélectionnées pour accompagner le message, il s’agit de photos de la paire de Jordan 4 x Off-White sous différents angles, toujours dans des tons beiges en accord avec la couleur de la paire, ou sur fond blanc. Aucun élément extérieur ou artifice ne vient accompagner l’objet, qui est placé au centre et capture toute l’attention grâce au fond neutre sur lequel il apparaît. Le jour J, la marque publie à nouveau trois posts différents pour marquer l’événement en plaçant cette sortie au centre de sa page Instagram, et rappelle ainsi que les sneakers sont disponibles sur son site internet . Les images sont ici également des photos, dont deux représentent la chaussure sur un piédestal aux couleurs de la basket dans des tons beiges. Initialement destiné à recevoir un objet d’art, le piédestal illustre ici la préciosité du produit qui est représenté comme une œuvre. Nous constatons que la marque Off-White va rythmer la sortie de la paire en différentes étapes pour accentuer ce caractère d’urgence auprès du consommateur, en lui donnant des limites de temps qui lui permettront d’accéder au produit.
Une hyper-exclusivité construite pour générer de la différenciation et de l’appartenance dans la communauté
Nous avons pu saisir à travers notre première partie comment les produits streetwear s’inscrivent dans un processus d’hyper-exclusivité à travers leur conception, leur mise en vente ainsi que la communication accompagnant leur sortie. Ces produits sont donc porteurs d’une valeur connotée, reconnue par une communauté d’adeptes. Nous allons nous intéresser ici à ces passionnés de streetwear afin de comprendre les motivations propres à cette consommation. L’objectif est d’identifier comment la construction de cette hyper-exclusivité permet aux marques de générer de la demande, en créant l’adhésion à une communauté aux codes bien spécifiques dans le secteur de la mode.
Pour cela nous verrons premièrement en quoi l’hyper-exclusivité est un facteur de différenciation permettant de s’émanciper d’une mode mainstream , que nous définirons ici comme une mode grand public et facilement accessible de par son système de vente, la disponibilité de ses produits, sa proximité géographique, ainsi que ses prix. Pour se faire, nous verrons comment le marketing de la rareté alimente ce désir d’émancipation en créant un besoin chez le consommateur. Grâce à nos entretiens, nous verrons quelles motivations peuvent pousser les initiés à adopter ce style vestimentaire, au détriment d’une mode grand public socialement adoptée par la majorité de la population.
Puis nous étudierons la motivation poussant les consommateurs à s’ancrer dans une communauté et une culture propres, régies par des codes spécifiques donnant accès à un cercle restreint. Nous tenterons de rendre compte du fonctionnement de cette communauté en analysant son langage et ses règles. Les propos d’Ivaylo Ditchev dans “De l’appartenance vers l’identité. La culturalisation de soi”, appuiera cette analyse en illustrant les devoirs qu’implique l’appartenance à la communauté. Cela nous permettra de comprendre pourquoi ce cercle d’initiés reste imperméable et fermé, et quels rites sont nécessaires pour y accéder et montrer sa valeur.
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Table des matières
Remerciements
Sommaire
Introduction
I. L’hyper-exclusivité comme moyen d’intensifier la dimension symbolique des produits pour les marques
A. De l’exclusivité à l’hyper-exclusivité : la quête du produit unique
B. L’hyper-exclusivité alimentée par la rareté des produits disponibles
C. La ritualisation de l’hyper-exclusivité à travers la communication inhérente aux sorties des produits
II- Une hyper-exclusivité construite pour générer de ladifférenciation et de l’appartenance dans la communauté
A. Le streetwear comme facteur de différenciation pours’émanciper d’une mode mainstream
B. La volonté de s’ancrer dans une culture et une communauté spécifiques
C. Une quête perpétuelle de différenciation au sein de la communauté
III- Montée en gamme du streetwear : un nouveau style hybride à la croisée de deux industries
A. Une reprise de certains codes propres au luxe dans la mode streetwear
B. Une mutation au service d’une clientèle qui s’homogénéise
Conclusion
Bibliographie
Annexes
Annexe 1 – Retranscription et analyse des entretiens
Annexe 2 – Images
Annexe 3 – Analyse sémiologique du site supremenewyork.com
Résumé
Mots-clés
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