Une généalogie des approches gestionnaires de la RSE et du développement durable

Une généalogie des approches gestionnaires de la RSE et du développement durable 

Les débats concernant la capacité de la biosphère à soutenir le développement économique et humain ne sont pas nouveaux (Malthus, 1798; Randers et Meadows, 1972). La notion de développement durable, si elle se constitue dans la continuité de ces interrogations, est apparue plus récemment : il faut attendre 1987 pour disposer d’une définition canonique du concept, proposée dans le rapport Bruntland comme « un développement apte à répondre aux besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs » (Bruntland, 1987). Jusqu’à une période plus récente encore, le concept a été principalement mobilisé dans le champ des politiques publiques ou l’économie du développement (pour une histoire du concept dans le champ politique et économique, cf. Godard, 1994 ; Sachs, 1998 ; Aggeri, 2004).

L’appropriation massive de la notion de développement durable par les entreprises constitue ainsi un phénomène nouveau, remontant à la fin des années 90 (Aggeri et al., 2005). Par ailleurs, la notion de développement durable n’a pas le même sens dans le débat politique et dans l’entreprise. Plutôt qu’une simple transposition, l’importation du concept de développement durable dans le champ managérial a été l’occasion de réactualiser et de généraliser le concept de Responsabilité Sociale de l’Entreprise (RSE / Corporate Social Responsibility  CSR- en anglais). Au-delà des débats sur la préservation des ressources et l’équité inter- et intra-générationnelle, la RSE renvoie à l’acceptabilité des activités de l’entreprise et à l’intégration de l’entreprise à la société.

Sous l’impulsion d’entreprises, de consultants, de chercheurs, de groupes d’échange et d’acteurs publics, le concept de RSE a connu une diffusion particulièrement spectaculaire depuis la fin des années 90 (Capron et Quairel Lanoizelée, 2004 ; Vogel, 2005) et est souvent présenté comme le corollaire gestionnaire du concept de développement durable (Férone et al., 2001). La Commission Européenne, à travers son livre vert en 2001, consacre le concept de RSE et le définit comme « l’intégration volontaire des préoccupations sociales et écologiques des entreprises à leurs activités commerciales et leurs relations avec leurs parties prenantes » (2001, p.7). Par ailleurs, elle articule explicitement les notions de RSE et de développement durable .

L’émergence de l’idée de « Responsabilité Sociale » aux EtatsUnis 

L’analyse de travaux incluant une dimension historique (cf. en particulier Bowen 1953; Heald 1961, 1970; Epstein 2002, Pasquero 2005) s’avère particulièrement riche en enseignements pour éclairer sous un angle nouveau les discussions actuelles sur la RSE et le développement durable. Selon Heald, le terme de «responsabilité sociale » (RS) apparaît dans les milieux d’affaire américains au tournant du XIXème et du XXème siècle. Toutefois, il semble difficile d’identifier un point de rupture historique précis, marquant la naissance du concept de RS. Le concept vient plutôt cristalliser et formaliser, de manière progressive, une série de débats et de pratiques apparus plus précocement, et portant sur l’éthique des affaires, l’acceptabilité des activités commerciales, la position des nouvelles classes dirigeantes dans l’organisation de la société ou le lien entre industrialisation et progrès social (Saint-Simon, 1823, 1966).

Au cours du XIXème et durant la seconde révolution industrielle, ces débats se développent en parallèle des pratiques de philanthropie et de paternalisme d’entreprise, aussi bien aux Etats-Unis (Heald, 1970) qu’en Europe (Lefebvre, 2003; Jorda, 2007). Par ces pratiques, les patrons tendent à compenser les défaillances étatiques en s’engageant dans le logement, l’éducation, la santé ou les loisirs de leurs ouvriers et de leurs familles. Si elles sont largement influencées par les religions catholique ou protestante (Bowen, 1953; Acquier, Gond et Igalens, 2005), elles constituent aussi un moyen de fidéliser certains ouvriers de métier, dans des domaines où la main d’œuvre qualifiée apparaît rare (Lefebvre, 2003). Ces pratiques paternalistes consacrent l’image du patron de droit divin. Dans cette perspective, la responsabilité sociale ne s’exerce pas sur l’entreprise mais plutôt sur de la figure du patron ou du capitaine d’industrie. L’idée de Responsabilité Sociale s’adosse au concept religieux de stewardship, qui renvoie à l’idée de gestion en bon père de famille, c’est-à-dire à la nécessité, pour le propriétaire, d’agir en tenant compte de l’intérêt de la communauté. La notion de responsabilité sociale, posant la question de l’articulation entre l’entreprise et la société, émerge cependant sous la forme mal définie d’un « mélange de bonnes intentions de la part d’hommes d’affaires [qui] produisit des résultats qui furent pour le moins confus » (Heald, 1961).

