Une Histoire de l’enfermement des mineurs
La justice des mineurs est le fruit d’une longue construction historique et institutionnelle ayant suivi un mouvement général de rationalisation du droit, comme celui décrit par Max Weber . Il s’agit ici d’en étudier les fondements pour en saisir les principes et en comprendre le sens. Il existe en France une philosophie morale de l’enfermement des mineurs . Cette morale a largement évolué au cours de l’histoire pour aboutir aujourd’hui à une approche de l’éducation en milieu fermé. L’évolution de la justice des mineurs à travers les années a été largement étudiée. Plusieurs ouvrages et thèses ont permis d’appréhender l’histoire de l’enfermement des mineurs et plus largement de leur prise en charge. On retiendra principalement les ouvrages historiques de Henri Gaillac , de Christian Carlier , de Élise Yvorel , de Jean-Claude Caron, Annie Stora-Lamarre et Jean-Jacques Yvorel ; les travaux sociologiques de Philip Milburn , ceux de Francis Bailleau et Yves Cartuyvels ; ou plus récemment le travail historiographique produit par Nicolas Sallée . Il ne s’agit pas ici de refaire une histoire de l’enfermement des mineurs, mais de comprendre sa construction politique pour proposer une analyse des nouveaux établissements fermés nés en 2002.
La justice des mineurs connaît une évolution importante du fait de la remise en cause d’un modèle protectionnel par la généralisation d’une approche néolibérale de la question sociale , témoin d’un changement d’orientation dans la gestion publique des déviances des mineurs. Ce processus se traduit par la création de deux nouveaux types d’établissements fermés, comme aboutissement d’un long processus historique présenté ci-après.
Création de lieux d’enfermement séparés
Avant la création d’une justice des mineurs à la fin du XVIIIe siècle, les moins de vingt et un ans, alors l’âge de la majorité, étaient jugés comme des adultes. Si une atténuation de la peine était appliquée dans les faits, les mineurs n’avaient pas de statut juridique propre. Les codes pénaux révolutionnaires de 1791 et napoléoniens de 1810 vont, quant à eux introduire la notion d’excuse de minorité. «Premièrement, ils instituent une majorité pénale dont l’âge est fixé à seize ans. [Deuxièmement], ils font de la notion de discernement, avatar de la notion d’âge de raison, le critère de la « punissabilité » des moins de seize ans. Troisièmement, ils diminuent le quantum des peines applicables aux mineurs . » La justice des mineurs française est née.
Jusqu’en 1850 et la création de quartiers spéciaux pour mineurs dans les prisons, les enfants sont enfermés avec les adultes. Puis l’idée émerge d’une séparation entre mineurs et majeurs. Des lieux d’enfermement sont développés dans cette perspective : les Maisons de correction (1830), les Colonies pénitentiaires (en 1839, rebaptisées maisons d’éducation surveillées en 1927) et les Quartiers pour mineurs (1850). Ces établissements accueillent des mineurs dans l’idée de les punir différemment des majeurs. Les maisons de correction appliquent une éducation religieuse et mettent en place des ateliers. Les quartiers pour mineurs sont également munis d’ateliers et reposent sur l’ordre et la discipline. Les colonies pénitentiaires incarnent un modèle de prison ouverte. Si ces établissements visent à proposer une « éducation », ils reposent sur la discipline et la punition. À une époque où se développent les théories du déterminisme biologique des criminels (notamment la théorie de Cesare Lombroso du « criminel-né »), le traitement des mineurs repose sur la discipline et la répression.
Ces dispositifs seront d’ailleurs critiqués par certains pour leur caractère disciplinaire. Parmi ces critiques, le poème « Chasse à l’enfant » de Jacques Prévert reste une des plus notoires. Non moins célèbre, un écrit de Victor Hugo datant de 1853 critique vivement le traitement infligé aux mineurs après la visite d’un « bagne », terme utilisé pour désigner les colonies pénitentiaires. L’auteur entame son poème par le vers suivant : « Chaque enfant qu’on enseigne est un homme qu’on gagne ». Ces quelques mots témoignent de l’émergence d’une critique morale des principes entourant la justice des mineurs française. Victor Hugo critique le traitement infligé aux mineurs. L’idée centrale du poème est que la société a un devoir envers les enfants auteurs d’infractions. Victor Hugo se pose des questions centrales qui semblent être toujours d’actualité : un enfant est-il responsable de ces actes ? Les enfants auteurs d’infractions ne sont-ils pas aussi des victimes ? Ceci étant, n’est-il pas plus judicieux de les éduquer plutôt que de les punir, de protéger plutôt que de les enfermer ?
