Une formation pour favoriser le « dialogue » entre les textes prescripteurs et les enseignants
Elaboration de la formation
Eléments théoriques
La formation professionnelle autour de textes prescripteurs
Pour élaborer cette formation, nous nous sommes inscrite dans un courant de recherche de didactique professionnelle, traitant de la formation professionnelle autour des textes prescripteurs (Mayen & Savoyant, 2002 ; Leplat, 2004). Dans le cadre de cette étude, nous avons tenté de transposer leurs travaux à l’appropriation des programmes scolaires par les enseignants, et à la mise en œuvre des directives officielles dans leurs pratiques.
Les textes prescripteurs
Mayen et Savoyant définissent les textes prescripteurs comme un « artefact symbolique, produit d’une construction humaine (Rabardel, 1995), dont le but est d’influencer l’activité de ceux auxquels ils sont destinés, ou, plus précisément, d’imposer une certaine direction à leur activité, en fixant buts et procédures, voire repères conceptuels pour s’y orienter. Ils visent aussi à influer sur les modes de pensée, les mobiles et les valeurs de ceux à qui ils sont destinés » (Mayen & Savoyant, 2002, p. 226). Dans les programmes scolaires, textes prescripteurs du Ministère de l’Education nationale, les auteurs présentent, outre les objectifs de connaissance, les méthodes d’enseignement qui doivent être suivies par les enseignants. La démarche d’investigation est une méthode d’enseignement décrite dans les programmes de 2005, 2007 et 2008. Sous la forme d’un canevas en sept étapes, elle est donc censée « imposer une certaine direction à [l’activité des enseignants] », si l’on reprend la citation de Mayen et Savoyant. Cependant, deux écarts peuvent être relevés par rapport à cette citation. Tout d’abord, les instructions quant à la démarche d’investigation laissent entendre que l’enseignant dispose encore d’une certaine part de liberté, celle d’adapter l’utilisation de ce canevas en fonction de son « projet pédagogique » (M.E.N., programmes du collège, 2008, p. 4). Et enfin, les « repères conceptuels » censés permettre aux enseignants de s’orienter dans leur activité, sont absents. En effet, la démarche d’investigation telle qu’elle est décrite dans les programmes est construite autour de plusieurs notions clé, didactiques et épistémologiques, tels que les conceptions, les « obstacles cognitifs » (M.E.N., programmes du collège, 2008, p. 4)), ou encore la démarche hypothético-déductive. Ces concepts ne sont ni décrits, ni illustrés dans les programmes.
L’appropriation des prescriptions
Régulièrement, de nouvelles instructions émanant du Ministère de l’Education nationale sont soumises aux enseignants. Comme nous venons de le dire, elles ont pour double objectif de faire évoluer les modes de pensée des utilisateurs et de donner de nouvelles directions à leurs pratiques. Cependant, les intentions des auteurs, sous-jacentes à chaque nouveau texte, ne sont pas « immédiatement perceptible[s] et agissant[es] » (Mayen & Savoyant, 2002, p. 227) sur les pratiques des enseignants. Elles viennent s’inscrire dans des modes de pensées et des pratiques d’enseignement déjà installés, et construites à partir de la capitalisation d’expérience de chaque enseignant, de son appropriation des prescriptions précédentes, mais aussi d’un ensemble d’éléments identitaires, tels que sa vision de l’enseignement des sciences, etc. La façon dont les enseignants s’approprient ces instructions constitue donc une réponse aux prescriptions, chacun adaptant ces dernières à ses propres buts et à ses ressources. Leplat (2004), chercheur en ergonomie, considère que l’utilisation répétée des documents prescripteurs tend à gommer leur justification sous-jacente. Les utilisateurs créent alors leurs propres modèles : « Il faut tenir compte aussi que l’opérateur n’aime pas agir sans justification et que, quand il n’en dispose pas, il tend à élaborer ses propres modèles dont il dérivera ses propres procédures qu’il subsistera aux procédures officielles, avec le risque d’erreur que cela comporte (Herry, 1987 ; Caroly, 2002) » (p. 206). L’existence d’un certain décalage entre les prescriptions des concepteurs et l’interprétation qu’en font les utilisateurs semble donc inévitable, quelle que soit la formulation des textes prescripteurs. L’analyse des fiches de préparation, présentée dans la partie précédente, en a fourni une illustration.
La formation
Traditionnellement, suite à la publication de nouveaux textes prescripteurs, les formations ont pour objectifs la transmission et l’application dans la pratique des intentions des concepteurs. De nombreux chercheurs ont conclu à l’inefficacité, sur les pratiques des enseignants, de formations consistant en la seule transmission de connaissances (Briscoe, 1991 ; Gil-Pérez & Pessoa de Carvahlo, 1998). Nous pensons également que cette vision verticale et transmissive de l’intervention formatrice néglige une part importante du processus d’appropriation des instructions : la prise en compte des pratiques des enseignants. Mayen et Savoyant (2002) parlent, à ce sujet, de rétablissement d’un « dialogue » entre les concepteurs des textes et les utilisateurs. En d’autres termes, il s’agit d’écouter la façon dont les enseignants perçoivent la possibilité d’intégration de ces nouvelles directives dans leurs pratiques, car leur point de vue sera déterminant dans l’enracinement de ces nouvelles intentions. Les prescriptions doivent alors être considérées comme un « objet de formation, c’est-à-dire pas seulement un contenu à enseigner, […] mais comme un objet à travailler » (Mayen & Savoyant, 2002, p.227).
