Il y a un exercice que je fais souvent dans des ateliers et que je recommande : prendre une transcription d’un enregistrement existant (un discours politique, une publicité, ou un message de répondeur) et la donner à un acteur qui n’a pas écouté l’enregistrement d’origine et qui le travaille comme une scène de théâtre. Une fois qu’il a travaillé et qu’il est content de sa scène, vous lui faites écouter l’original. Il y a toujours un moment de révélation qui est très beau : se rendre compte que la réalité est toujours plus incroyable que ce qu’on peut produire artificiellement.
Lors d’une conférence menée en 2018 au Théâtre de la Cité Internationale dans le cadre du premier colloque de l’EASTAP (European Association for the Studies of Theatre And Performance), Joris Lacoste revient sur un constat qu’il a fait onze ans plus tôt : la parole est plus riche dans la rue que sur un plateau de théâtre. Mise en représentation, elle a recours à des formes moins variées et spectaculaires que celles qui naissent spontanément. Ce constat pourrait être un point final : l’auteur et metteur en scène quitterait l’artificialité de l’art pour se tourner vers une réalité plus riche. Ce n’est pas le cas. C’est au contraire un point de départ.
Fort de cette observation, Joris Lacoste décide en effet de créer avec toute la richesse de l’oralité. Il lance en 2007 aux Laboratoires d’Aubervilliers – dont il est alors le codirecteur avec Yvane Chapuis –, un projet qui mêle découverte de la parole spontanée et production d’une œuvre artistique : l’Encyclopédie de la parole.
Lacoste réunit alors « des personnes différentes qui ont une propension à avoir des collections de sons (des gens qui collectionnent des poèmes sonores, d’autres comme [lui] plutôt la parole quotidienne, ou des discours politiques) de les faire se rencontrer ». Le groupe rassemble alors des personnes aux origines très diverses : Jérôme Mauche, écrivain, Nicolas Rollet, maître de conférences en analyse conversationnelle, et Frédéric Danos, artiste évoluant dans des domaines variés (cinéma, écriture, danse, notamment). Les deux derniers en sont toujours des membres actifs , au même titre qu’Élise Simonet, qui les a rejoints en 2013 pour la création de Suite n°1. Si c’est Joris Lacoste – parce qu’il est à la tête de l’institution où le projet à vu le jour – qui initie cette entreprise, et que c’est à lui – parce qu’il signe la majorité des œuvres – que l’on attribue souvent le projet, celui-ci est toutefois mené de manière collective :
L’Encyclopédie de la parole n’est pas une compagnie. L’Encyclopédie rassemble des gens qui travaillent ensemble, mais ce n’est pas une institution en tant que telle. C’est vrai que pour les affaires administratives, les demandes de subventions, etc. il existe une structure qui recoupe celle d’une compagnie, mais du point de vue du travail artistique, ce n’est pas le cas. Il n’y a pas d’obligation qui nous lie, pas de hiérarchie – ce que Joris a d’ailleurs du mal à faire entendre à la presse qui le voit comme le directeur de cette entreprise. Les gens vont et viennent, montent des projets selon leurs envies. En tant que membre de l’Encyclopédie je participe à l’augmentation, l’entretien et la publication de la Collection, aux ouvertures, à certains spectacles. La place que j’occupe est la même que celle des autres : je participe à la vie de l’Encyclopédie au sens où je prends part aux discussions sur l’entrée des documents dans la Collection ou les différents projets.
La structure de compagnie qu’il évoque est Échelle 1:1, une association loi 1901 qui « porte les projets de Joris [Lacoste] (comme mentionné dans les statuts), [et qui,] dans la mesure où il est directeur artistique de l’Encyclopédie, […] gère aussi les productions qui ne sont pas directement de lui, comme L’Encyclopédiste, par exemple ». Cette structure semble pourtant n’être qu’une réalité administrative puisque les autres projets de Joris Lacoste sont relégués au second plan depuis plusieurs années.
