Parmi les langues évoluant dans un contexte de variation important, le luxembourgeois (Lëtzebuergesch) se démarque particulièrement à travers son état et sa fonction dans la société. En tant que langue nationale du Grand-Duché de Luxembourg, le luxembourgeois représente une part essentielle de l’identité des Luxembourgeois et joue un rôle important dans le marché économique. L’importance donnée à la langue a par conséquent un impact sur le plan linguistique du pays. La promotion politique du luxembourgeois favorise l’utilisation de la langue dans la société luxembourgophone, notamment par des locuteurs étrangers. La dépendance linguistique du marché économique du Grand-Duché aux langues françaises et allemandes, en raison de sa situation frontalière, n’empêche cependant pas des entreprises à s’impliquer dans la promotion et l’usage du luxembourgeois. C’est pourquoi, de plus en plus de cours sont proposés à des étrangers pour apprendre la langue et faciliter ainsi leur intégration sur le marché du travail luxembourgophone. L’essor du luxembourgeois se fait donc aussi ressentir dans le cadre de l’enseignement des langues étrangères au Grand-Duché de Luxembourg.
Le luxembourgeois en pratique dans la société luxembourgophone
Le luxembourgeois constitue une langue particulière en raison de son utilisation et son contexte. Son acquisition à l’oral par les natifs s’oppose à son apprentissage en tant que langue étrangère à l’oral et à l’écrit par des locuteurs étrangers. La variété enseignée est celle parlée dans la région centrale du Grand-Duché de Luxembourg, qui constitue ainsi la référence sans pour autant avoir le statut de norme. Nous pouvons nous demander si cette absence de norme pour la langue parlée, autrement dit la présente importante de la variation, peut susciter des difficultés d’apprentissage ou, au contraire, éveiller une vision plus large sur la langue chez un apprenant.
Le contexte du luxembourgeois
Si nous partons du fait qu’une langue est variable, nous jugeons qu’elle se définit à travers les caractéristiques de chaque locuteur : la convergence de ces productions individuelles, puisqu’elles partagent des traits similaires, forment le modèle de la langue. Nous considérons ainsi le luxembourgeois comme une composition de variétés régionales avec des traits spécifiques et qui varient au sein de chaque production. La composition d’un modèle de langue à travers des facteurs de variation n’est pas unique pour le langage humain : ainsi, les résultats d’une étude sur le chant des mésanges montrent qu’un chant d’un groupe ne se base pas sur un modèle donné, mais aboutit à une convergence des caractéristiques de chaque individu (Nowicki, 1989).
La variation est donc inhérente à la langue (Weinreich et al., 1968).
Le luxembourgeois, langue germanique, est à l’origine un dialecte francique mosellan et s’est émancipé peu à peu de l’allemand au plus tard à partir de la constitution de l’état luxembourgeois en 1839 (Gilles, 1998). Depuis la loi du 24 février 1984, le luxembourgeois représente la langue nationale du Grand-Duché de Luxembourg (Werner et al., 1984). Selon les chiffres fournis par Fehlen (2009), le luxembourgeois est parlé par environ 400.000 locuteurs, mais il n’existe à ce jour aucun écrit officiel qui déclare une norme ou une variété standard parlée pour la langue (Kramer, 1994; Gilles & Moulin, 2003). Il convient plutôt de considérer le luxembourgeois comme un ensemble de variétés parlées, dont la variété du centre autour de la capitale du GrandDuché de Luxembourg, à laquelle Bruch (1955) et Goudaillier (1981, 1985) réfèrent en tant que « Koiné de Luxembourg-Ville », est le parler le plus répandu. L’absence d’une norme s’oppose ainsi aux nombreux parlers régionaux qui composent la langue du pays et de quelques régions frontalières.
La variabilité du luxembourgeois trouve sa source dans deux facteurs principaux : d’un côté, un facteur lié aux nombreuses variétés régionales qui évolue sur une superficie de 2586 km2 (STATEC, 2016) et, d’un autre côté, un facteur lié au multilinguisme, matérialisé par le contact avec le français, l’allemand et, plus récemment, l’anglais. La variation se manifeste entre autres à travers des variantes phonétiques, dont un nombre important ont été illustrées sur les cartes dans leLuxemburgischer Sprachatlas : Laut- und Formenatlas de Bruch (1963). La variété la plus répandue du luxembourgeois, celle de la région autour de la capitale du Grand-Duché de Luxembourg, se développe progressivement dans les autres régions, homogénéisant ainsi petit à petit les variantes des autres parlers. C’est la conclusion de la thèse de Gilles (1999), dont le travail se base sur l’analyse des voyelles produites par 23 locuteurs dans quatre grandes régions linguistiques du pays :
— le centre (Zentrum), dont la capitale,
— le nord (Eisléck),
— l’est (Musel),
— le sud (Minett).
