Qu’est-ce que le « gut feeling » ?
Littéralement, en traduction brute, cela signifie « sentiment viscéral ». Il s’agit d’une prise en compte d’un sentiment diagnostique conscient dans des décisions thérapeutiques sur une situation clinique. Deux types de gut feeling ont été décrit :
– le sens de l’alarme ressenti comme un malaise, une inquiétude d’un résultat défavorable possible même s’il n’y a pas d’indication précise, activant un processus de diagnostic amenant à envisager des hypothèses diagnostiques et de prise en charge.
– le sens de réassurance est défini comme un sentiment de sécurité ressenti quant à l’évolution des symptômes du patient. La conduite à tenir envisagée est confirmée et ce même en l’absence d’élément orientant vers un diagnostic particulier.
L’appendicite aigue
L’appendicite aigüe est l’urgence chirurgicale la plus fréquente. Elle représente 30% des indications chirurgicales digestives en France. L’incidence de l’appendicectomie en France en 2009 est de 1,39/1000 habitants (3)(4). Elle touche majoritairement une population entre 20 et 30 ans. L’appendicite est relativement rare chez l’enfant de moins de 3 ans ainsi que chez les plus de 60 ans. Ces 2 catégories de population sont plus touchées par des complications. Il y a 70 à 80 % de perforation chez le jeune enfant et 30% chez le sujet âgé (5). La mortalité est plus élevée aux âges extrêmes de la vie. La péritonite généralisée liée à une perforation appendiculaire est le principal risque d’une appendicite. La mortalité est 10 à 50 fois plus élevée s’il y a une perforation appendiculaire. La précocité du diagnostic et du traitement a un impact majeur sur le pronostic. La prise en charge diagnostique en France recommandée par la HAS (6) est décrite sous cette forme : devant un syndrome typique associant hyperthermie, hyperleucocytose > 10*10^9 c/l, défense en fosse iliaque droite et crp>8 mg/L, une intervention chirurgicale est programmée après une échographie pelvienne éventuelle chez la femme pour éliminer une affection des annexes (Annexe 1). A l’inverse, s’il n’y a pas d’hyperthermie, pas d’hyperleucocytose, pas de défense de fosse iliaque droite et pas d’élévation de la CRP, le diagnostic est écarté. Si le syndrome appendiculaire est incomplet ou douteux on réalise soit un scanner ou une échographie, soit on garde le patient en observation pendant 24h (7). Certaines formes liées à des variantes anatomiques sont plus difficiles à diagnostiquer (8)(9). Cette difficulté peut être liée à la position anatomique. Par exemple une appendicite de forme retro caecale va retrouver des signes lombaires couplés à un examen urinaire normal, une forme sous hépatique mimant une cholécystite ou encore méso cœliaque donnant une occlusion fébrile… Ou peut être liée à l’influence circonstancielle avec par exemple la diminution des symptômes ressentis et exprimés par une prise concomitante d’antibiotique ou d’antalgique. Diagnostiquer une appendicite aigüe est un acte complexe du fait d’une sémiologie polymorphe. Le but de cette étude était d’évaluer le rôle du sens de l’alarme dans le diagnostic de l’appendicite aigüe.
Le recrutement des médecins participants a été réalisé par méthode boule de neige en respectant le principe de variation maximale, jusqu’à saturation des données. La population devait être qualitativement représentative de la population médicale susceptible de diagnostiquer une appendicite aigue et garantir une variation maximale au sein de l’échantillon. Les médecins ont été sollicités sur les terrains de stage et parmi l’entourage de l’interne interviewer, après présentation du sujet de la thèse.
Un entretien individuel semi-directif a été réalisé avec chaque médecin participant. Chaque entretien a été enregistré à l’aide d’un dictaphone, puis retranscrit verbatim. Les entretiens ont été réalisés à l’hôpital sur un temps de repos et au domicile de l’interviewer.
Le guide d’entretien a été élaboré à partir d’une étude similaire concernant l’embolie pulmonaire réalisée en 2014 (10). L’objectif était que les médecins participants se remémorent un cas passé de diagnostic d’appendicite aigue. Des questions ouvertes leur étaient posées dans un premier temps. Puis des relances pour préciser leur propos et développer sur les signes cliniques. Cette méthode a été choisie pour explorer l’expérience personnelle de chacun et non celle du groupe dans son ensemble. Elle a été menée dans une perspective phénoménologique afin de décrire, à partir des données, la manière dont les médecins ont effectué le processus diagnostique d’une appendicite.
