Une histoire récente de liens santé-travail
L’expression « risques psychosociaux » (RPS) est apparue récemment dans les préoccupations des professionnels de la santé au travail. On peut situer son émergence au cours des années 2000 comme une extension du vocable « stress», qui a servi de cadre de référence, même si ces risques sont initialement apparus dans les années 1970 avec les changements profonds du monde du travail (Légeron 2003). Cette notion de « stress » est plus ancienne, assez bien définie et recouvre des cadres théoriques explicatifs circonscrits. A l’époque le terme de RPS n’est pas vraiment stable, impliquant des concepts particulièrement poreux qui désignent soit des causes d’origine professionnelle, qualifiées de risques professionnels (comme par exemple, ceux du registre de l’organisation ou du management), soit des effets sur la santé (stress, harcèlement, violence interne, violence externe, burn-out, addictions, souffrance, etc.). À ce flou sémantique s’ajoutent des difficultés épistémologiques et méthodologiques, car ces risques sont au carrefour des sphères personnelles et professionnelles et touchent à la subjectivité comme à la difficulté d’authentifier les troubles. Toutefois, cette notion se diffuse toujours dans l’espace public, soutenue par les effets médiatiques de suicides survenus au sein de grandes entreprises et par le nombre croissant de décisions rendues par la justice relatives aux RPS, au-delà même des problèmes théoriques et méthodologiques qu’elle pose.
Etat des lieux des RPS en Europe
Pour faire face à un fort absentéisme et à de nombreux départs prématurés, dans les années 1990, en Europe, les gouvernements ont été incités à se préoccuper des situations stressantes ou des mauvaises conditions de travail. Il s’agissait surtout de réduire le coût élevé du travail et des politiques sociales dans un contexte de forte compétitivité internationale et dans une moindre mesure de se préoccuper des aspects éthiques et sociaux associés à ces risques (Kompier et Cooper 1999). Ainsi la directive européenne du 12 juin 1989 (Directive-cadre n°89/391/CEE) a défini les obligations de l’employeur en termes d’évaluation des risques professionnels, et de mise en place de plans de prévention en privilégiant la prévention à la source (éliminer le risque ou à minima le réduire). Les risques psychosociaux en faisaient partie.
En 1996, la Commission Européenne publie un rapport « Manuel d’orientation sur le stress lié au travail, piment de la vie … ou coup fatal ? » mettant l’accent sur la gestion du stress sur le lieu de travail (CE 2000). En 2002, l’Agence Européenne pour la sécurité et la santé au travail (EU-OSHA) avait comme thématique prioritaire « la prévention pratique des risques psychosociaux et du stress au travail». Par la suite, en 2007, l’Union Européenne, souhaitant mettre en commun et développer les différentes approches des RPS existantes dans chaque état membre, lance un projet intitulé « Psychological RIsk MAnagement-European Framework (Prima-EF) (Stavroula et Cox 2008). Enfin, entre 2014 et 2015, l’OSHA a proposé une campagne intitulée « Healthy Workplaces : Manage stress ». En 2016 l’EU-OSHA a publié le rapport global de la deuxième enquête européenne des entreprises sur les risques nouveaux et émergents (ESENER-2), à laquelle près de 50 000 établissements de 36 pays européens ont participé en 2014 : les risques psychosociaux sur les lieux de travail européens sont importants : 77% des établissements déclaraient au moins un facteur de risque psychosocial au travail. Les facteurs de risque les plus fréquemment mentionnés étaient la confrontation avec des clients, des patients, des élèves difficiles (58% des établissements), suivie d’assez près par la pression des délais (43%) (EU-OSHA 2015). L’EU-OSHA a lancé, aussi en 2016, à Bruxelles, une campagne 2016-2017 intitulée « Être bien sur les lieux de travail quel que soit l’âge ». Cette nouvelle campagne porte principalement sur le travail durable et le vieillissement en bonne santé dès le début de la vie professionnelle et souligne l’importance de la prévention des risques tout au long de la carrière. Sur la base du projet du Parlement européen « Travailler dans des conditions plus sûres et plus saines à tout âge » mené par l’EU OSHA, la campagne met en exergue les avantages d’une bonne sécurité et santé au travail pour les travailleurs, les entreprises et l’ensemble de la société.
