Des dissensions au sein de l’Oratoire
Plusieurs divergences apparaissent néanmoins entre le futur recteur et la congrégation. Deux d’entre elles peuvent être appréhendées à partir des carnets de la Grande Guerre. Le 11 août 1918, après avoir eu connaissance « par télégramme [de] la mort du R. P. Nouvelle », supérieur général de l’Oratoire depuis 1901, il écrit : « Nous avions eu d’assez graves démêlés au moment de la dissolution légale de l’Oratoire en 1903, puis au sujet du Père Laberthonnière qu’il protégeait avec excès . »
Le recteur mentionne ainsi en premier lieu l’épisode d’expulsion des congrégations de 1903, auquel l’Oratoire a été confronté. En effet, à partir de 1902, le gouvernement anticlérical d’Émile Combes cherche à saper l’influence de l’Église en débutant un combat contre cellesci . En s’appuyant sur une application stricte de la loi sur les associations de 1901, il soumet l’existence des congrégations à une autorisation légale . Mais l’Oratoire n’est-elle pas une association de prêtres séculiers et non un ordre religieux ? Justement, une discorde éclate à l’Oratoire sur la nécessité de déposer une demande d’autorisation . Alors que la majorité du conseil y est favorable, un groupe d’oratoriens – dans lequel figure le futur recteur– veut résister à la loi. La demande est cependant déposée, et la réponse est négative . Dès lors, le R. P. Nouvelle rend aux membres de la congrégation leur liberté et, afin d’empêcher sa dissolution définitive, une partie de l’Oratoire s’installe à Fribourg, suivant ainsi le désir de continuité de Baudrillart . Profondément affecté par les mesures combistes, le libéralisme de ce dernier connut « une période de désaffection qui lui valut des “ oppositions tenaces ” », comme ce fut le cas au cours de l’affaire Laberthonnière.
Également évoqué dans l’entrée du 11 août 1918 (cité ci-haut), l’oratorien et théologien Lucien Laberthonnière s’était vu mettre à l’Index plusieurs de ses ouvrages, en 1906 et 1913, dans un contexte où l’Église devait faire face au « choc de la pensée moderne ». Loyal à l’égard de l’institution ecclésiale, Alfred Baudrillart avait réagi avec intransigeance en insistant auprès du R. P. Nouvelle pour que ce confrère soit expulsé de l’Oratoire . Des années plus tard, l’indulgence du supérieur général est toujours perçue par le recteur comme un « excès ».
Les premières années rectorales (1907-1914)
À partir de 1907, l’Oratoire devient cependant une préoccupation secondaire pour le prêtre de quarante-huit ans. En effet, le 18 janvier de cette année, il est nommé recteur de l’Institut catholique de Paris « par l’Assemblée des évêques [protecteurs] ». Pressenti par M gr d’Hulst comme son successeur dès 1895 , Baudrillart n’avait pu le remplacer l’année suivante du fait de son âge . Mort prématurément, le premier recteur de l’Institut est donc remplacé par M gr Pierre-Louis Péchenard en novembre 1896 . Le rectorat lui est toutefois confié une décennie plus tard, après la nomination de M gr Péchenard à l’évêché de Soisson. Devenu le troisième recteur de l’établissement, il est successivement honoré de la prélature le 17 avril 1907 – à l’instar de M gr d’Hulst en 1881 – et fait vicaire général de Paris le 10 octobre 1908 . S’engage ainsi pour M gr Baudrillart un rectorat de trente-cinq années, qui ne prend fin qu’avec sa mort en 1942 .
Pourtant, les débuts de cette longue période de services, « si amers et si fertiles en périls », n’auraient laissé présager d’une telle durée. Dans ses Carnets, à la date du 8 mars 1917, le recteur revient sur les conditions dans lesquelles il a accédé à ses responsabilités : « Il y a dix ans aujourd’hui que Mgr Amette m’installait comme recteur ; c’était en pleine guerre de l’Église et de l’État . » Effectivement, après l’expulsion des congréganistes opérée en 1903, le gouvernement Combes continue sa politique de sécularisation. Rapidement, les rapports se dégradent avec le nouveau pape Pie X : rupture des relations diplomatiques entre la France et le Saint-Siège en 1904 ; absence de négociation autour de la loi de séparation des Églises et de l’État votée en 1905 ; et enfin, condamnation de cette dernière en représailles au travers des encyclique Vehementer nos (février 1906) et Gravissimo (août 1906) . En conséquence de cet affrontement, l’Église de France perd son patrimoine et ne reçoit plus de l’État les traitements qu’elle percevait jusque-là.