Les entretiens ont été effectuées auprès de différents acteurs de soins primaires d’âge et de genre différents : urgentistes, pédiatres, médecins généralistes, travaillant dans le milieu hospitalier, en ville ou en milieu rural. Ils ont apporté un regard différent ou abordé des situations cliniques d’une autre façon et renforcer ainsi l’étude. Néanmoins il y a une plus grande proportion de pédiatres amenant ainsi une étude plutôt à prévalence pédiatrique. Les entretiens se sont déroulés dans un endroit calme sans limitation de durée créant ainsi une ambiance d’interview propice. Je connaissais à titre personnel certains des médecins interrogés. La plupart ont fait partie de mes maitres de stage permettant ainsi d’avoir une discussion et un retour d’expérience plus libérés. Même s’ils n’ont pas eu accès au questionnaire, ils connaissaient le sujet de ma thèse avant le début de l’interview amenant ainsi un temps de remémoration et de réflexion antérieures. Les données sont basées sur des expériences personnelles et non des opinions générales.
Un des élément mis en avant était notamment l’attitude du patient ou sa présentation. Une douleur abdominale suivi d’un changement par rapport à un état antérieur connu ou décrit par l’entourage faisait penser à une douleur sourde évolutive et ainsi craindre l’appendicite. Le sentiment d’alarme ressenti amène à réfléchir sur sa pratique, à moduler sa façon de prendre en charge ou d’agir. Le praticien sort de sa routine et examine le patient en pratiquant une sémiologie différente de celle qu’il a apprise. Dans les entretiens, plusieurs signes ont été évoqués, différents des signes cardinaux habituellement décrit pour l’appendicite :
– La verticalisation avec le saut sur un pied permettait d’évaluer de manière indirecte la douleur abdominale,
– Le jeu avec l’enfant en lui palpant le ventre afin de voir si celui-ci ôte la main de l’examinateur en regard de la FID.
– La préoccupation des parents.
Ce qui en soit est en corrélation avec de précédentes études sur l’utilisation du sens de l’alarme en médecine primaire et l’utilisation de l’intuition par les médecins généraliste (11). Il a déjà été décrit comme primordial dans la suspicion d’une embolie pulmonaire (10). L’absence d’orientation diagnostique autre que l’embolie pulmonaire, un sentiment d’alarme, un changement d’état du patient associé pour certains à un échec antérieur de diagnostic d’embolie pulmonaire étaient les 4 éléments qui avaient orienté les médecins interrogés vers le diagnostic d’EP.
Van Den Bruel et al. ont montré l’importance du sens de l’alarme en soins primaires pour détecter des infections graves chez l’ enfants (12). Ils ont notamment montré que ce ressenti était primordial pour la précocité de la prise en charge. La perception que quelque chose cloche malgré une évaluation clinique satisfaisante augmentait considérablement le risque de maladie grave avec un rapport de probabilité de 25,5 [IC95 = 7.9 – 82.0] (12). Dans l’étude de Granier et al. l’apparition d’un purpura n’était présente que chez la moitié des enfants atteints de méningite fulminante. Les praticiens de soins primaires utilisaient une sémiologie différente adaptée à leur terrain plutôt que la sémiologie hospitalière. Un comportement léthargique de l’enfant, l’absence de contact visuel, le degré d’anxiété des parents et le comportement inhabituel de l’enfant étaient les signes cliniques qu’ils avaient utilisés pour suspecter une méningite (13). Ce même schéma est présent pour la coronaropathie et la douleur thoracique où la suspicion de la pathologie est principalement déterminée par son évocation sémiologique associé à un changement soudain de l’état du patient (14).
Pour le diagnostic d’appendicite aigüe, le sentiment d’alarme est également utile en prévention de l’erreur. Les praticiens interrogés ne s’étaient pas arrêtés à des critères diagnostiques négatifs : ils avaient poursuivi les explorations ou avaient convoqué le patient pour une réévaluation clinique. Certains médecins interrogés ont ainsi pu poser le diagnostic d’appendicite sur des formes ne répondant pas aux critères cardinaux.
Quelle est la valeur diagnostique des 3 signes cliniques décrits par les participants ? Il serait intéressant d’étudier les sensibilité, spécificité, valeur prédictive positive et négative de la verticalisation avec le saut sur un pied, si l’enfant ôte la main de l’examinateur en regard de la FID lors de la palpation abdominale, associés à une rupture vis-à-vis de l’état antérieur du patient et la préoccupation des parents. Les médecins de soins primaires font face à des pathologies à un stade précoce, avec des signes cliniques aspécifiques. Bien souvent les signes cardinaux tels qu’ils ont été appris sont peu utiles à ce stade indifférencié (15). La question de l’enseignement de la sémiologie en terrain de stage en soins primaires se pose : le sens de l’alarme peut fournir un modèle aux étudiants pour quitter leur routine théorique et chercher d’autres symptômes, moins caractéristiques de ceux qu’ils ont appris en secteur hospitalier.
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Table des matières
1. Introduction
2. Méthode
Recrutement des médecins participants
Guide d’entretien
Analyse
3. Résultats
Participants
Analyse
Processus diagnostique
Investigations complémentaires/demande d’expertise
L’analyse de la situation
Un sentiment écouté
4. Discussion
Principaux résultats
Forces et faiblesses de l’étude
Comparaison avec la littérature existante
5. Conclusion
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