Une histoire de magnétométrie
La découverte des phénomènes de résonance magnétique a marqué une grande avancée dans le domaine de la magnétométrie et de ses champs d’applications. Dès 1944-45, E.K. Zavoisky fait état de sa découverte de la Résonance Paramagnétique Électronique (RPE) [1], et en 1946 Edward Mills Purcell et Félix Bloch démontrent expérimentalement la Résonance Magnétique Nucléaire (RMN) [2–5]. Ces méthodes ont depuis lors permis le développement d’un grand nombre d’applications d’analyse des matériaux et d’imagerie par résonance magnétique (IRM). En parallèle à cela, émerge de la théorie quantique le principe de pompage optique [6,7], qui permet de préparer des états fortement éloignés de l’équilibre thermodynamique, faisant apparaître une très forte polarisation de spins. Combinées, ces deux méthodes ont permis à Francis Bitter et Jean Brossel de proposer le concept des magnétomètres à pompage optique à « double résonance» [8,9]. Ce type de magnétomètres s’est par la suite avéré extrêmement utile dans des applications variées, dont la mesure du champ magnétique terrestre ou d’autres planètes notamment dans les missions spatiales Mariner 4 et 5 [10], Pioneer 10 et 11 [11] et SWARM [12]. Bien qu’idéaux pour la mesure absolue d’un champ magnétique, ces capteurs nécessitent un certain niveau de champ magnétique (≳ 100 nT) qui provoque une dynamique suffisamment rapide pour que les effets de cohérence introduits par le pompage optique se moyennent à zéro.
Cependant, il existe un autre effet par lequel un faible champ magnétique influe sur une lumière traversant un milieu polarisé. Il s’agit de l’effet Hanle découvert en 1924 [13]. Mais tant pour des raisons théoriques qu’expérimentales, l’étude approfondie de cet effet a mis très longtemps à se faire. En effet, il requiert de générer des champs très faibles et stables, donc l’emploi de blindages magnétiques de très bonne qualité. Sur le plan théorique, il a fallu attendre l’introduction par J.P. Barrat et C. CohenTannoudji de la théorie complète du pompage optique dans le formalisme de la matrice densité [14,15] pour parfaitement le comprendre. Dès lors il a été imaginé d’appliquer l’effet Hanle dans un milieu pompé optiquement à la mesure de champs faibles [16,17], donnant ainsi naissance à deux types d’architectures de magnétomètres dites « champ nul » encore en plein essor à l’heure actuelle. Il s’agit en premier lieu des capteurs dits à effet Hanle, qui sont une mise en application directe du phénomène, et, en second lieu, des magnétomètres à résonance paramétrique, dans lesquels la dynamique magnétique est modulée par un ou deux champs radiofréquences, générant de ce fait une ou plusieurs modulations sur le signal.
Ces développements ont été portés en parallèle sur plusieurs types d’espèces atomiques, dont principalement les métaux de transition (mercure, cadmium, …), les métaux alcalins (rubidium, césium, …) et les deux isotopes stables de l’hélium (3He et 4He) [18]. Ces espèces étaient au début pompées grâce à des lampes, puis l’arrivée des lasers a permis une augmentation drastique de l’efficacité du pompage optique [19]. Longtemps limités par le déphasage dû aux échanges de spins, les magnétomètres basés sur les alcalins ont pu s’en affranchir récemment grâce à un mode de fonctionnement appelé SERF (Spin-Exchange Relaxation-Free) [20,21]. Les performances des magnétomètres à alcalins utilisant du potassium [22] et du rubidium [23,24], se sont ainsi fortement améliorées, leur permettant ainsi de descendre sous la barrière symbolique du femtotesla par racine de hertz, un niveau de sensibilité comparable à celui des SQUIDs [25] (Superconducting QUantum Interference Devices).
Vers le biomagnétisme
Des applications exigeantes
Grâce à ces résultats, il a naturellement été envisagé d’utiliser des magnétomètres à pompage optique pour des applications médicales, longtemps réservées aux SQUIDs car nécessitant de très bons niveaux de sensibilité des capteurs : la magnétoencéphalographie, la magnétocardiographie et la magnétocardiographie fétale. Les signaux biologiques typiques dans ces applications sont de l’ordre 100 fT à 10 pT, dans une bande passante de 0 – 1 kHz environ .