Savoirs et savoir-faire
L’intervention formatrice peut être considérée comme l’occasion d’instaurer les conditions d’un « dialogue » entre les prescriptions émanant des rédacteurs des programmes et les enseignants qui doivent se les approprier et les mettre en œuvre (Mayen & Savoyant, 2002, p. 226). Pour favoriser cet échange, il s’agit, à la fois, de prendre en compte les pratiques des enseignants, mais aussi de leur faciliter l’appropriation des notions sous-jacentes aux directives, et de leur permettre de traduire ces notions dans leurs pratiques. C’est pourquoi nous considérons que les enseignants doivent disposer d’un certain nombre de savoirs et de savoir-faire, nécessaires à la mise en application des directives sur la démarche d’investigation. Nous nous appuyons ici sur la théorie anthropologique du didactique de Chevallard (1999), dans laquelle les activités humaines sont organisées en quatre niveaux : la tâche, la technique, la technologie, la théorie. Morge (2003) présente ainsi ces quatre niveaux :
« Le premier, celui la tâche ou du type de tâche, décrit l’action (« monter un escalier », « calculer une somme », etc.). Le deuxième niveau, celui de la technique, correspond à la manière d’accomplir, de réaliser cette tâche. Une même tâche (par exemple : monter un escalier) peut être effectuée selon plusieurs techniques (debout ou à quatre pattes). Le troisième niveau, celui de la technologie, est celui du discours rationnel qui vient justifier la technique en assurant qu’elle permet bien d’accomplir la tâche. La technologie explique ou produit des techniques. Enfin, le quatrième niveau, celui de la théorie, « reprend, par rapport à la technologie, le même rôle que cette dernière tient par rapport à la technique » (Chevallard, 1999, p. 227). Il constitue le niveau supérieur de justification, d’explication et de production. […] .
Les deux premiers niveaux (tâche et technique) forment le bloc pratico-technique, également appelé savoir-faire. Les deux derniers (technologie et théorie) forment le bloc technologico-théorique, plus souvent appelé « savoir ». La distinction de ces deux blocs permet de séparer clairement ce qui relève de l’action – tâche et technique – de ce qui relève du discours sur cette action – technologie et théorie.».
Objectifs de la formation, élaborés à partir de l’analyse de la démarche d’investigation et des résultats de l’analyse de fiches
Nos analyses préalables nous ont permis de mettre en lumière des enjeux épistémologiques et didactiques liés aux spécificités de la démarche d’investigation, et de connaître les difficultés et besoins de formation des enseignants quant à ces différents points. Bien que nos analyses aient montré que la démarche d’investigation, telle que présentée par les programmes de collège, donnait une image restreinte de l’activité scientifique, nous avons choisi d’élaborer et de mettre en place une formation en vue d’une appropriation plus fine de ce nouvel objet d’enseignement. Nous reviendrons sur ce choix dans la conclusion. Nous veillons cependant à discuter des particularités de la démarche d’investigation avec les enseignants, pour qu’ils puissent la situer parmi d’autres méthodes possibles.
Connaissance des textes officiels
Dans un premier temps, il nous parait nécessaire, dès le début de la formation, de nous assurer que les enseignants ont une vision globale des principes qui fondent la démarche d’investigation, afin de consolider les bases du « dialogue » entre les documents prescripteurs et les enseignants. Nous souhaitons préciser la présentation de la démarche d’investigation dans les programmes : rappeler les sept étapes du canevas, mettre l’accent sur les étapes qui en font sa particularité (« Le choix d’une situation-problème », « La formulation de conjectures, d’hypothèses explicatives, de protocoles possibles » et « L’investigation ou la résolution du problème conduite par les élèves »), et mettre en lumière ses intentions pédagogiques, fondées sur la construction des savoirs par les élèves. La présentation de la démarche d’investigation, sous la forme d’un canevas en sept étapes, constitue un cadre de référence institutionnel pour les pratiques d’enseignement. On aurait donc pu s’attendre à ce que les fiches de préparation labellisées « démarche d’investigation » en illustrent les différentes étapes. Or notre analyse de fiches de préparation a fait apparaitre que leurs auteurs ne respectaient pas rigoureusement les étapes du canevas, et allaient, pour un grand nombre d’entre eux, jusqu’à proposer d’autres types de démarches, ne répondant pas aux critères particuliers de la démarche d’investigation. Nous chercherons donc à caractériser ce nouvel objet d’enseignement aussi précisément que possible, afin de mettre en lumière ses particularités et aussi, de tracer ses limites d’application quant aux objectifs de connaissances des programmes, qui ne se prêtent pas tous à la déstabilisation de conceptions ou à la mise en place d’une démarche hypothéticodéductive. Nous souhaitons également insister sur les principes pédagogiques de la démarche d’investigation, décrits dans l’introduction commune aux disciplines scientifiques, en les inscrivant dans ce contexte plus général. Il s’agira alors de mettre l’accent sur la « construction du savoir par l’élève » et « l’élaboration de réponses et la recherche d’explications ou de justifications [débouchant] sur l’acquisition de connaissances ».