Statut juridique propre aux mineurs et primat de l’éducatif
Progressivement, l’on souhaite donner un statut juridique propre aux enfants, qui permet de les distinguer des personnes majeures et suppose, en matière pénale, de privilégier des mesures ou des peines adaptées à leur âge et leur situation. Les premiers tribunaux pour enfants créés en 1912 marqueront le début d’un principe qui perdure en France : développer des lieux d’enfermement à visée éducative. « Depuis la fin des années 1930, sous Vichy (loi du 27 juillet 1942) puis à la Libération, une nouvelle tendance se consolide et s’impose en effet à travers l’ordonnance du 2 février 1945 posant le primat de l’éducatif ».
Après la guerre, l’ordonnance de 1945 voit le jour dans un contexte où prime la défense de la situation de l’enfant, perçu alors comme le futur citoyen d’une nation déchirée.
L’ordonnance de 1958 suivra le pas, et renforcera davantage la protection des mineurs en plaçant l’éducatif au centre de l’enfermement. Ces textes marquent cette volonté de privilégier l’éducatif au répressif avec la création de la Direction de l’éducation surveillée (DES) qui deviendra la PJJ. Ces principes sont confirmés par la création de la Cour d’assises des mineurs en 1951 , qui concerne les individus de plus de seize ans ayant commis des actes criminels, et qui instaure la mesure de liberté surveillée. La DES a pour mission de prendre en charge les mineurs à la place de l’Administration pénitentiaire. En théorie, la prison n’est pas du ressort de la DES. Elle est créée avec l’ambition de se distinguer du ministère, dont dépend l’Administration. L’ordonnance de 1958 suivra le pas, et renforcera davantage la protection des mineurs en plaçant l’éducatif au centre de l’enfermement. Dans le même temps, un mouvement mondial de protection de mineurs a vu le jour après la Seconde Guerre mondiale. En 1959 est signée la Convention internationale des droits de l’enfant. Tous les pays signataires doivent faire un effort législatif, avec notamment l’article 37 qui impose que : « l’arrestation, la détention ou l’emprisonnement d’un enfant doit être en conformité avec la loi, n’être qu’une mesure de dernier ressort, et être d’une durée aussi brève que possible. » Le texte dans son ensemble propose un traitement plus adapté à l’âge de l’enfant. L’idée centrale est celle de l’intérêt supérieur de ce dernier et d’une moindre utilisation de l’enfermement.
Des établissements hybrides sont créés après l’ordonnance de 1945 : les prisons-écoles, les Centres de jeunes détenus (CJD), les Centres spéciaux d’observation de l’Éducation surveillée (CSOES) et les Institutions publiques d’éducation surveillée (IPES). Plus tard, dans les années 60, sont créés les Foyers d’action éducative (FAE) et les Centres d’orientation et d’action éducative (COAE) et, dans les années soixante-dix, les Centres d’observation de sécurité (COS). « Toutes ces institutions ont en commun de chercher à éduquer et à former des jeunes personnes par les vertus de l’enfermement ». Si les mineurs sont enfermés, l’idée du placement émerge progressivement. Ces établissements sont des alternatives à la détention.
Émergence d’une approche anti-enfermement
À partir de 1970, la question de l’enfermement devient inadéquate avec la volonté d’éducation des mineurs. Bien que l’enfermement des mineurs repose sur des principes d’éducation, les établissements imposent une discipline. Les centres d’observation, en particulier, ont un fonctionnement militaire et sont très stricts. Celui de Juvisy est l’un des plus connus. Alain Peyrefitte, alors ministre de la Justice, ferme plusieurs de ces établissements, dont celui de Juvisy, en 1979.
L’Éducation surveillée quitte définitivement les lieux d’enfermement pour privilégier les mesures en milieu ouvert, car elle revendique une « incompatibilité […] entre éducation et contrainte d’enfermement ». Se développe au sein de l’Éducation surveillée une idéologie anti-carcérale. L’éducation et la contrainte carcérale sont perçues comme incompatibles. Une dynamique syndicale importante et une professionnalisation des équipes éducatives entraîne le développement d’une idéologie de la prise en charge des mineurs propre à la PJJ. Globalement, l’enfermement des mineurs est critiqué et nombre d’acteurs refusent catégoriquement cette pratique.
Le milieu ouvert se développe considérablement dans l’idée de décloisonner l’intervention éducative et les éducateurs ne sont plus présents dans les quartiers pour mineurs. Les Services éducatifs auprès du tribunal sont développés à partir de 1987 pour mettre en place des mesures alternatives à la prison. Cette position de principe va avoir comme conséquence de créer une frontière entre les mesures d’enfermement et les mesures éducatives. L’éducation surveillée devient la PJJ à la fin des années 1980.
À partir des années 1990, la PJJ connaît une période de « crise », notamment par la remise en question du modèle de l’éducation surveillée. La PJJ se confronte à deux phénomènes : une pénalisation accrue des mineurs, et le développement d’une nouvelle logique de gestion managériale imposée par l’État, « en termes de restructurations, d’exigences d’efficacité, en référence à des objectifs standardisés et de fortes limitations budgétaires . » .
