Une science des signes cliniques
Il n’est pas anodin d’observer que le terme anamnèse, utilisé comme synonyme d’histoire de la maladie, est issu du grec αναμνησις et signifie rappeler à la mémoire, ou se souvenir. Faire anamnèse, ce serait faire émerger ou ramener à la surface des symptômes que le patient a occultés ou peut-être omis. Il s’agirait donc d’une forme de maïeutique, un processus permettant de faire resurgir des manifestations du corps que le patient ne peut seul exprimer. Sont ainsi attribués à Hippocrate, père de la médecine occidentale, les premiers signes cliniques. Le médecin antique, en entrant dans la chambre de son patient, reconnaît le faciès hippocratique : le teint est cireux, le nez pincé, les yeux enfoncés annonçant une mort prochaine. De même, l’hippocratisme digital associant des doigts en baguettes de tambour et des ongles en verre de montre signe une insuffisance respiratoire ou hépatique dont le mécanisme reste à déterminer. L’expérience du médecin hippocratique, sa connaissance de l’évolution des maladies lui permettent, au premier coup d’œil, de poser le diagnostic et d’en déduire les conséquences funestes ou de rassurer le malade et son entourage. Une science des signes cliniques se développe au cours des siècles et résume longtemps la totalité de la pratique médicale. Le clinicien reconnaît les symptômes dans le discours du patient, les unit aux signes révélés par l’examen clinique. Puis il regroupe ces éléments dans un syndrome qui, associé à une origine ou étiologie, définit la maladie. Par exemple, le syndrome grippal associant courbatures, douleurs articulaires, fièvre et altération de l’état général est bien un syndrome puisqu’il n’est pas spécifique d’une affection. La grippe est une maladie qui regroupe un syndrome grippal associé à la mise en évidence (facultative) de l’agent infectieux spécifique. Le terme de sémiologie apparait dans la première édition du Littré, comme « Terme de médecine. Partie de la médecine qui traite des signes des maladies». Cette définition nous renseigne sur plusieurs points. La sémiologie est déjà plus qu’un terme de l’art, il s’agit d’une science, à classer au même rang que la physiologie ou l’anatomie. Elle possède un objet d’étude, une portion du réel qui justifie son existence : les symptômes de la personne malade, le témoignage laissé par la maladie. Comme toute science, elle doit s’appuyer sur des méthodes objectives et reproductibles. C’est l’observation médicale et la rigueur du clinicien qui sont garants de l’objectivité sémiologique. La science clinique porte cependant une différence notable avec les disciplines plus fondamentales : elle porte directement sur une activité concrète, le diagnostic. Littré, lui-même médecin, semble vouloir accorder l’exclusivité du terme à la médecine. Il éclipse ainsi un terme moins spécifique mais alors synonyme : la sémiotique. Celui-ci est d’un usage beaucoup plus ancien puisqu’on la trouve sous la plume d’Ambroise Paré. Mais le terme n’est pas si spécifique. Littré nous rapporte un autre sens, la sémiotique est aussi l’« art de faire manœuvrer les troupes en leur indiquant les mouvements par signes et non avec la voix ». La parenté de ces deux sens est intéressante : il s’agit de faire parler des signes avec un mode d’expression inhabituel. En médecine faire dire au corps ce que le malade est incapable d’exprimer, dans l’art de la guerre, utiliser un moyen de communication non verbale dans un probable souci de discrétion. Cette proximité linguistique entre sémiologie et sémiotique pourrait-elle déjà indiquer que la maladie est un langage et que les signes en seraient les mots ? Le Dictionnaire de Trévoux – qui ignore le terme de sémiologie – rapporte un synonyme classique de sémiotique : « l’indicative14 ». Il s’agirait donc d’une analyse de signes ou de phénomènes connus ou inconnus du sujet malade lui-même en tant qu’ils sont témoins d’une vérité sous-jacente : la maladie. Faut-il voir dans l’abandon progressif du terme « sémiotique » au profit de « sémiologie » une volonté d’objectivation de la clinique ?