Pour de nombreux observateurs, la diffusion actuelle des pratiques de RSE peut se résumer à une réactualisation des pratiques de paternalisme, dans un contexte d’économie mondialisée (Ballet et De Bry, 2001). Ces dimensions permettent effectivement d’analyser une série de pratiques contemporaines d’entreprises en matière de RSE et de développement durable (Hommel, 2006; Labelle et Pasquero, 2006).

Toutefois, les transformations ultérieures du concept de Responsabilité Sociale permettent de compléter cette analyse en révélant d’autres enjeux sous jacents. En particulier, une évolution significative constitue le passage progressif, au tournant du XIXème et du XXème siècles, d’une réflexion centrée sur les responsabilités du dirigeant à celles de l’entreprise et de ses managers. Cette évolution accompagne la généralisation de la grande entreprise et les débats qui y sont associés, interrogeant les modalités de son contrôle social. L’émergence de la grande entreprise va ainsi de pair avec une interrogation sur sa responsabilité. A ce titre, la généralisation du modèle de la grande entreprise à actionnariat dispersé (Heald, 1970; Epstein, 2002) et la figure du dirigeant salarié non propriétaire va marquer un tournant des débats sur la RS. Ces transformations influencent à plusieurs titres l’émergence d’un débat sur la Responsabilité Sociale de l’Entreprise (et non de l’entrepreneur) qui devient de plus en plus explicite au début du XXème (les années 20 sont cruciales à cet égard) :
– L’émergence de la grande entreprise à actionnariat dispersé a deux conséquences. Premièrement, elle diminue le contrôle que les actionnaires exercent sur les dirigeants. Ainsi, au cours des années 20, « il existait des différences dans la manière dont les cadres dirigeants parlaient de leurs employeurs, mais déjà les actionnaires commençaient à être simplement considérés comme l’un parmi la variété d’intérêts et de participants dont le management doit reconnaître et réconcilier les revendications » (Heald 1961, p.130). Deuxièmement, du fait de sa taille et du nouvel « éloignement » de ses propriétaires, l’entreprise change de nature pour devenir une institution à part entière. Il devient plus difficile de la considérer comme le simple instrument des actionnaires. Elle apparaît de plus en plus comme redevable vis-à-vis d’un ensemble de « groupes intéressés, incluant cette vague entité, la communauté dans son ensemble » (Heald 1961) .

1950-1970 : premières formalisations des rapports entre entreprise et société 

Les concepts et pratiques de RSE se construisent de manière émergente et progressive, en parallèle des pratiques d’entreprise et des discours de leurs dirigeants. A partir des années 50, une série de travaux, menés par des académiques ou des praticiens, vont chercher à analyser et à théoriser ces dynamiques de manière plus systématique. A ce titre, Morell Heald (1970) parle de l’élaboration, après 1945, d’une véritable « théorie de la responsabilité sociale ». Se situant dans le champ de l’éthique religieuse, de l’économie, de la gestion, ou dans les milieux d’affaire, ces travaux posent la question de l’articulation entre entreprise et société. Dans un contexte de critique sociale montante de l’entreprise (mouvement qui va s’accentuer à partir du début des années 60), les débats, majoritairement formulés à un niveau politique et externe à l’entreprise, se focalisent sur la question des modes d’intégration de l’entreprise dans la société américaine, interrogeant les devoirs des entreprises envers la société et la nécessité d’encadrement par les pouvoirs publics des initiatives privées .

