LE YUYO ENTRE DEUX MAINS
Prendre soin de l’étal comme de sa prestance
La clarté des attaches en feuilles de cocotier contraste avec les couleurs obscures des plantes, du sol et de la nuit rendue visible par les lampadaires et les néons blafards. Ce vert luisant accroche l’oeil du revendeur qui doit constituer de toute pièce ou bien compléter son propre étal.
Juana et Rosalía, Ña Asunción et Feliciana veillent à l’ordre de leurs monticules bien alignés. Don Pedro, notre voisin de droite, dort encore. Aux alentours de cinq heures, une fois réchauffé par un cocido con leche attrapé au passage d’un vendeur ambulant, il disposera ses remèdes au bord de la route, sur un bricolage de planches et de palettes. À notre gauche, une femme âgée, aux cheveux courts poivre et sel et bouclés, au rire perçant et peu discret, joviale et dont les dents qui lui restent sont bien longues, va et vient de temps en temps avec son corps maigrelet pour répandre un peu d’eau sur ses produits. Son offre est variée, garnie. Les filles me disent que quelqu’un l’aide sûrement à récolter et qu’elle achète certaines plantes qui ne se trouvent pas par chez elle. Au carrefour un peu plus loin, Antonio veille à ce que le chariot de sa mère ne désemplisse pas, allant et venant de l’étal la camionnette garée à une dizaine de mètres dans le coffre duquel s’entassent les cageots de plantes. Collègue de Ña Asunción depuis plus de dix ans, elle veille à l’allure de son étal en faisant ressortir le volume des demi-douzaines et les humidifie régulièrement avec de l’eau récupérée aux points d’eau des sanitaires dans une bouteille en plastique. Elle arrange aussi le petit panier, refait les attaches qui commencent à être abîmées, nettoie les plantes avec un couteau, taille parfois le bout de certaines racines. Les commerçants veillent à proposer une offre aussi variée qu’abondante, d’une allure fraîche et disposée avec élégance.
Créer et entretenir sa clientèle
« Quand tu dis ofrecer …- Je te dis « Dis, tu ne voudrais pas telle chose, j’ai de ça, et je vais te le donner pour moins cher, et tu m’achètes tout. C’est ça ofrecer, dire ce que tu as et si ça plaît on te l’achète. Parfois on te dit « Non, j’ai ce qu’il faut » . »
Aller démarcher les clients en leur faisant un geste commercial est une autre forme de vente possible qui porte ses fruits mais que Juana et Rosalía ne reproduisent pas, selon leur aînée. Maria Asunción rouspète : « Rosalía, je lui dis “Va proposer à la femme qui est installée vers là-bas”, et elle ne veut pas y aller. On dirait qu’elle a honte, on dirait qu’elle ne veut pas parler. Elle n’y va pas et voilà, elle perd un client, elle ne vend pas . » C’est du point de vue de la doyenne une stratégie de plus pour écouler son stock avant la fin de la journée. Quand la vente n’est pas entièrement concluante, plusieurs cas de figure se présentent : vendre moins cher ou rapporter la marchandise à la maison et la ramener la fois prochaine. Le deuxième cas de figure est moins grave, pour peu qu’il se produise avec des racines ou des plantes qui prennent du temps à se décomposer. « Nous passons enfin à la semillerilla, un lieu où l’on vend principalement des remèdes secs en sachets ou par lots, mais aussi des épices, des bougies, de l’encens… Juana y vend encore quelques plantes. Il ne leur reste plus que les Santa Lucia qui ont eu du mal à partir : l’hiver arrive et les remèdes refrescantes pour le tereré se vendent beaucoup moins facilement . »
LA YUYERA EST D’UNE CERTAINE UTILITÉ MAIS D’UNE DOUTEUSE RESPECTABILITÉ
La description du marché depuis l’étal de Ña Marie et ses fils, donne une idée de leur quotidien dans lequel le travail s’avère omniprésent, quasi-permanent, attaché à la place du marché. Un sommeil court, une vie nocturne et diurne, emmitouflés quand il fait froid, cherchant l’ombre quand le soleil cogne, les pieds dans l’eau de pluie, à moins d’un mètre des véhicules motorisés qui mêlent les rejets de leurs pots d’échappement à la poussière qu’ils soulèvent. Les vendeurs ambulants composent auprès d’eux, au marché, le panier qu’ils porteront à travers les rues des quartiers résidentiels, où ils ont rencontré des clients fidèles qui attendent chaque jour leur passage. Ces derniers leur demanderont peut-être même de leur trouver tel ou tel remède, en une quantité précise pour le lendemain. Ceux qui possèdent une voiture peuvent ainsi couvrir plus de quartiers et répondre à la demande de plus de clients. C’est le cas de l’épouse de Rodolfo qui vient chercher des plantes sur l’étal familial avant de reprendre la route. Elle s’est mise à la livraison à domicile depuis peu. Les yuyos sont un observatoire des comportements de consommation et d’offres commerciales qui s’alimentent.