Des signes objectifs et des symptômes subjectifs
Il nous semble important d’exposer une dernière notion de sémiologie : la distinction entre signe et symptôme. L’anamnèse du patient relève ses différentes plaintes : une fatigue, un essoufflement, une fièvre, une douleur des lombes qui sont autant de signes fonctionnels, (ou symptômes). L’examen clinique mettra lui en évidence des signes cliniques : une papule érythémateuse, ortiée, fugace et migratrice évocatrice d’urticaire, des râles pulmonaires crépitants secs, évocateurs d’une fibrose. Il arrive que le même phénomène change de statut en changeant de locuteur : l’état fébrile rapporté par le malade, alors signe fonctionnel, devient hyperthermie s’il est objectivé par le médecin, la fatigue devient asthénie, la douleur des lombes gauche devient signe de Giordano, évocateur d’une infection rénale. Comment se faitil que le même phénomène perçu par des observateurs différents devienne tour à tour subjectif puis objectif ? Foucault, dans Naissance de la Clinique est sensible à cette différence : « Les symptômes laissent transparaître la figure invariable, un peu en retrait, visible et invisible de la maladie » alors que « le signe annonce […], le signe indique le plus loin, l’en-dessous, le plus-tard». Ou, pour reprendre les termes de Galien, le signe est pronostique, diagnostique ou thérapeutique. Existerait-il une différence de statut dans les manifestations de la maladie, les unes restant vagues et subjectives, les autres claires et objectives ? Ou bien une différence de degré ? Le signe serait alors une manifestation plus aboutie, plus raffinée de la maladie. L’acte diagnostique permet donc une objectivation de la souffrance du malade par le clinicien. Cette appréhension de la méthode clinique par Foucault revêt à nos yeux deux caractéristiques majeures. Premièrement, elle reconnaît au clinicien une capacité de normalisation : l’homme de l’art est capable d’extraire du discours du patient les éléments revêtus d’une pertinence pathologique (le fait qu’un malade ait une répugnance pour les aliments rouges est rarement pertinent, un dégoût pour la viande peut en revanche révéler une affection pancréatique), d’en pondérer la significativité (le livédo à petites mailles isolé est inconstamment pathologique) mais également de standardiser la plainte du patient sous la forme d’un signe prototypique (tel malade décrit un flou visuel dans le regard latéral associé à des saccades du globe oculaire, il s’agit d’un nystagmus). La capacité du clinicien à se remémorer ses observations passées et à les comparer à la perception présente lui permet d’objectiver le symptôme : « Le symptôme devient donc signe sous un regard sensible à la différence, à la simultanéité ou la succession, et à la fréquence. ». Cet acte est complexe et rend hommage à la capacité rationnelle de l’être humain. L’exercice du jugement clinique, par un être humain sur un autre être humain, est donc susceptible d’objectivité sans recours à des méthodes extérieures de mesures (dosage sanguin, réalisation d’un examen radiologique). Autrement dit, le clinicien est capable, en s’appuyant sur sa propre perception des phénomènes morbides (les symptômes) de discerner une vérité sous-jacente (la maladie) qui lui est pourtant voilée. Deuxièmement, pour Foucault, si le signe est revêtu d’objectivité, c’est parce qu’il traduit le langage naturel de la maladie : «la pensée clinique ne fait que transposer, dans le vocabulaire plus laconique et souvent plus confus de la pratique, une configuration conceptuelle», le symptôme étant alors une « forme initiale de langage ; il est la maladie à l’état manifeste ». Il existerait donc une langue de la maladie dont les mots seraient les symptômes. Suffirait-il alors au médecin de parler le même langage que la maladie pour comprendre le patient ? Oui, car pour le philosophe, cette pathoglossie rendrait le clinicien apte à lire clairement dans l’obscurité de la maladie : « Enfin, à l’horizon de l’expérience clinique, se dessine la possibilité d’une lecture exhaustive sans obscurité ni résidu […] : toutes les manifestations pathologiques parleraient un langage clair et ordonné . » La sémiologie adopte donc un statut épistémique flou. On lui concède une capacité d’objectivation de la plainte du malade, une évocation verbale et standardisée de la maladie. Mais elle reste, en dépit de l’enthousiasme de Foucault, imprécise et incapable d’une dénomination exhaustive et infaillible de la maladie. Malgré sa prétention de scientificité, elle ne peut rester que propédeutique à l’exercice du diagnostic.
La pathologie au secours de la clinique
L’histoire de la médecine n’a pas été imperméable au progrès de la chimie et de la physique. Cette volonté d’objectivité attachée aux sciences dures ne pouvait-elle pas être également prêtée à la clinique médicale ? Autrement dit, comment passer d’une médecine empirique à une médecine scientifique ? En quoi le symptôme est-il le reflet d’une vérité organique ? Ce sont les progrès de l’anatomo-pathologie, c’est-à-dire l’étude anatomique des organes lésés par la maladie, à la fin du XVIIIème siècle et au début du XIXème, qui permettront d’asseoir la scientificité de la méthode clinique. La multiplication des dissections enrichit la connaissance de l’anatomie, l’utilisation des instruments d’optique permet d’affiner la connaissance du corps humain et de passer du niveau de l’organe à celui du tissu. Pour Bichat, l’examen anatomopathologique est le pendant de l’examen clinique, plus particulièrement l’examen des membranes. Comme le remarque Foucault, c’est la question de la surface qui reste fondamentale : cette surface du corps humain qui restait infranchissable et opaque (avec un stéthoscope on peut, tout au