Une expérience de la désolation en pays liminaire

Paul M. est décédé de mort naturelle fin juillet 2009 dans les anciennes toilettes de la gare routière désaffectée de Cherbourg, au cœur de la ville. Dans ce lieu où il avait élu domicile, il dormait dans le passage d’accès aux deux cuvettes éventrées. Il est arrivé dans l’agglomération, sorti de nulle part. Il s’est posé sur un des quais de chargement de la criée, à l’abri des vents d’ouest, où le rejoignaient chaque jour les gars des bords de rue. Sans attaches, buvant le blanc sec, maniant la langue française avec humour, toujours courtois et pudique sur sa vie, il se plaisait à raconter cette plaisanterie : « Vous connaissez le comble du SDF ? Et bien, c’est de mourir à Noël, il risquerait de servir à quelque chose ! » Décéder à Noël pourrait émouvoir et « profiter » à la manifestation empathique et coupable des « bonnes gens », des associations et des politiques : être l’objet d’un article dans la presse. Il s’éteint en juillet dans l’anonymat des vacances d’été, respectant en cela sa condition et sa place. En rupture, il l’était, en lien également, assurant le minimum pour maintenir ses droits et refusant poliment toute autre forme d’aide, tenant cordialement à distance les intervenants bienveillants de la veille sociale.

J’aurais pu également évoquer Juste L. Placé dans l’enfance, il revint à 18 ans habiter dans la maison familiale auprès de ses parents, puis près de sa mère qui mourut une nuit dans la chambre d’à côté. Mr Juste L., à notre première rencontre, vivait seul et hors du monde depuis lors, sortant le soir ou le matin très tôt. Il évitait tout contact et laissait de temps à autre des petits mots dans la boite à lettres du CCAS pour demander de l’aide ; il souhaitait garder son logement (son RSA suspendu, il se trouvait en dette de loyer). L’habitation était très sale, et comme lui d’une incurie notable. L’accompagnement dura plusieurs années, il permit de lui donner les moyens nécessaires pour garantir tant que faire ce peu le minimum d’une vie décente. Juste, car il est bon de l’appeler ainsi, était capable de jugement; et s’il n’était pas très bavard, affable et courtois, il pouvait être dans la relation. Mais il avait une réelle incapacité sociale à être, à construire des liens, à vivre en société, comme pour prêter attention à lui-même. Il était sans ancrage, et sans évidence au monde qu’il préférait fuir. Il mourut à 36 ans de cette non évidence à prendre soin de lui-même. Il restera une énigme, sans diagnostic psychiatrique explicatif. Je pourrais aussi invoquer la situation de Mr R. qui, après une vie de travail et de famille, élut domicile dans sa voiture, à 45 ans passés. Puis, après que la fourrière l’enleva, il se retrancha dans un bois pendant deux ans où il vécut non loin du cœur de la cité, avec son chien. De ce bois, seule une grave maladie (comme il est bon de le dire) réussit à le convaincre de sortir ; il emménagea à 200 mètres de là, accompagné pour cela, dans un logement plus convenable aux attentes sociales pour mourir.

De la précarité à la pauvreté désolante Construction, contextualisation et présentation

Inscription et naissance de l’EMPP dans la cité

Il est nécessaire pour comprendre le développement de cette recherche-action de l’inscrire dans l’histoire des liens de la psychiatrie avec ce petit territoire de l’agglomération de Cherbourg et sur son approche de la question de la précarité sociale comme problème de santé mentale. Pour ce faire, il est bon d’évoquer la création de l’Équipe Mobile Précarité Psychiatrie (EMPP) de la Fondation du Bon Sauveur de la Manche. Dès 2003, le secteur psychiatrique de Cherbourg (il existait encore à l’époque sous cette forme), sous l’impulsion de son médecin-chef, développe un partenariat avec le CCAS de Cherbourg-Octeville et les Centres Médicaux Sociaux locaux. Ce partenariat aboutit à la rédaction d’une convention « Santé mentale » liant ces trois parties autour de deux missions :
1. Faciliter l’accès et le maintien au logement des personnes souffrant de troubles mentaux en favorisant des accompagnements conjoints.
2. Évaluer et construire un accompagnement psychosocial pour ces situations de problèmes de voisinage liés à ceux-ci.