L’étude de Gilles (1999) démontre une extension de la variété du centre du GrandDuché de Luxembourg dans d’autres régions, engendrant une simplification des variantes à travers un processus d’homogénéisation de la langue. L’analyse de Gilles (1999) montre que la comparaison entre différentes variétés régionales contribue à la description du fonctionnement du système d’une langue, optique que l’on retrouve aussi chez Verhoeven & Van Bael (2002) sur le néerlandais.
Le luxembourgeois en tant que langue maternelle
Les raisons de l’utilisation de plusieurs langues dans une société peuvent être de différents ordres (ex. politique, économique). La situation linguistique au Grand Duché de Luxembourg est assez complexe, puisqu’elle est liée à plusieurs facteurs : par exemple, l’enseignement des langues est basé sur un marché du travail plurilingue (Berg & Weis, 2005). Les langues ne sont pas délimitées géographiquement, comme c’est le cas dans des pays comme la Belgique ou la Suisse et il existe encore quelques parlers locaux aux frontières wallonnes et lorraines, mais ceux-ci sont considérés comme minoritaires, contrairement au luxembourgeois au Grand-Duché. La plupart des locuteurs luxembourgophones savent parler plus d’une seule langue :
Die Muttersprache der Luxemburger und die Nationalsprache von Luxemburg ist Luxemburgisch ; daneben beherrschen die Luxemburger in der Regel die französische und die deutsche Sprache. Luxemburger mit Gymnasialbildung sind außerdem noch des Englischen mächtig. Ein Fünftel der Luxemburger sind mehrsprachig aufgewachsen, die meisten jedoch haben Deutsch und Französisch in der Schule gelernt.
Généralement, le luxembourgeois est appris dès l’enfance dans le cadre familial et est employé au quotidien. L’apprentissage naturel de la langue est couplé par une liberté de l’écrit. Ainsi, tous les luxembourgophones n’ont pas l’habitude de lire et écrire régulièrement dans leur langue maternelle selon les conventions orthographiques établies pour la langue (Gilles & Moulin, 2003), le luxembourgeois n’étant pas enseigné à l’école. Ce fait est mis en évidence dans l’essai de Tonnar-Meyer (2003, p. 83-84) :
Au cours des dernières 50 années, l’orthographe a changé trois fois. Rares sont ceux qui peuvent prétendre écrire un luxembourgeois correct, et à la question de savoir dans quelle mesure il importe d’écrire sans fautes, les esprits s’échauffent au point qu’on arrive facilement à se disputer.
L’écrit en luxembourgeois n’est pas appris à l’école, l’allemand et le français faisant office de langues d’enseignement à l’école primaire et au lycée. Cet aspect est mis en avant par Tonnar-Meyer (2003, p. 83) :
Nous sommes l’un des rares pays où la langue nationale occupe une place si réduite dans l’enseignement : il n’y a qu’une seule leçon de luxembourgeois par semaine à l’école primaire, encore moins à l’école secondaire. Par contre, les autres langues occupent près de 50% de l’horaire scolaire.
Plutôt que de voir ces faits comme un aspect négatif de la situation linguistique au Grand-Duché, il est préférable de considérer cette liberté dont dispose les luxembourgophones comme un aspect favorable à l’évolution de la langue : Langue et écriture sont deux systèmes de signes distincts [. . .] L’écriture peut bien, dans certaines conditions, ralentir les changements de la langue, mais inversement, sa conservation n’est nullement compromise par l’absence d’écriture. (de Saussure, 2005, p. 45 [1e édition 1916]) .
Le luxembourgeois en tant que langue étrangère
L’apprentissage du luxembourgeois en tant que langue étrangère (LLE) connaît un véritable essor au Grand-Duché de Luxembourg. Un nombre important d’organisations proposent des cours de luxembourgeois, non seulement dans le pays, comme par exemple l’Institut National des Langues, le club Moien asbl, mais aussi au-delà des frontières, comme par exemple l’Université de Sheffield ou encore l’Universität Trier (Weber-Messerich, 2011).