Dès lors, la situation financière de l’Institut catholique de Paris devient précaire.
D’autant plus que ses bâtiments, qui appartenaient à la mense archiépiscopale de Paris, sont confisqués . L’établissement est donc désormais contraint de louer ses propres locaux . À ce péril financier s’ajoute des délicatesses doctrinales, avec la lutte antimoderniste engagée par la papauté . M gr Baudrillart, garant de l’orthodoxie de sa maison, se doit d’observer attentivement le corps professoral. Néanmoins, sur les cinquante-six professeurs seulement cinq cas posent problèmes, dont l’abbé Félix Klein de la faculté des lettres, futur compagnon de voyage du recteur aux États-Unis en 1918 . Enfin, à toutes ces difficultés se joint celle de continuer l’activité de l’établissement à la suite de l’éclatement du premier conflit mondial.
s’engageant en trois degrés dans la Grande Guerre
Le 5 août 1914, quatre jours après avoir débuté son journal consécutivement à l’ordre de mobilisation générale, M gr Baudrillart écrit : « La journée d’hier apparaît comme très grande ; l’union de tous s’y est manifestée avec éclat et émotion. Quelle différence entre notre parti catholique et conservateur, et les républicains et les francs-maçons ! En 1870, les partis avancés avaient pour premier objectif de renverser l’Empire, dût la France en périr ! Nous, au premier appel, nous nous rangeons derrière nos pires adversaires . » Bonapartiste et antiparlementaire , adversaire du régime et de ses partisans, le recteur exprime ici l’impérieuse nécessité de défendre la patrie aux dépens des rancœurs et velléités de son camps. Car face à la guerre, les oppositions et conflits politiques qui avaient divisé la France à l’orée du siècle sont mis de coté. Août 1914 est le moment de la cohésion nationale, celui où la grande majorité des français adhère à l’« Union sacrée » appelée par Raymond Poincaré pour faire face à l’envahisseur allemand . Parmi eux, les catholiques, majoritairement soucieux de prouver leur loyauté nationale, afin de modifier la situation conflictuelle qu’ils entretiennent avec l’autorité civile depuis plus d’une décennie, délaissent – à l’instar de leur coreligionnaires allemands– la vocation universelle de leur religion pour céder à l’élan patriotique. Une réaction s’expliquant également par l’émergence des nationalismes dont avait été témoin le XIXe siècle, au cours duquel « les nations s’étaient sacralisées autant que les religions s’étaient nationalisées ». En contradiction avec la position de neutralité adoptée par la papauté, qui essaye tant bien que mal de se maintenir au-dessus de la mêlée , les clergés catholiques Français et Allemand participent eux aussi à l’effort de guerre sur tous les fronts : avant comme arrière, zones des armées comme zones des civils ; dans une logique de totalisation culturelle du conflit, qui appelle à relativiser ce traditionnel découpage dichotomique de l’espace.
Effectivement, « pour la première fois, les civils sont appelés à s’impliquer tout autant que les soldats ». Les Églises se mobilisent donc elles aussi à l’arrière, en reprenant leurs modes d’actions traditionnels : les œuvres et la parole. Deux activités qui, une fois ajustées au conflit, inclinent vers le soin et le réconfort pour la première ; l’exhortation et la légitimation de la lutte pour la seconde . La binarité de cette formulation ne doit toutefois pas laisser comprendre l’existence d’une frontière étanche entre ces deux formes d’actions. Leurs conjugaisons dans une individualité est tout à fait possible, et l’engagement de Mgr Baudrillart constitue sur ce point un parfait exemple. En effet, rapidement après le début des hostilités, le recteur – dispensé de service militaire – donne de sa personne à la fois dans l’assistance aux blessés comme dans la mobilisation intellectuelle. Toutefois, son implication dans cette dernière va sensiblement être plus importante au cours de la guerre. Au point qu’en référence à ses accomplissements en la matière, il s’accorde le qualificatif d’« humble soldat », « ser[vant] comme [son] âge [lui] permet de servir». Et c’est justement cette volonté de servir, de contribuer autant que possible à l’effort de guerre, qui va amener M gr Baudrillart à se déplacer jusqu’en Espagne en avril 1916 ; au terme d’un engagement graduel, dont l’évolution peut être appréhendée journellement au travers des Carnets. Une démarche à laquelle les quelques lignes suivantes sont dédiées.