Par ailleurs, si Danos insiste ici pour préférer le terme de collectif à celui de compagnie, ce n’est pas pour rien. Il y a bien sûr une visée politique : penser l’Encyclopédie comme un lieu égalitaire et non pas hiérarchique, mettre en avant le projet plutôt que quelques individus. Peut-être est-ce aussi un message interne visant à rappeler la place que chacun∙e occupe dans le groupe. Au-delà cependant de ces idées qui peuvent accompagner la notion de collectif (au demeurant assez à la mode dans le paysage théâtral actuel, et ce depuis plusieurs années), et sans chercher à savoir s’il ne s’agit là que d’un propos de façade, cette conception de l’Encyclopédie revendiquée par Frédéric Danos n’est pas anodine. Elle n’est en effet pas sans rappeler ce qui constitue un des deux pôles majeurs de son activité artistique.
Les deux ambitions de l’Encyclopédie (pour rappel : l’écoute et l’archivage de la parole d’une part, et la création artistique d’autre part) sont, de fait, matérialisées par deux axes distincts.
Éponymie oblige, évoquons tout d’abord le travail de découverte : l’Encyclopédie crée une encyclopédie où sont rassemblés des enregistrements de paroles glanées dans la rue, dans le métro, sur Internet, dans le cadre privé, à la radio, dans des films, etc. Ces enregistrements sont classés par entrées en fonction des phénomènes sonores qu’ils illustrent. La base de données compte à ce jour vingt entrées (« Alternances », « Cadences », « Choralités », « Combinaisons », «Compressions », « Emphases », « Espacements », « Focalisations », «Indexations», « Mélodies », « Plis », « Ponctuations », « Projections », «Répétitions», « Résidus », « Responsabilités », « Saturations », « Séries », «Sympathies », et « Timbres »). Chaque entrée est définie, augmentée d’une notice explicative et pourvue d’un index qui recense les enregistrements qui lui sont affiliés. Dans le millier d’enregistrements que totalise la Collection, une trentaine de langues sont représentées, avec, certes, une prédominance du français d’abord et de l’anglais ensuite. On comprend ici le choix du terme collectif : comme l’Encyclopédie est une entreprise artistique autour de laquelle gravite une galaxie de membres, la base de données rassemble une galaxie de paroles. À l’éponymie s’ajoute cette correspondance entre l’organisation du groupe et la forme que prend son travail, doublée de la consonance entre collectif et Collection. L’Encyclopédie se confond presque avec ce qu’elle « appelle son travail de fond» et qui constitue son ADN.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE PREMIER – FAIRE ENTENDRE LA PAROLE
I. UNE PAROLE SPECIFIQUE
A. Un phénomène sonore
B. Une définition de la parole née du phénomène sonore
C. Élever la parole au rang d’art
II. LA MATIERE PREMIERE DES SPECTACLES
A. Une œuvre-matériau
B. Faire œuvre d’une œuvre : une démarche de création théâtrale
C. Une œuvre-minerai dans laquelle l’Encyclopédie vient creuser
III. LA QUESTION DU RAPPORT SON/SENS
A. Revaloriser la forme
B. Composer avec l’irréductibilité de l’énoncé
C. Le signifiant significatif
CHAPITRE DEUX – RENOUVELER LES FORMES SPECTACULAIRES
I. L’APPEL DE LA MUSIQUE
A. Une porte vers la forme sonore
B. Une composition musicale
C. Vers des spectacles musicaux ?
II. LE QUESTIONNEMENT DE LA NOTION DE PERFORMANCE
A. Un acte de mise en scène théâtrale
B. Une dramaturgie de la parole
C. Parole et performance
III. LA POSITION DES INTERPRETES
A. Un statut qui évolue
B. Quelle place pour l’interprétation ?
C. Une performance virtuose
CHAPITRE TROIS – ALLER VERS L’ABSOLU
I. CE NE SONT PAS DES PRINCIPES ABSOLUS
A. La forme pour la forme
B. La forme contre la forme
C. Un formalisme non absolu
II. QUELLE PLACE POUR LE PUBLIC DANS LA RADICALITE ?
A. Des spectacles opaques ?
B. Un public central
C. Un processus progressif : vers le théâtre de parole absolu
III. VERS UN AUTRE MOMENT DE PAROLE
A. L’aboutissement de la tétralogie
B. Ce n’est pas du théâtre de parole absolu
C. Questionner absolument la parole par le théâtre
CONCLUSION
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