Les années 50 : la formulation des termes du débat par des chercheurs 

Après une période de retrait, les débats relatifs à la Responsabilité Sociale ressurgissent après la seconde guerre mondiale avec une nouvelle intensité dans le monde des affaires, certains dirigeants publiant des ouvrages largement diffusés (cf. notamment Randall, 1952 ou Eells, 1956). Dans ce contexte d’inflation des discours où « les discussions portant sur les responsabilités sociales de l’entreprise sont non seulement devenues acceptables dans les cercles dirigeants, mais même à la mode » (Bowen 1953 : 44), quelques économistes et gestionnaires (en particulier Peter Drucker mais surtout Howard R.Bowen) tentent de poser la question de la responsabilité sociale des dirigeants de manière plus systématique. Ces débats et travaux prennent place dans un contexte où l’interventionnisme étatique et la légitimité de l’intervention publique sont relativement faibles et où l’entreprise continue à jouir d’une image favorable au sein du grand public (Roper, 1949) :

« En 1953, Charles Erwin Wilson, alors president de General Motors Corp., pouvait annoncer “depuis des années je suis convaincu que ce qui est bon pour notre pays l’est aussi pour General Motors, et vice-versa” (déposition au Sénat, 1953) sans que trop de monde fronce les sourcils. » (trad.) (Wood et Cochran, 1992)  .

Pour de nombreux auteurs, l’ouvrage théorique fondateur sur la question est celui de Howard R.Bowen : Social Responsibilities of the businessman (Bowen, 1953). Bowen était un économiste de mouvance keynésienne. Si de nombreux auteurs lui accordent aujourd’hui le statut de père fondateur de la RSE et du champ académique Business and Society aux EtatsUnis, l’ouvrage semble être entré dans la postérité tardivement. Ainsi, durant les années 50, l’ouvrage n’est pas présenté comme un ouvrage majeur, et ne semble pas avoir eu un retentissement particulièrement important lors de sa sortie. Deuxièmement, le livre, commandité par une organisation religieuse, le « département de l’église et de la vie économique » , n’a jamais été réédité, ce qui le rend très difficilement accessible aujourd’hui encore. Ensuite, la lecture de l’ouvrage montre que Bowen n’établit pas une programmatique de recherche et ne cherche pas à ouvrir un champ de recherche autonome sur la question de la Responsabilité Sociale. Enfin, l’examen de ses autres publications indique que l’ouvrage et la question de la Responsabilité Sociale n’occupent pas une place centrale dans ses travaux scientifiques.