L’entrée en guerre du recteur de l’Institut catholique de Paris (août 1914 – février 1915)
Un prompt engagement dans le soutien aux blessés
De l’été 1914 aux premiers mois de l’année 1915, M gr Baudrillart effectue une progressive entrée en guerre. Prémices de son engagement, la période est celle où ses Carnets permettent d’apprécier conjointement ses premières actions auprès des blessés, son début d’implication dans la mobilisation des esprits, et sa sensibilisation croissante à l’importance que revêt l’opinion catholique étrangère. Rentré précipitamment à Paris le 2 août, il se propose deux jours plus tard comme aumônier auprès de la Croix-Rouge . Le 11, toujours sans affectation, il accepte d’être « aumônier de l’ambulance de l’Institut à la Fondation Thiers ». Ce projet d’hôpital temporaire, financé par l’Institut de France, est mis en place par les académiciens Gabriel Hanotaux et Frédéric Masson . Ayant reçu l’approbation de l’archevêque de Paris (le cardinal Amette) , le recteur se rend à l’Association des dames françaises (ADF) – organe de la CroixRouge dont dépend alors l’administration de l’hôpital – afin d’y présenter ses services . Un mois après, le 15 septembre 1914, celui-ci procède à la bénédiction de l’ambulance située place Saint-Georges (figure 4). Après moins de quarante-cinq jours de travaux, l’hôpital est opérationnel et accueille ses premiers blessés à la date du 21 septembre : « Je suis allé deux fois à l’ambulance Thiers, et cet après-midi, j’ai vu nos premiers blessés. […] Ils tombaient de sommeil et étaient prostrés ! » Impliqué dès le départ dans sa charge d’aumônier, M gr Baudrillart laisse entrevoir dans ses Carnets son activité dans l’hôtel. Ainsi, en plus du service liturgique et l’escorte des convois jusqu’au cimetière , celle-ci recouvre également l’assistance (spirituelle comme physique) auprès des pensionnaires de l’hôpital . De fait, le recteur établit rapidement une certaine proximité avec plusieurs de ces « braves gens » (figure 5). Au total, malgré un emploi du temps alourdi par d’autres occupations au cours du conflit, il continue à assurer sa charge d’aumônier jusqu’à la fermeture de l’hôpital. Marqué par cette expérience, il en fait le bilan dans son entrée du 17 décembre 1918 : « Pour la dernière fois, je vais à l’hôpital Thiers ; […] c’est là que j’aurais prêché le plus de sermons ; c’est là aussi que j’aurai approché de plus près des hommes du peuple ; nous avons hospitalisé 998 blessés. J’en garde un souvenir ému . »
Une sensibilisation croissante à l’opinion catholique neutre
En effet, à l’image de tous les autres contre-Appels, la réplique du 19 novembre est conçue par ses auteurs comme une protestation « à la face du monde , c’est-à-dire devant « une opinion mondiale susceptible d’interférer dans le conflit ». Sont donc principalement ciblés les pays qui, militairement du moins, restent en marge de la guerre . À leur égard, la stratégie des belligérants est la suivante : susciter la bienveillance dans l’espérance tout au moins d’une alliance, tout au plus d’un engagement dans leur camp ou d’un non-engagement dans celui de l’adversaire . De fait, avant de l’être sur le plan militaire, le conflit fut mondial d’un point de vue idéologique . Un changement d’échelle qui est attesté par les considérations que Dom Chautard partage au recteur, dans lesquelles il est question de l’état d’esprit des catholiques Espagnols, Italiens, mais surtout de l’Amérique du Sud ; régions, selon l’abbé, où la catholicité est gagnée à la cause allemande. Une observation que M gr Baudrillart corrobore dans son journal avec d’autres, l’alertant similairement et avec justesse sur les dispositions du monde catholique à l’égard de la fille ainée de l’Église. Beaucoup de pays neutres reprochent effectivement à la France sa politique laïque et l’anticléricalisme de ses dirigeants . Un sentiment sur lequel s’appuie une propagande germanique organisée et méthodique , dont les offensives morales sont avantagées par une inertie française en la matière. S’impose ainsi à M gr Baudrillart, au cours du mois de novembre 1914, la nécessité de revaloriser la France auprès de l’opinion catholique non-belligérante. À cet effet, dès le 19 de ce mois, il prend avec Julien de Narfon (journaliste au Figaro) l’initiative d’une campagne de presse, visant également à « pousser [le] gouvernement [au] rétablissement des relations avec le Vatican ». Une résolution qui se voit confortée à la suite d’un voyage dans la ville éternelle, début décembre 1914, lors duquel il perçoit les tendances francophobes de la curie romaine : « […] [D]u point de vue de notre pays, j’ai trouvé beaucoup de prévention et d’injustices, […] on devrait […] se rendre mieux compte de ce que la France fait pour le catholicisme . » Aussi, le 21 décembre, le recteur dresse ses conclusions quant à l’indispensabilité d’une ambassade française près du Saint-Siège, afin d’y contrer les bonnes volontés germanophiles : « […] [C]ette question d’opinion est très grave : du centre (sous entendu romain) répercussion dans le monde entier sur l’opinion catholique. Il est criminel en un tel temps de la part du gouvernement de ne pas se faire représenter, car c’est l’intérêt national qui est en jeu».