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Table des matières
Introduction
Contexte de l’étude
Problématique
1. Chapitre 1 : Démarche d’investigation et transposition didactique
1.1. Des démarches en sciences à la démarche d’investigation
1.1.1. Problème scientifique / situation-problème
1.1.2. Démarches en sciences / démarche hypothético-déductive
1.2. De la démarche d’investigation dans les programmes à la démarche d’investigation dans les pratiques
1.2.1. Méthodologie
1.2.1.1. Description du corpus de données
1.2.1.2. Elaboration d’une grille d’analyse des données : une approche multidimensionnelle
1.2.2. Résultats
1.2.2.1. Construction de la situation de départ
1.2.2.1.1. Problème à résoudre
1.2.2.1.2. Contextualisation
1.2.2.1.3. Prise en compte des conceptions des élèves
1.2.2.2. Type de démarche
1.2.2.2.1. Formulation d’hypothèses / de prévisions
1.2.2.2.2. Elaboration de protocoles / Réalisation des expériences
2. Chapitre 2 : Une formation pour favoriser le « dialogue » entre les textes prescripteurs et les enseignants
2.1. Elaboration de la formation
2.1.1. Eléments théoriques
2.1.1.1. La formation professionnelle autour de textes prescripteurs
2.1.1.2. Savoirs et savoir-faire
2.1.2. Objectifs de la formation, élaborés à partir de l’analyse de la démarche d’investigation et des résultats de l’analyse de fiches
2.1.2.1. Connaissance des textes officiels
2.1.2.2. Savoirs et savoir-faire
2.1.2.2.1. Les savoirs théoriques
2.1.2.2.2. Les savoir-faire
2.1.3. Questions de recherche : éléments de technologie
2.2. Déroulement de la formation – choix des activités en fonction des objectifs de la formation et des questions de recherche
2.3. Méthodologie de recueil et d’analyse des données
2.4. Résultats
2.4.1. 1e question de recherche : « Comment ont évolué, au cours de la formation, l’appropriation, par les enseignants, de la notion de conception et la prise en compte des conceptions des élèves ? »
2.4.1.1. Savoirs
2.4.1.1.1. La notion de conception
2.4.1.1.2. La notion de conflit cognitif
2.4.1.2. Savoir-faire
2.4.1.2.1. Le repérage de conceptions à partir de productions d’élèves
2.4.1.2.2. La caractérisation de problèmes
2.4.1.2.3. La prise en compte des conceptions pour l’élaboration d’une situationproblème
2.4.1.2.4. La formulation d’un problème favorable au dépassement d’obstacles cognitifs
2.4.1.3. Problèmes soulevées par les enseignants
2.4.1.3.1. L’expérience vue comme une « expérience cruciale »
2.4.1.3.2. La « mise en scène » du conflit cognitif dans la situation de départ
2.4.1.3.3. La contextualisation du problème scientifique
2.4.2. 2e question de recherche : « Comment ont évolué, au cours de la formation l’appropriation et la mobilisation, par les enseignants, de la notion de démarche hypothéticodéductive ? »
2.4.2.1. Savoirs
2.4.2.1.1. La démarche hypothético-déductive
2.4.2.2. Savoir-faire
2.4.2.2.1. Formulation d’un problème menant à une démarche hypothético-déductive
2.4.2.3. Problèmes soulevés par les enseignants
2.4.2.3.1. Présence des hypothèses dans la situation de départ
2.4.2.3.2. Choix de l’expérience
2.4.2.3.3. Choix du matériel
2.4.2.3.4. Phase de mise en commun
2.4.3. 3e question de recherche : « Quels autres aspects de la démarche d’investigation ont attiré l’attention des enseignants ? »
2.4.4. 4e question de recherche : « Quels obstacles les enseignants voient-ils à la mise en œuvre d’une démarche d’investigation ? »
2.4.4.1. Les obstacles liés aux particularités de la démarche d’investigation
2.4.4.1.1. La création de conditions favorables à l’autonomie des élèves
2.4.4.1.2. La maîtrise de la conception et de la mise en œuvre d’une démarche d’investigation
2.4.4.1.3. L’évaluation
2.4.4.2. Les obstacles liés aux élèves
2.4.4.2.1. Les capacités des élèves
2.4.4.2.2. Le manque de motivation des élèves
2.4.4.3. Les obstacles liés aux contraintes didactiques
2.4.4.3.1. Les conditions matérielles
2.4.4.3.2. Les séances en classe entière
2.4.4.3.3. La démarche d’investigation « chronophage »
Conclusion
Bibliographie