plus, entendre ce qui se vit quelques centimètres sous la peau) s’expose de façon réelle à l’œil du pathologiste. L’œil a franchi la barrière de la peau pour se trouver confronté à une nouvelle étendue, le tissu : « Les nappes tissulaires forment le corrélat perceptif de ce regard de surface qui définissait la clinique. La surface, structure du regardant, est devenue figure du regardé, par un décalage réaliste où le positivisme médical va trouver son origine. » Il faudrait donc, pour devenir scientifique, que la clinique s’affranchisse de l’opacité du corps ? Le signe clinique, produit de l’examen médical est insuffisant pour être un reflet objectif du phénomène morbide. Grâce à la pathologie, « on passait d’une perception analytique à une perception des analyses réelles. » Foucault ouvre ainsi une grande discussion : en quoi la perception du tissu lésé offre-t-elle plus de réalité que la perception du sujet malade et de ses symptômes ? Est-ce plus réel de se pencher sur un microscope qu’au lit d’un patient ? C’est une perception analytique qui justifie cette hiérarchie d’objectivité. Par comparaison avec la chimie, c’est en décomposant la substance en des éléments de plus faible taille que l’on comprend le fonctionnement d’un processus. C’est également ce qu’attendait la fille de ma patiente : observer au microscope le tissu cérébral de sa mère offrait plus de réalité et donc plus d’objectivité pour poser un diagnostic expliquant sa démence. L’analyse pathologique reste cependant inaccessible à la dimension de la temporalité. Elle fixe le corps au moment du décès. Elle est spatialité car elle juxtapose des phénomènes morbides mais elle ne peut pas se prononcer sur la temporalité des lésions et reste donc souvent impropre à exprimer la causalité : la présence d’un granulome sur une biopsie peut être à la fois la cause et la conséquence d’un processus inflammatoire. L’enchaînement chronologique ne pourra donc pas en être déduit. Dans ce domaine, la clinique reste supérieure, « l’anatomie ne peut pas dire ce qui est enchaînement, processus et texte lisible dans l’ordre du temps. »
Quand la clinique devient grammaire et la maladie langage
Foucault reste sceptique sur l’éventualité d’une « structure alphabétique de la maladie », c’est-à-dire sur l’idée d’une clinique basée sur un alphabet de symptômes au nombre fini qui se combineraient selon différentes constellations afin de produire des mots (l’on pourrait dire des syndromes) puis des phrases (et donc des maladies). Il relègue cette conception au rang des « mythes épistémologiques » qu’il juge bons pour les grammairiens. Il est cependant plus en faveur d’une clinique qui serait langage : « les choses sont offertes à celui qui a pénétré le monde clos des mots ; et si ces mots communiquent avec les choses, c’est qu’ils obéissent à une règle qui est intrinsèque à leur grammaire ». Dans une perspective analytique, cette hypothèse reste séduisante et justifie l’adéquation de la parole du médecin à la réalité de la maladie. Mais elle manipule le logos qui expliquerait à la fois l’enchaînement morbide et la structure rhétorique de la langue médicale. Elle garde pourtant une caractéristique potentielle : celle de donner accès à l’invisible processus morbide, « faire parler ce que tout le monde voit sans le voir ». Le regard clinique possèderait donc « cette paradoxale propriété d’entendre un langage au moment où il perçoit un spectacle» ? Le bon clinicien aurait accès à cette capacité synesthésique qui lui permettrait d’unir vision et son, et même langage articulé ? Cette hypothèse reste trop simpliste pour expliquer le labeur du médecin face à son malade mais elle traduit de façon intéressante une forme d’oralité de la clinique. D’une certaine manière, l’objectivation de la plainte du patient est permise par le langage du médecin. L’énonciation par le clinicien d’un symptôme visible ou invisible permet de le légitimer, de l’exprimer avec certitude : « Dans la clinique, ce qui se manifeste est originairement ce qui parle ». L’hypothèse d’un langage de la maladie a également le mérite de mettre en avant la situation paradoxale du malade : il souffre mais ne sait pas comment l’exprimer. Par exemple, dans les déficits sensitifs liés à l’atteinte des fibres nerveuses périphériques, la nouvelle sensation est difficilement verbalisable par le malade : l’un de ses pieds est partiellement insensibilisé, sans qu’il sache exactement comment le décrire. Dans ce cas le clinicien propose des mots-valises auquel le malade adhérera avec plus ou moins de conviction : est-ce un engourdissement ? une impression de peau cartonnée ? une sensation de froid ou d’insensibilité ? des fourmillements ? Dans tous les cas, le langage reste insuffisant pour exprimer la multiplicité des modalités de la perception tactile. La manifestation de la vérité morbide est beaucoup plus complexe que notre langage.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE PREMIER : LE DIAGNOSTIC FAIT AVANCER LA SCIENCE, UNE VISION ÉPISTÉMIQUE DU DIAGNOSTIC
I. Quelques notions de sémiologie médicale
II. Statut épistémique et médical du diagnostic
III. Une élaboration analytique du diagnostic : la grammaire des signes
IV. Comment échapper à la réduction nominaliste ?
CHAPITRE II : LA COMPOSANTE ÉTHIQUE INTRINSÈQUE AU DIAGNOSTIC
I. Établir un diagnostic en vue d’une action
II. Le caractère prudentiel du diagnostic
CHAPITRE III : ÉBAUCHE D’UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DU DIAGNOSTIC MÉDICAL
I. Le tableau chez Foucault et Merleau-Ponty : réalité du patient et rôle du corps
II. Opacité et profondeur du corps humain
III. Le diagnostic est une vision en acte
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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