Cependant, à cet impératif, nul écho favorable ne parvient au recteur à l’orée de l’année 1915.
La période est néanmoins celle où le Quai d’Orsay saisit l’urgence d’une réplique dans les pays neutres. C’est dans ce contexte que M gr Baudrillart s’engage plus profondément dans le conflit, en s’initiant à une nouvelle carrière : celle de propagandiste.
Mgr Baudrillart, protagoniste à l’ère de l’éveil propagandiste (février 1915 – avril 1916)
Une difficultueuse entreprise confiée par le Quai d’Orsay : le CCPFE
Jusqu’en 1915 et le début de la guerre de position, l’opinion générale s’accroche à l’espoir d’une guerre courte . Une illusion dans laquelle n’était pas tombé le recteur qui, frappé par l’ampleur des masses mobilisées pour le front, notait le 7 août 1914 : « On paraît croire [que la guerre] sera longue ; et de fait, l’enjeu est si grand que tous combattront jusqu’à la dernière extrémité ! » Si M gr Baudrillart a su prédire avec acuité l’enlisement du conflit, il ne pouvait prévoir le rôle que celui-ci allait lui confier. En effet, l’embourbement marque, pour les pays coalisés, une priorisation de l’entrée en guerre de nouveaux alliés . Dans cette logique, l’encadrement de l’opinion non-belligérante se voit assigner un rôle croissant . Le Ministère des Affaires Étrangères (MAE) saisit à cette occasion l’intérêt de revaloriser l’image de la France auprès des pays neutres attachés au catholicisme, tel que l’Espagne, le Portugal, l’Irlande, l’Italie, les États d’Amérique du Sud, etc . Néanmoins, le ministère est pris au dépourvu. Son administration, déjà débordée, est trop lourde pour effectuer une riposte à la fois rapide et efficace . Il n’a donc guère d’autres choix que de soutenir les initiatives privées ayant déjà l’expérience de l’étranger, ou alors – dans certains cas – d’en susciter. C’est justement de cette dernière option que découle le Comité catholique de propagande française à l’étranger (CCPFE). Orchestré par le recteur dès sa création, cet organe de contre-propagande a pour finalité d’effacer au mieux la gallophobie des pays énumérées ci-haut. Les Carnets, témoignage de l’action de leur auteur, sont inévitablement une source de premier plan sur ce Comité, dont l’histoire a déjà été plusieurs fois formulée . La présente étape de cette étude se concentre – en conséquence – sur l’action de M gr Baudrillart et les retours consécutifs qu’elle a engendrés, de la constitution du Comité jusqu’au voyage transpyrénéen de 1916, période où le recteur s’investit pleinement dans la lutte d’influence propagandiste depuis la capitale, et qui correspond à la deuxième étape de son engagement graduel.
Il faut cependant revenir au début de cette entreprise. Conceptualisée dès novembre 1914, elle ne prend véritablement forme que le 4 février 1915, lorsque Paul Claudel – diplomate et familier du recteur– se rend rue Vaugirard à la demande du Quai d’Orsay, pour entretenir l’ecclésiastique d’un plan de reconquête du monde catholique non-belligérant : « Le ministère veut faire les frais de deux publications, l’une populaire en image, l’autre destinée à un public plus instruit et contenant quelques documents. […] On veut qu’[elles] paraisse[nt] au nom d’un Comité catholique (évêques et laïques). » L’idée est ainsi, dans un souci d’efficacité, de départir ces ouvrages de leur origine officielle, en attribuant leurs élaborations à des catholiques « notoires et irréprochables pour leur orthodoxie ». M gr Baudrillart, prédisposé depuis novembre 1914 à une telle requête, accepte immédiatement et sans conditions. Dès lors, les Carnets démontrent l’investissement de leur auteur dans l’activité dudit Comité. Pour commencer, il se charge du recrutement des membres (figure 6).
