Une généalogie des concepts de mess, de wicked problem et de méta-problème
La requalification des problèmes à l’âge du système : le mess
En 1974, lorsque Ackoff propose sa conceptualisation du concept de mess, il prend grand soin, en amont, de caractériser la nouvelle ère dans laquelle l’humanité est entrée depuis la seconde guerre mondiale : l’âge du système, succédant selon lui à l’âge des machines.
Although eras do not have precise beginnings or ends, the 1940s can be said to have contained the beginning of the end of the Machine Age and the beginning of the Systems Age. (Ackoff, 1974, p.3)
Pour l’auteur, la particularité de ce « Nouvel-Âge » réside dans le fait qu’il vient supplanter les modes de pensées et d’analyses dominants traditionnels (le réductionnisme et le mécanisme) au profit d’une nouvelle doctrine à la fois expansionniste et téléologique qu’il décrit comme une nouvelle manière synthétique, ou systémique, de penser le monde. Pour étayer ses propos, Ackoff fait état d’un tournant philosophique ayant eu lieu dans les années 1920 et 1930 – citant au passage les philosophes américains Susanne Langer et Charles W. Morris – où les penseurs délaissèrent les réflexions autour des implications philosophiques des particules élémentaires au profit de la notion de symbole, qui contrairement aux particules élémentaires, n’a pas de propriété physique essentielle. A partir de là, des théories générales sur le langage et la communication, le contrôle de la communication, ou sur le rôle de la communication dans les systèmes, ont été élaborées. Le système devient alors un concept permettant de penser l’activité d’organiser. Partant de là, Ackoff pose deux postulats directement applicables aux sciences de gestion.
(i) L’organisation d’un groupe social dépend nécessairement d’un groupe plus large (c’est la doctrine de l’expansionnisme).
(ii) La recherche d’objectifs et de comportements organisationnels intentionnels devient un sujet d’étude de première importance (c’est la doctrine téléologique).
Dans ce « Nouvel-Âge » du système, une autre implication principale tient à la transformation de la façon de conceptualiser les problèmes qui se posent aux décideurs. En effet, s’appuyant sur la philosophie pragmatiste américaine, Ackoff nous dit que les problèmes sont pris en charge par les décideurs et ne sont pas « donnés » tels quels aux managers.
Problems are taken up by, not given to, decision makers. William James argued that problems are extracted from unstructured states of confusion. John Dewey referred to such states as indeterminate or problematic. I prefer to call them ‘messes’. (Ackoff, 1974, p. 5).
Pour préciser la pensée d’Ackoff, les acteurs de l’organisation ne font pas face à des problèmes qu’ils seraient capables de résoudre par des moyens réductionnistes, mais plutôt à des enchevêtrements de problèmes. Ackoff parle ainsi de mess pour désigner un « système de conditions externes qui produit de l’insatisfaction » ou un « système de problèmes dans le sens où un corps physique peut être conceptualisé comme un système d’atomes. »
En conséquence, la principale méthode permettant d’affronter un mess consiste à tenter de le « dissoudre » dans un ensemble plus vaste de problèmes de manière à en modifier sa nature et à le confronter à l’environnement dans lequel le problème est encastré. L’idée centrale du mess se base sur le fait qu’un problème organisationnel n’est pas donné a priori, et sa solution ne saurait être découverte.
Les wicked problems pour qualifier les problèmes sociaux insolubles
Parallèlement à la conceptualisation du mess, d’autres chercheurs américains, notamment en design et en architecture, théorisèrent le concept de wicked problem. Dans les années 1960, la société américaine était effectivement aux prises avec un paradoxe apparent. Si la capacité des organisations à résoudre des problèmes techniques n’avait jamais été aussi élevée (i.e. le succès de la mission Apollo XI en 1969), l’incapacité des pouvoirs publics à gérer la question des Civil Rights au profit des citoyens afro-américains devenait de plus en plus évidente pour le grand public (Skaburskis, 2008). Si le progrès scientifique a permis d’apprivoiser de plus en plus de problèmes techniques (Rittel et Webber (1973) évoquent le pavage des rues, l’interconnexion des routes ou encore le traitement des eaux usées), le développement des approches ayant permis ces progrès ne permettait pas une prise en compte satisfaisante des préoccupations croissantes relatives à l’équité (Rittel et Webber, 1973, p. 156). Pour Rittel et Webber (1973), il y a donc une incompatibilité entre les méthodes mathématiques de résolution de problèmes techniques et les stratégies pour affronter les problématiques de société, pernicieuses par nature.
Les wicked problems se caractérisent par des frontières floues, impliquent de nombreux acteurs (essentiellement inconnus) aux intérêts divergents et aux valeurs diverses. Ils sont aussi dotés de dix caractéristiques. (i) Ils n’ont pas de formulation définitive (ii) ni de fin. (iii) Leurs solutions ne sont ni vraies ni fausses, mais bonnes ou mauvaises, (iv) et ne peuvent pas être testées immédiatement. (v) Leurs solutions nécessitent des « opérations ponctuelles », (vi) ne sauraient être exhaustives, (vii) ou uniques. Enfin, (viii) les wicked problems ne sont que les symptômes d’autres problèmes, (ix) explicables de plusieurs manières, et (x) où le manager n’est pas autorisé à se tromper (Rittel et Webber, 1973, pp. 161-167).