De cette convention, faisant suite à une évaluation de la précarité sociale sur le territoire et de ses spécificités locales développée en 2003, découle la mise en place d’une commission collégiale de « Santé mentale ». Elle a pour objectif de coordonner et guider ces accompagnements. Dans la même période, le secteur de Psychiatrique (comprenant à l’époque Cherbourg-Octeville et les deux tiers de l’agglomération) participe également à la naissance de l’Atelier Santé-Ville qui se verra pourvu d’un poste sur l’agglomération (CUC) dès 2004. Son but est de favoriser les actions d’interface santé-sociale inspirées des pratiques de santé communautaire. C’est sur ce fond dynamique de collaboration entre la cité et l’institution psychiatrique que, dès l’apparition de la circulaire du 23 novembre 2005 définissant les missions des équipes mobiles, le territoire s’en saisit. Le médecin-chef de l’époque avec le soutien des collectivités locales et des CHRS dépose un dossier de création d’une EMPP pour l’ensemble de l’agglomération auprès de l’Agence Régionale de l’Hospitalisation (désormais Agence Régionale de Santé), dès début 2006. Par la suite, courant 2006, des réunions sont organisées avec les futurs partenaires : CCAS, CHRS, FJT, l’accueil de jour des précaires (SAO) et l’association «  Conscience humanitaire » (maraudes et veille sociale auprès des « SDF »). Elles visent à définir collégialement le projet de fonctionnement et de coopération avec l’EMPP. En février 2007, son action débute.

Au fil du temps, son activité avec les partenaires s’est maintenue et élargie. Elle s’est progressivement développée auprès d’un ensemble de nouveaux partenaires incontournables du territoire : les centres médico-sociaux, un centre de réinsertion, l’hôpital général avec le Service social et la PASS (avec convention), les associations tutélaires, les mandataires privés, le CDHAT (partenaire de la recherche). D’autres actions des institutions déjà présentes dans le partenariat initial s’y sont adjointes : l’Appui Santé pour les bénéficiaires RSA, les lits halte soins santé (LHSS) et le Service Logement de l’ADSEAM et de l’Association Femme , le service d’hygiène de la ville, la « Croix rouge » et Emmaüs. Son activité a atteint son rythme de « croisière » en 2009. Elle se caractérise par un certain nombre d’actions sur ou avec les différents lieux partenaires : permanences, entretiens, visites conjointes au domicile (logements, rue, hôpital, hébergements, etc.), accompagnements, réunions cliniques, organisation de temps de formation et d’espaces d’échanges de pratiques…

L’apparition des Équipes Mobiles Précarité Psychiatrie (EMPP) dans le paysage français

Sa création à Cherbourg s’inscrit dans un plan de développement national, et dans l’histoire sociale du pays. Définie et précisée par la circulaire du 23 novembre 2005, les équipes mobiles ont pour objet de favoriser l’accès aux soins et la prise en charge dans la continuité des publics en situation de précarité et/ou d’exclusion… Ces personnes peuvent présenter soit des troubles psychiatriques sous-jacents potentialisés par l’exclusion, soit des situations de souffrance psychique découlant de leur précarité. Toutefois, les premières EMPP apparaissent à la fin des années 80 dans un contexte de grandes transformations économiques et sociales qui viennent interroger la société dans sa totalité. Ces premières équipes voient le jour sous l’impulsion tantôt d’un établissement hospitalier, d’une agglomération, d’un Conseil Général, d’une association ou d’un SAMU social. Elles se caractérisent alors par une pluralité des formes, des constructions, des financements et des intervenants. Toujours plus ou moins liées à la psychiatrie, elles font tantôt un travail de Centre Médico-Psychologique (CMP) ambulant, tantôt celui d’un relais vers les structures de soins de « droit commun » ; ou encore, elles assurent des maraudes basées essentiellement sur le « prendre-soin » et le lien. La circulaire viendra ordonner et clarifier les missions de l’existant, tout en facilitant la création de nouvelles équipes.