La mise en place des mesures de réparation dans les années quatre-vingt-dix témoigne d’une institution cherchant à protéger la société et avoir une action de responsabilisation à l’encontre des mineurs. En effet, les mesures de réparation prévoient que le mineur réfléchisse à la portée de ses actes et s’engage dans une action au bénéfice de la victime. Les CER et les Centres de placement immédiat sont créés dans cette perspective. Ces mesures sont une des alternatives à l’incarcération, mais marquent les prémisses d’un tournant sécuritaire des politiques pénales à destination des mineurs.
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
Contraindre et éduquer
En dedans et au-dehors
Plan de la thèse
Chapitre 1 – Enquêter
I. Contexte et préalables théoriques
A. Délimitation de l’objet d’étude
1. Inscription de la thèse dans un programme de financement
2. De la justice des mineurs à l’enfermement : les CEF et les EPM
3. Sociologie de la déviance juvénile et de l’enfermement des mineurs
B. Questions de recherche
1. La relation entre les intervenants et les mineurs
2. Analyser les établissements dans et par-delà leurs murs
3. Comprendre l’enfermement au prisme de ses ambivalences
C. Cadre théorique
1. Les interactions et les mondes sociaux au cœur de l’analyse
2. L’expérience de l’institution
II. Méthodologie
A. Choix des terrains et préparation de l’enquête
B. Méthode d’enquête
1. Une ethnographie institutionnelle
2. Trois niveaux de collecte des données : archive, observation et entretien
C. L’expérience de l’enquête
D. Traitement et analyse
1. Traitement analytique des données
2. Analyse
Conclusion du chapitre
Chapitre 2 – Enfermer
I. Une Histoire de l’enfermement des mineurs
A. Création de lieux d’enfermement séparés
B. Statut juridique propre aux mineurs et primat de l’éducatif
C. Émergence d’une approche anti-enfermement
D. L’éducation en milieu fermé
II. Les Centres éducatifs fermés et l’ouverture dans la fermeture
A. Principes généraux
1. Public accueilli
2. Équipes pluridisciplinaires
3. Un placement sous contrainte
B. Centre éducatif fermé du Coudray
1. Description des lieux
2. Équipe du CEF du Coudray
3. Activités
4. Projet personnalisé et phases de l’accompagnement
5. Projet de sortie et maintien du lien familial
III. Les Établissements pénitentiaires pour mineurs et l’éducation carcérale
A. Principes généraux
1. Public accueilli
2. Quatre administrations
3. Un régime carcéral
B. L’EPM des Mureaux
1. Description des lieux
2. Équipe de l’EPM des Mureaux
3. Activité et mise en collectivité
4. Projet personnalisé
5. Soutien aux droits, projet de sortie et maintien des liens extérieurs
Conclusion du chapitre 2
Chapitre 3 – Accompagner
I. Le projet institutionnel des établissements fermés
A. Faire institution
1. La cohérence
2. Le caractère collectif des règles et des sanctions
3. Une injonction à la « juste distance »
B. Lignes directrices de l’intervention
1. La « contenance »
2. La présence éducative
3. Le rappel systématique du cadre
4. Une éducation comportementale
II. L’organisation en établissement
A. Une micro-organisation en CEF
1. Encadrement et hiérarchie
2. Des espaces collectifs formels
3. Urgence du quotidien et informalité du travail
B. L’organisation en EPM
1. Collaborations inter-administrations
2. Organisation par administrations
3. Une organisation locale par service et unité
III. Des segments en établissement
A. Une segmentation par pôle en CEF
1. La direction : le cadre et la discipline
2. L’éducatif : travail sur les actes et « adhésion » du mineur
3. L’éducation sportive : le corps et la discipline
4. Le pôle technique : l’apprentissage et le travail
5. Le pédagogique : les savoirs fondamentaux
6. Le pôle soin : le rapport au corps
7. Le pôle maison : hygiène et alimentation
B. Une segmentation par administration en EPM
1. L’Administration pénitentiaire : la sécurité des détenus
2. La Protection judiciaire de la jeunesse : éducation des jeunes
3. L’Éducation nationale : forger le regard critique de l’élève
4. L’Hôpital : suivi du patient
C. La segmentation professionnelle : entre logiques identitaires et logiques situationnelles
1. Des logiques identitaires
2. Des logiques situationnelles
Conclusion du chapitre 3
Chapitre 4 – Habiter
I. L’expérience de l’enfermement et l’épreuve de l’isolement
A. Être enfermé
1. Un accompagnement évolutif
2. Contrainte spatiale
3. Un système disciplinaire
B. Un sentiment d’injustice et d’immoralité
C. Un phénomène d’emprise
1. Dépersonnalisation
2. Une sur-adaptation aux établissements fermés
II. Cohabitation
A. L’identité intra-muros
1. Identités assignées selon des morales partagées
2. Formation de groupes intra-muros
3. Identités et relations genrées
B. Une dramaturgie de l’enfermement
Conclusion du chapitre 4
CONCLUSION