Les méta-problèmes pour affronter spécifiquement les questions interorganisationnelles
Tout comme Ackoff, Rittel et Webber se sont inspirés d’une vision systémique de la société, où le développement de réseaux sociaux de plus en denses accroit la complexité de la société. La transposition de l’étude de la théorie des systèmes aux sciences de gestion a également inspiré le concept de méta-problème dans les années 1960 par le biais de la prise en compte de la turbulence de l’environnement et de son impact sur les organisations (F. E. Emery & Trist, 1965). Dans de tels contextes, les organisations auraient intérêt à se regrouper autour de problèmes sociétaux communs auxquels elles sont confrontées en même temps. Ces questions inter-organisationnelles, des métaproblèmes (Trist, 1983) requièrent, pour être résolues, une coopération entre organisations. Trist évoque notamment deux facteurs clés de résolution des méta-problèmes.
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
PREMIERE PARTIE – ÉLEMENTS THEORIQUES
CHAPITRE 1ER – LA GESTION DES PROBLEMES DE SOCIETE : APPORTS DES CONCEPTS DE MESS, WICKED PROBLEM, METAPROBLEM
Introduction
1. Une généalogie des concepts de mess, de wicked problem et de méta-problème
2. Les apports théoriques des concepts de mess, wicked problem et méta-problème
3. Enseignements de la littérature relative aux mess, wicked problem et méta-problème : de stratégies systémiques à des stratégies d’action
Synthèse du chapitre 1er
CHAPITRE 2EME – APPORTS DU CONCEPT DE GRANDS DEFIS DANS LA GESTION DES PROBLEMES DE SOCIETE
Introduction
1. L’apport théorique de la littérature des grand challenges dans la gestion des problèmes de société : le modèle stratégique d’action robuste
2. Les apports empiriques des grands défis dans la gestion des problèmes de société
3. Enseignement de la littérature relative aux grands défis et nouvelles opportunités de recherche
Synthèse du chapitre 2ème
CHAPITRE 3EME – NOUVEAUX IMAGINAIRES SOCIO-ENVIRONNEMENTAUX ET UTOPIES REELLES INSPIRANT LES CONTRIBUTIONS ORGANISATIONNELLES AUX GRANDS DEFIS
Introduction
1. L’imaginaire comme concept pour penser la gestion des problèmes de société
2. L’utopie réelle comme concept pour observer la gestion des problèmes sociétaux
Synthèse du chapitre 3ème
SYNTHESE DE LA PARTIE THEORIQUE ET PROBLEMATISATION DE LA THESE
DEUXIEME PARTIE – ÉLEMENTS EMPIRIQUES
PROPOS LIMINAIRES : LA VENTE EN VRAC COMME REPONSE AUX DEFIS DU SECTEUR DE LA DISTRIBUTION ALIMENTAIRE ?
CHAPITRE 4EME – METHODOLOGIE DE LA RECHERCHE
1. Une recherche inductive par étude de cas en cohérence avec l’étude des grands défis
2. Immersion dans le terrain de recherche et évolution du questionnement
3. Collecte et analyse des données
4. Réflexions sur la validité de la recherche
Synthèse du chapitre 4ème
CHAPITRE 5EME – ANALYSE NARRATIVE D’ULTERÏA
Introduction : une description immersive pour marquer l’étrangeté d’Ulterïa
1. Éléments biographiques des co-fondateurs d’Ulterïa
2. Les séquences narratives de l’histoire d’Ulterïa
Synthèse et apports analytiques du chapitre 5ème
CHAPITRE 6EME – MECANISMES EXPLICATIFS DE LA CONTRIBUTION DES DIRIGEANTS D’ULTERÏA AUX GRANDS DEFIS
Introduction
1. Les éléments micro affectant la contribution des dirigeants d’Ulterïa aux grands défis
2. Éléments macro affectant la contribution des dirigeants d’Ulterïa aux grands défis
3. Mécanismes marquant la contribution des dirigeants d’Ulterïa aux grands défis à travers le concept d’épreuve-défi
Synthèse du chapitre 6ème
CHAPITRE 7EME : ÉMERGENCE ET CONSTRUCTION DU PROCESSUS STRATEGIQUE D’ACTION ROBUSTE CHEZ ULTERÏA POUR S’ATTAQUER AUX GRANDS DEFIS
Introduction
1. Le rôle premier des expérimentations locales dans la construction d’un modèle stratégique d’action robuste chez Ulterïa
2. La structure organisationnelle d’Ulterïa pour s’attaquer aux grands défis : l’érosion d’un système participatif
3. Les éléments constitutifs de la multivocité du discours d’Ulterïa
Synthèse et apports analytiques du chapitre 7ème
TROISIEME PARTIE : DISCUSSION ET CONTRIBUTIONS
CHAPITRE 8EME : LE MODELE STRATEGIQUE D’ACTION ROBUSTE POUR S’ATTAQUER AUX GRANDS DEFIS REVISITE A L’AUNE DES ORGANISATIONS ORDINAIRES
1. Synthèse des résultats de la recherche
2. Contributions théoriques, méthodologiques et managériales de la thèse
CONCLUSION GENERALE
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