Des « murs »

L’apparition de cette circulaire en 2005 se fait dans un contexte de transformation sociale croissante vers plus de précarité et d’isolement d’une part, et de réduction du nombre de structures hospitalières en psychiatrie d’autre part. Ces équipes doivent chercher à réinscrire dans la continuité des soins ces patients de plus en plus isolés socialement souffrant de troubles psychiatriques. Ainsi, elle voit le jour un an après le double meurtre de Pau, où un patient psychotique, en rupture de soins et en errance, s’introduisit dans son ancienne unité de soins et tua deux soignants. Ce n’est sans doute pas un hasard. Quelque dix jours avant ce fait divers, une pleine page du « Monde » datée du 8 décembre 2004 titrait : « La majorité des détenus souffrent de troubles psychiques. » Elle relate une étude de la Direction générale de la Santé qui rendait compte de statistiques alarmantes : 56 % des détenus souffriraient de troubles psychiatriques, 46 % de troubles dépressifs, 34 % de troubles addictifs, et 24 % de troubles psychotiques. Interviewé alors, le Dr Pecastaing, psychiatre du CMPR de la prison de Perpignan, s’interrogeait au sujet d’un patient « hospitalisé » depuis plus d’un an dans la prison et concluait son propos ainsi : « .. , je ne crois pas qu’un psychotique ait sa place en prison ». Une autre étude réalisée en milieu carcéral sur un échantillon de 700 personnes (Palissard, 2004) proposait les répartitions suivantes : 17 % des populations incarcérées souffraient de troubles psychotiques, 24 % de dépressions majeures, et 26,3 % d’addictions. La prison ne tendait-elle pas à devenir le lieu de « mise à l’abri » des patients « psychiatriques » des institutions asilaires d’hier et des « errants » d’aujourd’hui (avec ou sans domicile) ?

À la même époque, et cela depuis un certain temps, la grande précarité de « rue » présentait des pourcentages comparables comme le mettront en évidence l’ensemble des études conduites dans cette période. En 1996, celle de Kovess et Mangin-Lazarus, menée à Paris auprès de 715 SDF, rapporte les données suivantes : 16 % de personnes présentent des troubles psychotiques, 23,7 % des états dépressifs, et des addictions à la hauteur de 26,2 %. Par contre, pour la population générale la répartition est respectivement de 1 à 2 % de troubles psychotiques, entre 5 et 6,7 % pour les seconds (l’évaluation des troubles addictifs étant par trop imprécise). En 2009, soit quatre ans après la publication de la circulaire, l’étude Samentha réalisée auprès de 840 « personnes sans domicile propre » en Île-de-France confirme ces premières lectures ; elle y observe les mêmes répartitions, et les mêmes écarts avec la population générale.