Un engagement en contradiction avec la position du Vatican
En revanche, les actes du recteur le mettaient en contradiction avec la ligne prônée par Benoît XV qui, dans la continuité de Pie X († 20 août 1914), avait adopté une position à la fois impartiale et pacificatrice face au conflit . Pour les belligérants, quasi-unanimement persuadés de défendre la Civilisation contre la Barbarie adverse, l’attitude du pape était incompréhensible . M gr Baudrillart, lui-même régulièrement désappointé par les décisions du Saint-Siège, avait déjà adhéré à cette opinion au moment d’accepter – le 4 février 1915 – la proposition de P. Claudel . Il contrastait ainsi avec la volonté pontificale de maintenir le clergé, en prévention d’un schisme, dans sa « mission spirituelle et en dehors de toute compromission politique ». Aussi, il n’est pas étonnant que le Vatican ait tôt fait de tempérer la propagande du Comité. Une tâche à laquelle est missionné, vers la mi-mars, M gr Tiberghien (camérier secret) « envoyé de Rome, selon le recteur, pour mettre dans les roues de [La Guerre allemande et le catholicisme] quelques bâtons ». La publication est donc largement édulcorée à coups de concessions , et les tensions avec la hiérarchie semblent consécutivement s’apaiser : « Pour notre propagande française, on ne nous en veut pas, mais on ne nous approuve pas . » Cependant, au début du mois de septembre, M gr Baudrillart reçoit du cardinal secrétaire d’État Gasparri une invitation à venir au Vatican pour causer « d’une affaire grave ». Instinctivement, le recteur pense à une « demande d’explication plus ou moins agréable ». Préoccupé par cette perspective, il prépare en conséquence sa défense : « On laisse entendre à Rome et on affirme en Allemagne que nous mettons la patrie au-dessus de la religion ; la vérité est que, tout en travaillant pour notre patrie, nous travaillons du même coup à ysauver la religion . » Une justification à l’optique strictement national qui, une fois arrivé dans la ville éternelle, ne lui est d’aucune nécessité. Effectivement, lors de son entretien avec le secrétaire d’État (10 septembre 1915), il n’est nullement question de reproches, « mais d’une mission de confiance ». L’affaire, déjà bien étudiée , est la suivante : le recteur est chargé « de savoir si le gouvernement français accepterait des ouvertures en faveur de la paix, si une démarche du Saint-Siège serait opportune et en quels termes la formuler ». Elle s’inscrivait, par ailleurs, dans les négociations secrètes entreprises par le Saint-Siège depuis le printemps 1915 . Malgré lui, M gr Baudrillart se retrouve ainsi paradoxalement à œuvrer pour la paix tout en incitant à la guerre via son Comité. Car, en dépit de ses réticences à tout compromis, le recteur s’emploie dès son retour dans la capitale française à prendre contact avec diverses personnalités, auprès desquelles il n’obtient néanmoins que des réponses négatives.
MISE EN MOTS D’UNE INTERACTION
Défense morale de la patrie oblige, M gr Baudrillart se rend en Espagne le 16 avril 1916 accompagné de son fidèle journal. Trois mille quatre cent douze lignes et une quarantaine de jours plus tard , tous deux étaient de retour, à Paris, augmentés d’une expérience viatique qui, vécue par le premier, s’était retrouvée exprimée dans le second. Ainsi, figé sous la forme du récit brut de la quotidienneté, la mission du recteur comme l’itinérance qu’elle suppose, deviennent saisissables dans le détail. De fait, bien plus qu’une relation de terres traversées, les Carnets sont les dépositaires de l’interaction entre leur auteur et son voyage.
Dans la présente étape de cette étude, il sera donc question de démontrer ces affirmations en examinant, d’une part, l’action de M gr Baudrillart durant sa mission et, d’autre part, l’action dudit voyage sur celui-ci ainsi que sa pratique diaristique ; le tout au gré de cette dernière.