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Table des matières

Introduction générale
la « managérialisation » du développement durable
PARTIE 1 : LA CONSTRUCTION D’UNE PROBLEMATIQUE GESTIONNAIRE : LES MODELES DE PILOTAGE DU DEVELOPPEMENT DURABLE
Chapitre 1 : Une généalogie des approches gestionnaires de la RSE et du développement durable
Introduction
I. L’émergence de l’idée de « Responsabilité Sociale » aux Etats-Unis
II. 1950-1970 : premières formalisations des rapports entre entreprise et société
A) Les années 50 : la formulation des termes du débat par des chercheurs
B) Les premières formulations de la RSE
III. 1965 – 1980 : un mouvement de rationalisation des relations entre entreprise et société
A) Contexte sociopolitique et approches de la RSE
B) Naissance d’un courant « Corporate Social Responsiveness »
C) Portée et limites du courant Responsiveness
IV. 1980-2000 : concepts oecuméniques et tentatives de synthèse théorique
A) La Performance Sociétale de l’Entreprise (Corporate Social Performance)
B) Les approches stakeholders : de la théorie au modèle managérial
V. 1995-2005 : réémergence de pratiques et inflation des approches théoriques
A) Contexte socio-politique et émergence du développement durable
B) L’inflation et la fragmentation des courants théoriques
Conclusion
Chapitre 2 : Les modèles de pilotage du développement durable comme objet de recherche
Introduction
I – Portée et limites des perspectives gestionnaires existantes pour l’étude des relations entreprises / société
A) Une identité, une position et un cœur théorique incertains
B) Les effets de la dynamique de « disciplinarisation » du champ
C) La polarité entreprise / société
D) Une difficulté de prise en compte des dynamiques d’apprentissage collectifs
Synthèse – transition : de l’identité du champ B&S à celle de la recherche en gestion
II – Les modèles de pilotage comme objet de recherche
A) L’identité de la gestion en tant que projet scientifique
B) Les modèles de pilotage comme objet de recherche
Conclusion
PARTIE 2 : LE DEVELOPPEMENT DURABLE COMME CONTROLE EXTERNE DE L’ENTREPRISE
Chapitre 3 : La construction d’une architecture de marchés du contrôle externe
Introduction
I. Le développement durable comme contrôle externe : une proposition de formalisation
A) Comment étudier un modèle de pilotage aux concepteurs multiples ?
B) Le développement durable comme contrôle externe : une approche stylisée
C) Les ambiguïtés du développement durable comme contrôle externe : une démarche au service des actionnaires ou de la société ?
II) Etudier les dispositifs du contrôle externe : de l’étude de marchés isolés à l’analyse d’une architecture marchande
A) L’émergence des marchés de l’ISR et de l’évaluation extra financière
B) Comment rendre compte de l’émergence de ces nouveaux marchés ? Portée et limites des perspectives actuelles
C) Vers une étude de l’architecture des marchés du développement durable
Conclusion
Chapitre 4 : L’institutionnalisation du reporting extra-financier. Le cas de la Global Reporting Initiative
Introduction
I – Etudier les processus d’institutionnalisation : discussion des cadres d’analyse néo institutionnalistes
A) Les cadres d’analyse néo-institutionnalistes
B) L’entrepreneuriat institutionnel comme activité distribuée, apprenante et médiatisée : construction d’un cadre d’analyse
II – Le reporting environnemental et social en tant que champ institutionnel émergent et contesté
A) Comptabilité et audit environnemental et social : quelques points de repère historiques
B) La diffusion contemporaine des pratiques de RES
C) … Mais des perspectives incertaines
D) La conceptualisation théorique de la comptabilité et du reporting environnemental et social
E) Reporting environnemental et social et processus d’institutionnalisation génératifs
III – La Global Reporting Initiative (GRI) : objet et design de recherche
A) Présentation de la GRI
B) La pertinence de la GRI comme objet d’étude
C) Design de recherche
IV – Le processus d’institutionnalisation de la GRI
A) La phase entrepreneuriale (début des années 1990-2000) : la main visible des entrepreneurs institutionnels
B) 2000 – … : La phase managériale ou la mécanisation progressive d’un processus d’institutionnalisation
V. Analyse et enseignements du processus d’institutionnalisation de la GRI
A) Premier niveau d’enseignement : entrepreneuriat institutionnel, pilotage des processus d’institutionnalisation et apprentissages collectifs
B) Deuxième niveau d’enseignement : le statut incomplet du modèle de pilotage du développement durable comme contrôle externe
Conclusion : la nécessité de compléter la perspective du contrôle externe par l’analyse des pratiques internes des entreprises
PARTIE 3 : LE DEVELOPPEMENT DURABLE DANS L’ENTREPRISE – ENJEUX ET FONDEMENTS D’UNE APPROCHE EN TERME DE CONCEPTION INNOVANTE
Chapitre 5 : Du « développement durable » au « développement rentable ». Analyse d’un processus d’enlisement organisationnel d’une démarche de développement durable
Introduction
I – Le processus d’enlisement organisationnel d’une démarche de développement durable
A) Eléments méthodologiques
B) EnergyCo : un terreau a priori favorable à une démarche de développement durable
C) L’approche initiale de la direction générale
D) L’approche de la Direction du Développement Durable
E) Du « développement durable » au « développement rentable » : le processus de marginalisation de la démarche au sein de l’entreprise
II – Analyse et enseignements du cas
A) Portée de l’analyse et généralité des enseignements du cas
B) Les limites d’un modèle centré sur le volontarisme des dirigeants
C) Les limites d’une position de marginal sécant sans connaissances propres
D) Les limites d’une approche transversale du progrès incrémental comme cadre général d’opérationnalisation du développement durable
E) Le travail sur les représentations internes et la conception du sens de la démarche
Conclusion : vers une approche renouvelée du pilotage du développement durable
Chapitre 6 : Le développement durable comme processus de transformation de la valeur : pratiques innovantes, formalisation et perspectives de recherche
Introduction
I – Développement durable et conception innovante
A) Le capitalisme de l’innovation intensive producteur de déstabilisations sociales
B) L’endogénéisation des déstabilisations sociales dans l’innovation intensive
II – Formalisation d’une approche rénovée du pilotage du développement durable
A) Le développement durable comme processus de transformation de la valeur
B) L’articulation entre figures libres et figures imposées comme fondement d’une approche stratégique du développement durable
C) Quels dispositifs de pilotage des figures libres / figures imposées ?
III – Le pilotage des figures libres : analyse des cas de Toyota et Danone
A) Le développement de la Toyota Prius : gestion par lignées et valorisation des explorations
B) Danone ou la capacité d’explorer de nouveaux concepts produits et business
C) Enseignements managériaux et perspectives de recherche en matière de pilotage du développement durable
Conclusion
Conclusion Générale

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