Sur et autour de la notion de « risque psychosocial »
D’après la définition de la santé de l’OMS, non amendée depuis 1948, la santé se conçoit comme un « état complet de bien-être physique, psychique et social et non uniquement comme absence de maladie ou d’infirmité ». Le concept de santé s’avère donc être multidimensionnel : la santé dépendrait de nombreux facteurs et serait une expérience subjective, personnelle voire même culturelle. Cette définition de la santé fait référence au contexte biologique mais également psychosocial de l’individu (Contandriopoulos 1999). Cependant le terme «psychosocial » est de nos jours un concept utilisé à grande échelle (Martikainen et al 2002), d’où la nécessité de situer plus précisément ce que ce concept sousentend.
Les termes « risques psychosociaux » laissent à penser que le psychosocial, c’est à dire la relation à l’autre, est toxique et représente un risque pour la santé.
Toutes les approches de la santé montrent que le « psychosocial » n’est pas un « risque » et ne peut en aucun cas être posé en référence à cette catégorie ; il est au contraire une dimension consubstantielle à la vie des personnes au travail et il ne peut être approché que comme une donnée même de la vie sociale en entreprise. Le terme de « risques » dans ce domaine est très ambigu. Première notion sous-entendue : celle de « danger ». Le risque se définit comme la probabilité qu’une exposition au danger entraîne un dommage et les stratégies de prévention se doivent donc de faire en sorte que l’exposition soit nettement en dessous du niveau où vont apparaître les dommages ».
S’agissant des contextes en cause à l’occasion des actions sur les « RPS » et des pathologies associées, aucun danger ne peut être identifié en tant que tel. Nous savons que les causes sont multiples, se combinent à l’infini. Des facteurs d’organisation ont bien été mis en évidence comme favorisant des situations pathogènes, mais il n’existe pas à priori une ou des situations de « danger » ou un type « d’organisation dangereuse » pouvant dans une relation univoque de type « cause-effet », sur le modèle de la prévention classique, provoquer des effets pathogènes sur la santé des salariés.
Dans le même ordre d’idée, le concept de « risques » sous-entend la notion de « seuil » limite d’exposition. Là aussi, tant l’expérience d’intervention que les données scientifiques montrent l’incohérence de cette notion, s’agissant de contextes éminemment variables dans le temps et l’espace, de causes multiples, d’individus avec leur subjectivité. Enfin, dernier pilier de cette approche préventive classique sous-entendue par le concept de risques, celui relatif à l’action de prévention : la prévention vise logiquement à éliminer les risques ou, à défaut, les réduire notamment par des dispositifs d’éloignement ou de protection par rapport aux contextes dangereux ; et ceci, souvent, par des processus de normalisation de ces contextes ou de normes d’hygiène du comportement (Clot 2008). Là aussi, cette approche est largement mise en défaut sur ce thème. L’approche du Réseau ANACT privilégie le point de vue que le travail est d’abord une opportunité essentielle pour construire sa santé par opposition à l’idée d’un travail d’abord «porteur de risques ». C’est dans le travail, en affrontant ses difficultés – et notamment au travers de la résolution des problèmes liés à l’écart entre le prescrit et le réel – que l’individu peut développer ses capacités, ses relations aux autres et ainsi construire sa santé. L’utilisation en intervention des concepts de « tensions» et de « régulation » (Sahler et al. 2007) met bien en avant les difficultés du travail comme inhérentes à la situation professionnelle, mais sont tout autant déterminantes les réponses individuelles et collectives des salariés comme modes de construction de la santé, dans un processus plutôt de type « chaotique » et dont le résultat n’est jamais acquis de façon définitive. L’objet de l’action en entreprise sur ce thème devient moins alors la « réduction de risques » que la recherche du développement de moyens de « régulation» des difficultés et de la création d’environnements de travail (Falzon et Mas 2007) qui permettent aux salariés de développer leurs capacités. Cette approche s’inscrit alors moins dans une approche « réductrice des risques » que dans une approche dynamique et constructrice de la santé en agissant sur les capacités des organisations, cibles principales de l’action, à favoriser des processus vertueux tant pour des raisons de santé au travail que de performance. On est loin aussi des processus de normalisation surtout lorsqu’ils portent sur les comportements des individus.
Ainsi, nombreuses sont les ambiguïtés autour des « risques psychosociaux », sur la notion elle-même, mais plus généralement sur ce qu’elle infère. Pour autant cette expression nous permet d’agir et d’appuyer des transformations en entreprise qui s’ouvrent plutôt vers cette conception large et constructrice de la santé.