« Maintenant les gens sont plus civilisés, ils comprennent mieux les choses, parce que ça a du bon de vendre des remèdes, parce que si untel ne veut pas aller en chercher, si tu as de l’argent et tu ne veux pas aller en chercher, enfin si tu as un travail auquel tu es habitué tu ne veux pas aller chercher des remèdes, et tu veux en prendre donc tu en achètes, pas besoin d’aller en chercher. Parce qu’imaginons, tu veux deux ou trois types de remèdes, tu me demandes et je vais en chercher, je te dis, parce que si tu vas en chercher tu n’en trouveras pas, tu vas aller là pour un remède, là-bas pour un autre, tu ne connais pas, c’est normal. Et c’est pour ça que c’est mieux d’acheter que de collecter parce qu’ils ne connaissent pas, ils ne savent pas, si tu travailles comme professeure, dans l’administration, dans une entreprise, tu ne connais pas, tu ne sais pas où en trouver, (…) tu vas juste en acheter . »
On reconnait volontiers l’utilité, le service rendu par les vendeuses de yuyos, de Pohã Ñana. En revanche, le crédit et la valeur associés à leur activité est bien plus rare et nous y voyons plusieurs explications plausibles. Sur le marché, nous croisons autant d’hommes que de femmes assis dans les allées ou debout derrière leur étal. Pourtant, la vente reste une activité largement connotée féminine. La vente de rue dans la ville existe depuis les débuts de la colonisation en Amérique latine, mais nous ne saurions l’assurer quant à la vente de plantes médicinales au Paraguay.
JOANA : DE LA DÉPENDANCE À L’ASSERVISSEMENT ?
« Il reste encore quelques traces de gelée sur les pousses et la terre battue lorsque je sors de la maison de Mabel, peu avant 7h. La porte de Luciana est fermée, je prends donc interloquée une chaise et m’installe avec mes affaires en plein soleil pour me réchauffer. Peu de temps après, le mystère s’éclaircit : Juana arrive avec une brouette et me dit de venir avec elle rejoindre sa mère à l’arrêt d’autobus. Elle attend Joana, la copine de Marco, qui est allée s’occuper du petit garçon de la fille aînée de Luciana à Ciudad del Este. Sa mère institutrice ne peut pas s’en occuper comme elle travaille toute la journée et puis la dernière baby-sitter leur a tout volé dans la maison. Le petit avait déjà passé un moment chez ses grand-parents auparavant et Joana l’a raccompagné jusqu’à Ciudad del Este où elle a passé quelques temps, comme ça elle s’occupait d’Emmanuel pendant que sa mère travaillait. »
« Depuis son arrivée, Joana a pris le relais de la mère de son amant. La quasi-totalité des tâches effectuées par Luciana sont désormais partiellement ou entièrement à sa charge. Elle me propose de me montrer comment faire la crème au caramel qu’elle avait servi au déjeuner et d’aller nous promener ensuite. Elle me raconte de nombreuses anecdotes d’enfance, souvent humiliantes. Son père a refait sa vie avec une autre femme avant qu’elle naisse. Elle a depuis longtemps des relations très conflictuelles avec sa mère violente, en partie parce qu’elle refuse d’accepter que son beau-père lui faisait des attouchements. Je passerai les détails des intrigues amoureuses d’enfance avec Marco : ils se connaissent depuis l’école. En grandissant, ils ont commencé à s’embrasser en cachette dans le quartier, et les relations se dégradaient tellement avec sa mère qu’elle est partie de chez elle pour vivre avec le garçon qu’elle aime, chez ses parents. Ils l’ont accueilli sous leur toit et leur en est infiniment reconnaissante. Mais Marco lui est infidèle et elle l’a pardonné une quinzaine de fois. C’est justement après avoir découvert qu’il échangeait des textos assez explicites avec une autre fille qu’elle est partie à Ciudad del Este. À côté de ça, saluer une connaissance masculine à la cancha lui a valu un flot d’insultes et des mots culpabilisants, au point où elle a fini par lui demander pardon. La cancha est un terrain de volley-ball ou de football que les habitants du barrio fréquentent au moins une fois par semaine. La plupart du temps, les hommes jouent et les femmes regardent mais il arrive que de temps en temps, une d’entre elles entrent dans l’équipe. Bien que les rassemblements n’aient pas forcément lieu un samedi, c’est ce que Ramiro Domínguez, nommait les « samedi après-midi » avec ses courses et ses parties (de football).