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Table des matières

Introduction
Première partie De la précarité à la pauvreté désolante
Chapitre introductif : Contexte d’enquête et construction de la recherche-action
Chapitre I : Une recherche-action collaborative
Présentation des partenaires, de l’enquête, et du terrain
1 — Acteurs partenaires de la recherche-action
2 — Bénéficiaires partenaires de la recherche-action
3 — Déroulement et modalités de la recherche, les outils de l’enquête
4 — Le terrain, Cherbourg-en-Cotentin : histoire de la cité
Chapitre II : Des mondes précaires
Quelques éléments statistiques
1 — Cherbourg-en-Cotentin face au chômage
2 — Cherbourg-en-Cotentin face au RSA
3 — Cherbourg-en-Cotentin au regard de l’Allocation Adulte Handicapé
4 — Cherbourg-en-Cotentin face à l’accès et au maintien au logement
Chapitre conclusif : De la précarisation à un appauvrissement désolant ?
Deuxième partie De la notion de désolation à l’émergence de l’Assistance Sociale Institutionnelle Généralisée
Chapitre introductif
Chapitre I : La désolation, conceptualisation et construction
1 — De la désolation chez Hannah Arendt
2 — La Désolation totalitaire, un moment historique particulier
3 — La notion de désolation et la galaxie de ses concepts environnants
4 — De la nécessité d’apparaître
Chapitre II : L’ASIG et le développement de l’assistance aux plus pauvres, une massification désolante
1 — L’ASIG et ses attributs
2 — De l’État social à l’État des droits et de l’assistance
Les chemins inclusifs de la liminarisation
3 — L’ASIG, un espace liminaire d’inclusion excluante
Chapitre conclusif : Vers une nouvelle forme de sociabilité, la sociabilité liminaire
Troisième partie La sociabilité liminaire à travers les récits de vie des bénéficiaires
Chapitre introductif : Une émergence différenciée selon les générations sociales
Chapitre I : Histoires de vie, origines sociales et inscriptions dans les solidarités primaires
1 — Les personnes enquêtées de + de 50 ans : Les tombés des « classes laborieuses »
2 — Les enquêtés de 35 à 50 ans : « “Les fils de la crise” et de l’entre deux mondes »
3 — Les enquêtés de 25 à 35 ans : « Les liminaires »
4 — Les enquêtés de – de 25 ans : « les entrants dans le monde »
5 — Constantes et transformations selon les « générations sociales » : origines sociales et modèles de solidarité familiale
Chapitre II : L’entrée dans la vie sociale : scolarité et travail
1 — « Les tombés des classes laborieuses »
2 — « Les fils de la crise et de l’entre-deux mondes »
3 — « Les liminaires »
4 — « Les entrants dans le monde »
5 — Un processus de liminarisation croissante de la vie sociale
Chapitre III : Logiques d’échange et liminarisation
1 — Les tombés des classes laborieuses
2 — « Les fils de la crise et de l’entre-deux mondes »
3 — « Les liminaires »
4 — « Les entrants dans le monde »
5 — Des liens au temps de la sociabilité liminaire
Chapitre IV : Insécurité familiale et ruptures sociales
1 — La question du père
2 — Ruptures
3 — Dynamique des ruptures
Chapitre conclusif : Retour sur la notion « d’attachements »
Quatrième partie Les dispositifs d’accompagnement individualisé : une approche relationnelle
Chapitre introductif : Une approche sociologique relationnelle
Chapitre I : Les différentes modalités de protection
1 — Rupture et manque de lien
2 — Le détachement émotionnel
3 — Les dénis
4 — Le discours comme protection
5 — De l’évitement à la disparition
Chapitre II : Les modèles narratifs identificatoires
1 — Définition
2 — La mise en récit : un travail sociothérapeutique en soi
3 — Les modèles narratifs identificatoires (MNI) discutés lors des réunions partenaires
4 — Le syndrome narratif
Chapitre III : Le corps-espace social, un support d’expression de la menace désolante
1 — Se protéger au risque de disparaître à soi-même. Le corps, un « révélateur »paradoxal
2 — Le corps révélateur de vulnérabilités
3 — De l’alcool et des addictions : pratiques sociales et problématiques individuelles
4 — Le corps : un langage qui a du mal à se faire entendre aujourd’hui. Et pourtant
Chapitre IV : Liens d’accompagnement et temporalités, des socialités en question
1 — Du lien d’accompagnement : « des liens qui ne se résument pas à des prescriptions d’aides »
2 — De l’importance de la sympathie et de l’empathie
3 — Les temps de l’accompagnement
4 — Comment sort-on de l’accompagnement ?
Chapitre conclusif : Réflexions sur une pratique
Conclusion générale
Bibliographie

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