En effet, les systèmes de mesure à SQUIDs sont extrêmement coûteux (de l’ordre de 2 M€ à l’installation) car ils requièrent un bain d’hélium liquide pour être refroidis. A l’heure actuelle la majorité des systèmes ont également besoin que ce bain soit changé hebdomadairement. Bien que l’utilisation de cryostats à cycle fermé (cryo-cooler) se soit répandue cette dernière décennie, ce système est à l’origine de vibrations basses fréquences pouvant générer du bruit dans les bandes de mesure biomédicales. Le premier magnéto-encéphalographe basé sur un cryo cooler a été commercialisé par York Intruments en 2018. Le refroidissement et la structure du capteur imposent néanmoins une rigidité du système global de mesure et un éloignement minimal de la tête du patient (4 à 5 cm) pour des raisons évidentes d’isolation thermique. Plusieurs inconvénients découlent de ces caractéristiques. Le capteur ne peut s’adapter parfaitement à la morphologie des patients, les mesures sont donc sensibles à de potentiels mouvements du corps ou de la tête. De plus, l’éloignement réduit l’intensité du champ mesuré (les sources étant dipolaires, il est fortement préjudiciable de s’éloigner), et réduit la résolution spatiale de localisation des sources (indépendamment du niveau de signal mesuré) [27]. Il a donc été logique de chercher à contourner ces défauts en utilisant des OPMs (Optically Pumped Magnetometers) qui ne présentent pas les mêmes inconvénients.
Une compétition SQUIDs / OPMs Alcalins
Pour les mesures biomagnétiques dont il est question ici, deux acteurs occupent actuellement le devant de la scène. D’une part les SQUIDs, capteurs historiques du domaine, aux performances longtemps inégalées, et d’autre part les OPMs à alcalins, qui commencent à se démarquer par certains atouts. Par exemple, les OPMs permettent de concevoir un réseau souple de capteurs, avec un assemblage fait par impression 3D ou solidarisé au moyen d’un tissu. Dans les deux cas, le faible coût de l’assemblage et sa mobilité rendent possible l’adaptation parfaite du système à la morphologie du patient. En ce qui concerne l’isolation thermique, les métaux alcalins ont besoin d’être chauffés aux alentours de 180°C pour accéder au régime SERF. L’isolation thermique est nécessairement moins difficile que pour de l’hélium liquide, et permet de rapprocher les capteurs du scalp. Elle ne peut cependant pas être retirée et impose une certaine distance entre l’élément sensible et le scalp. Des essais cliniques prometteurs ont été réalisés sur des patients avec ces capteurs [28–34].
L’hélium comme troisième alternative
Dans ce contexte, le LCHP (Laboratoire Capteurs Hautes Performances) du CEA leti, fort de son expertise sur les magnétomètres hélium suite à la mission spatiale SWARM, a initié le développement de capteurs champ nul à hélium 4 pour les applications médicales. L’hélium présente en effet des caractéristiques intéressantes pour ces applications. Gazeux à température ambiante, il n’a besoin ni d’être chauffé ni d’être refroidi. Bien qu’il faille lui appliquer un champ haute fréquence (de l’ordre de quelques MHz) pour peupler l’état métatsable et l’utiliser en magnétométrie, cela ne crée pas de modification significative de température extérieure au gaz. Ainsi en plus de pouvoir bénéficier d’une architecture adaptable à toute morphologie, le capteur peut venir se poser au contact du scalp. Par contre, son temps de relaxation est bien plus court que celui des alcalins, rendant plus difficile l’atteinte de sensibilités très favorables. La bande passante du capteur s’en trouve en contrepartie augmentée (jusqu’à 2 kHz, contre < 150 Hz pour les alcalins en pratique), ce qui peut s’avérer intéressant pour les études de l’épilepsie pour laquelle des signaux de fréquences jusqu’à 500 ou 600 Hz sont observés [35,36]. Enfin, il est à noter que les magnétomètres hélium à résonance paramétrique, nous le verrons par la suite, permettent naturellement d’effectuer une mesure vectorielle des trois composantes du champ magnétique. Les mesures peuvent ainsi être réalisées en boucle fermée, où des bobines sont utilisées pour générer un champ compensatoire ramenant constamment le capteur dans un régime de champ très faible. Cela permet d’une part d’élargir grandement la gamme dynamique de mesure et d’autre part de rendre le capteur parfaitement insensible aux effets de deuxième ordre en champ magnétique (dépendances entre les mesures des différentes composantes, dégradation de la sensibilité).
Les premiers essais de validité expérimentaux ont d’ailleurs pu être réalisés par le laboratoire dans le cas de la magnétocardiographie [37] et de la magnétoencéphalographie [38]. Seul inconvénient encore rédhibitoire dans l’utilisation de ces capteurs à plus grande échelle : leur niveau de bruit. Les magnétomètres utilisés lors de ces tests affichent une sensibilité de 200 fT/ √Hz. Suffisante pour une preuve de concept, elle est un obstacle pour certaines mesures médicales réalisées pour des applications de recherche ou de diagnostic.