DES PRATIQUES EN TENSION AVEC LES SAVOIRS BOTANIQUES ET LES ENJEUX ENVIRONNEMENTAUX
Non seulement les pratiques des yuyeras génèrent des controverses de santé publique en ce qu’elles rendent possible l’ingestion de ces plantes en bout de chaîne, mais elle génère aussi des controverses environnementales parce qu’à travers leurs techniques d’extraction, les cueilleurs sont rendus responsables de l’extinction des espèces végétales. Notre entretien avec German G., botaniste à l’Université Nationale de San Lorenzo, illustre une inculpation spontanée des travailleuses, puis un glissement vers la responsabilité des autorités étatiques alors que nous l’invitions à aller au bout de son raisonnement : « Beaucoup de plantes de ce genre, la cola de caballo, la zarzaparrilla, ont une croissance très lente mais étaient abondantes par ici. Leur présence a diminué parce que les gens cueillent la racine et prennent toute la plante, ils ne laissent pas une seule racine, ils éliminent toute la plante et alors on perd en variété au sein des espèces. Des variétés se perdent par disparition, du fait d’une mauvaise récolte. Jusque là on ramassait beaucoup dans le Chaco et ça diminue beaucoup… ça n’a pas beaucoup d’avenir.»
Dans l’ouvrage Plantas medicinales del Jardin Botánico de Asunción, il est souligné que la pratique «excessive et non durable» de la cueillette nuit à la conservation des plantes. Les déraciner et extraire les écorces sont deux pratiques nocives reconnues .
Au demeurant, les yuyeras ne sont pas le facteur d’extinction unique ni principal. Les auteurs de l’ouvrage Plantas medicinales del Jardín Botánico de Asunción, membres pour la plupart de l’Asociación Etnobotánica Paraguaya (AEPY) y voit un couplage de la dynamique d’ « augmentation des laboratoires et des personnes qui commercialisent » et du manque de « connaissance quant à la manipulation des ressources et de leurs écosystèmes ». En plus d’une mauvaise col-lecte, la destruction des habitats par la déforestation et l’assèchement des marais est soulignée .
Les multiples logiques qui traversent la question de la conservation des plantes sont exposées et il est parfois ardu de distinguer les causes des conséquences dans l’argumentation : l’impact sur l’économie à petite échelle est cité en premier lieu, suivi de la menace pour la vie des espèces puis de leur disparition du fait de l’étalement urbain.
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Table des matières
Introduction
Chapitre I : Le jopara du marché
S’inscrire dans les réseaux
Le yuyo entre deux mains
Prendre soin de l’étal comme de sa prestance
Créer et entretenir sa clientèle
Les lois tacites du marché dans un jopara formel-informel
“El mercado es de todos”…
Trouver sa place
Trouver son heure
…Jusqu’à l’aube
Ne pas laisser de trace au risque de confrontation
avec les propriétaires des commerces
« Le marché est à la municipalité »
jopara formel-informel
Yuyera : un quasi-métier du commerce au service à la personne
Le yuyo, un jopara entre la marchandise et le service
La yuyera est d’une certaine utilité mais d’une douteuse respectabilité
Bilan transitoire
Chapitre II : De la germination du yuyo dans chaque interstice de la vie sociale
Une étape dans le cheminement de la plante
« Ore mba’e ndoromba’apoi ajeno Karai, ndoromandai ore mavave’a,
ni ore mena ndomandai oreve pio nde remandata cheve ? Callase la boca »
« Ore mba’e ndoromba’apoi ajeno, Karai, ndoromandai ore mavave’a »
Le travail domestique
El cuidado, ou de la division du travail au sein des couples
Quand la priorité n’est pas l’emploi
Bilan
Inter – dépendance
Sur les épaules de Luciana
Joana : de la dépendance à l’asservissement ?
Bilan transitoire
Chapitre III : À la lisière des terres
Savoir chercher : lieux et techniques
La loma
Sur le plat pays
El estero
Llanuras
La langue des racines
Du Yuyu au Yuyo
Yuyal : la terre et l’homme en friches
La contingence des transmissions
Acquérir les savoirs pour et d’un nouveau possible
Acquérir les savoirs de l’école de la vie
Des pratiques en tension avec les savoirs botaniques et les enjeux environnementaux
Bilan
Trabajar la tierra
Les corps au travail
La souffrance physique
… laisse aussi des stigmates sociaux
« Caminante, no hay camino, se hace camino al andar. »
Cultiver des yuyos ?
Tactiques paysannes
Redéfinir la lisière ?
Conclusion
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