La population résidant et travaillant au Grand-Duché de Luxembourg constitue l’une des raisons pour l’importance de l’enseignement du LLE. Parmi les 576.000 résidents, 46% sont des étrangers, dont 15% des Français. À ces chiffres s’ajoutent les travailleurs frontaliers, représentés par 49% de Français, 25% de Belges et 25% d’Allemands (STATEC, 2016). L’essor de l’enseignement du luxembourgeois peut s’expliquer par différents types de motivation : il peut s’agir entre autres d’une volonté de s’intégrer au sein de la population luxembourgophone, d’obtenir la nationalité luxembourgeoise, pour laquelle le niveau B1 est requis pour la compréhension orale et le niveau A2 pour l’expression orale (Frieden & Grand-Duc Henri, 2008), ou encore d’entrer dans une entreprise qui exige la maîtrise de la langue. Cet essor est mis en évidence notamment par Berg & Weis (2005, p. 104) :
En analysant en détail ces cours de langues, on constate que ce sont surtout les cours de luxembourgeois et de français qui connaissent un succès croissant, tandis que l’allemand et l’anglais perdent en nombre d’inscriptions.
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Table des matières
1 Introduction
2 Le luxembourgeois en pratique dans la société luxembourgophone
2.1 Le contexte du luxembourgeois
2.2 Le luxembourgeois en tant que langue maternelle
2.3 Le luxembourgeois en tant que langue étrangère
3 La variabilité de la parole
3.1 La variation des voyelles
3.1.1 La définition de la variabilité dans la langue
3.1.2 La manifestation de la variation
3.1.3 Les facteurs de variation
3.2 La variation lors de l’apprentissage d’une langue étrangère
3.2.1 La notion d’interférence
3.2.2 L’acquisition des sons
3.2.3 Les facteurs d’influence
3.3 L’apprentissage d’une langue étrangère par des francophones
4 Les études sur les voyelles en phonétique acoustique
4.1 Les propriétés acoustiques des voyelles
4.1.1 Le conduit vocal humain
4.1.2 Les formants
4.1.3 La durée
4.2 Les voyelles du luxembourgeois et du français
4.2.1 Le luxembourgeois
4.2.2 Le français
4.2.3 Les études comparatives
4.3 L’inventaire vocalique de référence pour l’étude du luxembourgeois
4.3.1 Les voyelles longues et brèves
4.3.2 Les voyelles acoustiquement proches
4.3.3 Les diphtongues et les voyelles diphtonguées
5 Les objets de l’étude et le corpus
5.1 Les objets de l’étude
5.1.1 Les questions et hypothèses sur la parole native
5.1.2 Les questions et hypothèses sur la parole non native
5.1.3 La nécessité d’un corpus pour le luxembourgeois
5.2 La collecte des données
5.2.1 Le matériel
5.2.2 Les participants
5.2.3 Le déroulement des enregistrements
5.3 L’obtention des données
5.3.1 La segmentation, la transcription et l’extraction
5.3.2 L’alignement automatique de la parole spontanée
5.3.2.1 La définition de l’alignement automatique
5.3.2.2 La reconnaissance automatique des variantes de prononciation
5.3.2.3 Les études linguistiques du luxembourgeois à partir de grands corpus et d’alignement automatique
5.3.3 La description du corpus
6 Les productions des voyelles dans la parole native
6.1 Les voyelles longues et brèves
6.2 Les voyelles ouvertes
6.3 Les voyelles centrales
6.4 Les diphtongues
6.5 La voyelle antérieure semi-ouverte
6.6 Le résumé et la discussion des analyses
7 Les productions des voyelles dans la parole non native
7.1 Les erreurs de prononciation
7.2 Les voyelles longues et brèves
7.3 Les voyelles ouvertes
7.4 Les diphtongues
7.5 Le résumé et la discussion des analyses
8 Les perspectives d’études du luxembourgeois
8.1 La phonétique du luxembourgeois
8.2 L’apprentissage des voyelles par des locuteurs francophones
8.3 L’enseignement du luxembourgeois en tant que langue étrangère
9 Conclusion
Bibliographie
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