Le traitement des données diffère drastiquement d’un type de mesure à l’autre (rythme ?, ?, champ évoqué, etc). Il n’est donc pas facile de spécifier un niveau de bruit nécessaire du capteur, puisque chaque application va demander une sensibilité différente. Pour s’en convaincre, on peut imaginer une mesure d’activité spontanée sans moyennage sur une bande fréquentielle de 40 Hz (bande très ouverte en MEG). Pour qu’un signal d’amplitude pic-pic 100 fT s’élève au-dessus de 95% du bruit du capteur, le niveau de sensibilité nécessaire est de 8 fT/√Hz. Pour des bandes plus réduites, ou pour des mesures permettant de moyenner plusieurs résultats, la sensibilité nécessaire serait nécessairement moins stricte, alors qu’elle peut se durcir pour la recherche de signaux inférieurs à 100 fTpp. Il convient cependant de nuancer l’importance de la sensibilité, alors que l’éloignement des capteurs aux sources magnétiques est également un facteur déterminant. Il a en effet été montré qu’un réseau de capteurs d’une sensibilité de 50 fT/ √Hz situés contre le scalp apporte globalement plus d’information qu’un réseau de magnétomètres d’une sensibilité de 1 fT/ √Hz situés à 3 cm environ du scalp à cause de l’isolation thermique [39].
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Table des matières
Introduction
A. Une histoire de magnétométrie
B. Vers le biomagnétisme
1) Des applications exigeantes
2) Une compétition SQUIDs / OPMs Alcalins
3) L’hélium comme troisième alternative
C. Bases de fonctionnement des magnétomètres
Rappels sur la magnétométrie à pompage optique de l’hélium 4
A. L’hélium 4
B. Absorption optique
1) Intensité des raies d’absorption
2) Dépendance fréquentielle
3) Section efficace d’absorption
C. Pompage optique
1) Sélectivité de l’absorption lumineuse
2) Polarisation atomique
D. Effet Hanle sur un système atomique orienté
1) Approche qualitative
2) Approche quantitative
E. Effets collisionnels dans l’hélium 4
1) Effets liés à la décharge HF
2) Autres effets
F. En résumé
L’alignement atomique et son évolution
A. Rappels de la description mathématique
B. Approximation à trois étapes appliquée à l’alignement
1) Préparation par pompage optique
2) Evolution globale du système
3) Gamme de validité de cette approche
C. Description quantitative du pompage
1) Description du faisceau lumineux
2) Évolution du système atomique
3) Pompage de ?0, ?1, ?2
4) Etat stationnaire d’alignement
5) Vérification expérimentale
D. En résumé
Mesure optique des états atomiques
A. Interaction lumière-matière, approche classique
1) Indice optique et coefficient d’absorption
2) Absorption et dispersion
B. Application à l’alignement atomique
1) Susceptibilité d’un milieu polarisé optiquement
2) Schémas de mesure expérimentaux
3) Représentation géométrique
4) Visualisation des effets de l’alignement
C. En résumé
Magnétomètres Hanle basés sur l’alignement atomique
A. Magnétomètre Hanle à absorption
B. Magnétomètre Hanle à biréfringence
C. Mesures multi-axes
1) Absorption
2) Biréfringence
D. Montage expérimental
1) Premier montage
2) Deuxième setup
3) Mesures des signaux et conditions expérimentales
E. En résumé
Magnétomètres à résonance paramétrique basés sur l’alignement atomique
A. Atome habillé par un champ radiofréquence
1) Formalisme mathématique
2) Evolution atomique à faible puissance optique
B. Atome habillé par deux champs radiofréquences
C. Architectures de capteurs possibles
1) Absorption
2) Biréfringence
D. Evolution atomique à forte puissance optique
1) Avec un champ RF
2) Avec deux champs RFs
E. En résumé
Imperfections de la mesure
A. Pompage optique par le faisceau sonde
B. Effets de light-shifts
1) Light-shift scalaire
2) Light-shift vectoriel
3) Light-shift tensoriel
C. Termes non séculaires
D. Bruit intrinsèque des magnétomètres : principales sources
1) Bruits fondamentaux
2) Bruits techniques
Limites théoriques du bruit intrinsèque pour différentes architectures de magnétomètres
A. Mesure d’effet Hanle en biréfringence
1) Niveau de sensibilité
2) Influence de la longueur de cellule
3) Séparation des rôles pompe / sonde
B. Mesure d’absorption en résonance paramétrique
1) Mesure à un champ RF
2) Mesure à 2 RFs
C. En résumé
Conclusion