Panorama d’une expédition propagandiste
« Vaste paysage que l’on découvre d’une hauteur, que l’on peut contempler de tous côtés . » Voilà une impression à laquelle le lecteur des Carnets peut se dire habitué, si tant est que la notion de paysage ait été prise en son sens figuré. Car, comme précédemment expliqué, la production scripturale de M gr Baudrillart se caractérise essentiellement par le rapport quotidien de ses activités et impressions, et cela en temps sédentaire mais aussi nomade. La pratique journalière du recteur, du simple fait de sa continuité, constitue conséquemment un panorama de son action sur le sol espagnol. Il convient donc de l’exploiter à ce titre. Ce faisant, avant d’étudier les buts de cette mission et – par suite – sa nature, il est nécessaire d’en établir le récit.
Récit d’une tournée transpyrénéenne
Parti en train le 16 avril, M gr Baudrillart arrive le lendemain à Hendaye. Il y rencontre M. Milliard, président du comité de Saint-Sébastien et « directeur du Comptoir d’escompte » de cette ville ; vers laquelle ils se dirigent afin de fixer une conférence pour son retour . Après quoi, il termine sa journée à Vitoria. Le 18, ayant pris en compte les insistances de Milliard, le recteur rend visite à l’évêque du diocèse (M gr Prudencio Melo y Alcade), lequel « se montre tout à fait bienveillant » à son égard : « […] Non seulement il autorise le sermon à Saint-Sébastien, mais il promet, bien qu’en tournée pastorale, de tout faire pour présider la cérémonie . » Son entrevue terminée, le recteur quitte Vitoria par le train et arrive, au terme d’un voyage d’une dizaine d’heures, à la gare de Madrid. L’attendent Fernand Fourcade (Industriel) ainsi que Pierre Paris, directeur de l’Institut français de Madrid (avec Ernest Mérimée) et ancien camarade normalien du recteur.
À la demande de l’ambassadeur L. Geoffray, avec lequel il s’entretient le mercredi 19 avril, M gr Baudrillart reste dans la capitale une semaine. En effet, vraisemblablement, l’étape madrilène de son périple ne devait initialement se limiter qu’aux dates pour lesquelles il s’était engagé à prendre la parole en mars. C’est-à-dire à l’Institut français le mercredi Saint (19 avril) où, devant « nombre de notabilités espagnoles et étrangères », il donne une conférence portant sur « l’éveil patriotique de la jeunesse française avant l’appel aux armes ». Puis comme convenu, les 21 et 23 avril (le Vendredi Saint et le jour de Pâques), il prêche dans la chapelle de l’Œuvre de Saint-Louis-des-Français , devant un « superbe [auditoire], quoique forcément peu nombreux, la chapelle étant très petite » (figure 7). Sont donc essentiellement présents quelques personnages éminents : « [L’] ambassadeur, le consul de France, le président de la chambre de commerce, les directeurs de l’Institut Français, MM. Mérimée et Paris, [le supérieur de la Mission Espagnole à Paris,] Don Gabriel [Palmer] etc . » Toutefois, seul le propos de la dernière intervention, « la résurrection de l’Église », est indiqué dans les Carnets.
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Table des matières
INTRODUCTION
PARTIE I. UN DOUBLE ENGAGEMENT ENGENDRÉ PAR LA GUERRE
Chapitre I. Les Carnets : pratiques, origines et fonctions (1914-1918)
I- Une pratique scripturale multiforme et continue
II- Une écriture journalière au service de l’histoire et de soi-même ?
Chapitre II. Inventaire de l’engagement progressif d’un clerc
I- Mgr Baudrillart : un clerc influent
II- … s’engageant en trois degrés dans la Grande Guerre
PARTIE II. MISE EN MOTS D’UNE INTERACTION
Chapitre III. Panorama d’une expédition propagandiste
I- Récit d’une tournée transpyrénéenne
II- Trente-neuf jours pour réhabiliter la France ?
III- Une « mission officielle » ?
Chapitre IV. L’empreinte d’une expérience itinérante
I- Les Carnets face au voyage : un recueil de pratiques et d’impressions
II- … objet d’acclimatation ?
CONCLUSION
ANNEXES
Annexe 1
Annexe 2
Annexe 3
Annexe 4
SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE
LISTE DES ACRONYMES, SIGLES ET ABRÉVIATIONS
REMERCIEMENTS
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