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Table des matières
I. INTRODUCTION
II. RISQUES PSYCHOSOCIAUX
II.1. Conceptualisation des problèmes psychosociaux
II.1.1. Une histoire récente de liens santé-travail
II.1.2. Etat des lieux des RPS en Europe
II.2. Sur et autour de la notion de « risque psychosocial »
II.2.1. Des risques difficile à identifier, mais très présents
II.2.1.1. Le modèle spécifique de Selye
II.2.1.2. Le modèle théorique du stress, coping et adaptation
II.2.1.3. Le modèle de Karasek et Theorell
II.2.1.4. Le modèle de Siegrist
II.2.2. Risques psychosociaux et troubles psychosociaux
II.2.3. Les six dimensions d’analyse des risques psychosociaux
II.3. Les risques psychosociaux dans le milieu de soins
II.3.1. Les transformations organisationnelles des hôpitaux publics
II.3.2. Conséquences sur les conditions de travail des salariés
II.3.3. Un contexte propre au milieu hospitalier du CHU de Rouen
II.4. RPS et maladies professionnelles
II.5. Cadre règlementaire des RPS
III. PRESENTATION DE L’ETUDE
III.1. Objectifs de l’étude
III.2. Matériel et Méthode de l’étude
III.2.1. Population d’étude
III.2.2. Lieu de l’étude : le Centre Hospitalier Universitaire de Rouen
III.2.2.1. Situation du CHU-Hôpitaux de Rouen et population
III.2.2.2. Organisation des services de soins par pôles
III.2.3. Type d’étude
III.2.4. Recueil de données
III.2.4.1. Le questionnaire EVREST
III.2.5. Analyse statistique
III.2.5.1. Recueil et analyse de données
III.2.5.2. Tests statistiques
III.2.6. Aspects éthiques
IV. RESULTATS
IV.1. Description de la population d’étude
IV.1.1. Représentativité de l’échantillon
IV.1.2. Caractéristiques socio-professionnelles
IV.2. Résultats enquête EVREST- comparaison « santé humaine » et « secteur national »
IV.2.1. Conditions de travail
IV.2.1.1. Changement de travail
IV.2.1.2. Rythmes de travail
IV.2.1.3. Contraintes de temps
IV.2.1.4. Les appréciations sur le travail
IV.2.1.5. Les charges physiques du poste de travail
IV.2.2. Expositions professionnelles
IV.2.3. Formation
IV.2.4. Mode de vie
IV.2.5. Etat de santé
IV.2.5.1. Corpulence selon l’IMC
IV.2.5.2. Appareil respiratoire/cardio-vasculaires/HTA
IV.2.5.3. Troubles neuropsychiques : fatigue/lassitude, anxiété/nervosité/irritabilité, troubles du sommeil
IV.2.5.3.1. Analyse uni variée des facteurs RPS associés aux troubles neuropsychiques
IV.2.5.3.2. Analyse multi variée des facteurs RPS associés aux troubles neuropsychiques
IV.2.5.4. Appareil ostéo-articulaire
IV.2.5.4.1. Existence d’un trouble ostéo-articulaire du membre supérieur selon les appréciations sur le travail (analyse uni variée des facteurs RPS associés aux TMS des MS)
IV.2.5.4.2. Existence d’un trouble ostéo articulaire du rachis selon les appréciations sur le travail (Analyse uni variée des facteurs RPS associés aux TMS du rachis)
IV.2.5.4.3. Analyse multi variée des facteurs RPS associés aux TMS
IV.2.5.5. Appareil digestif – troubles dermatologiques – troubles de l’audition
IV.2.6. Questions supplémentaires
IV.2.6.1. Avez-vous peur de faire des erreurs ?
IV.2.6.2. Arrivez-vous à concilier vie professionnelle et vie personnelle ?
IV.2.6.3. Cotation de l’ambiance de travail
IV.2.6.4. Etes-vous exposés à des violences physiques ou verbales ?
IV.2.6.5. Avez-vous le sentiment d’avoir été suffisamment informés des risques professionnels de votre travail ?
IV.2.6.6. Les changements institutionnels sont-ils suffisamment accompagnés ?
IV.2.6.7. Dans le cadre de la prévention des RPS, une consultation avec le médecin est-elle nécessaire ?
V. DISCUSSION
VI. CONCLUSION