« La mondialisation est une maritimisation du monde, il existe une dépendance à l’égard de la mer et des espaces communs indépendants de toutes lois, qui sont éminemment stratégiques. [Se dessine] une géométrie des océans, composée de points (les endroits stratégiques tels que les détroits), de lignes (les autoroutes maritimes, les lignes de communications sous-marines) qu’il faut protéger et enfin de zones (les Zones Economiques Exclusives) à faire respecter ». Cette déclaration de l’Amiral Prazuck, chef d’Etat-major de la Marine, clôturant une conférence organisée par l’Institut Français de la Mer témoigne de l’importance de la Marine Nationale en tant que garante de la sécurité des échanges commerciaux. Face à une mer redevenue « un nouvel espace de confrontation [dans laquelle] le niveau de violence augmente », s’établit un système de défense composé de bases militaires plus ou moins importantes qui assurent non seulement l’accueil, l’entretien voire la construction de navires de guerre, mais aussi permettent la préparation de missions (opérations extérieures), tout en protégeant les frontières maritimes du pays.
Parce qu’elle possède la seconde Zone Economique Exclusive du monde en termes de superficie derrière les Etats-Unis, la France se pose en puissance maritime majeure. A ses espaces ultramarins, se rajoute un littoral long de 5853 kilomètres qui permet à la France métropolitaine d’accéder à la Mer du Nord, à la Manche, à l’Océan Atlantique et à la Méditerranée. A ces quatre façades maritimes qui renvoient à « un patrimoine naturel exceptionnel […] un potentiel de développement social et économique unique », se superposent trois arrondissements maritimes avec à leur tête un préfet maritime aux fonctions à la fois civiles et militaires .
Lorsque l’on croise la répartition des sept grands ports maritimes de l’Hexagone qui drainent à eux seuls 80 % du trafic maritime français avec celle des principales bases de défense on constate un équilibre entre façades et arrondissements maritimes ainsi qu’une spécialisation des fonctions portuaires, commerciales ou militaires.
La couverture de l’ensemble des façades maritimes est ainsi assurée au travers des ports militaires dans des sites offrant à la Flotte une bonne protection contre les éléments mais aussi contre les ennemis. Ces ports en eau profonde qui sont implantés sur les rives de rades bien protégées ou de rivières aux pentes escarpées dans des régions relativement isolées forment ainsi des sites d’abris qui « permettent de se mettre à couvert des agressions du monde extérieur. » Jouxtant ces ports militaires, se développent des villes dont le tissu urbain, mais aussi le développement démographique et économique sont largement marqués par la présence de l’Etat. L’objet de cette thèse est d’interroger l’influence exercée par l’Etat sur le développement des territoires où est implanté un port militaire.
A l’heure actuelle, Toulon et Brest demeurent, par ordre d’importance, les deux principales bases de défense de l’Hexagone et concentrent 70 % des effectifs de la Marine nationale. Cependant, ces deux villes cherchent à se diversifier. Brest mise sur le développement de son université, sa spécialisation dans les télécommunications et les activités de recherche liées à la mer. La rade toulonnaise renforce son attractivité touristique notamment avec le développement des croisières tout en se tournant aussi vers la recherche maritime avec la création récente du Technopôle de la Mer. Née d’une volonté forte de l’Etat, la ville-port militaire connaît une domination militaire tant d’un point de vue administratif qu’économique. L’activité de défense, qui s’accompagne parfois de chantiers navals, engendre des retombées économiquesattirant toute une population, mais dans un même temps contraint le développement urbain et économique civil. Ce double mouvement entre d’une part la volonté locale de « s’affranchir » de l’Etat par une diversification de l’économie et d’autre part un contexte international qui conduit l’Etat à maintenir mais aussi à adapter son système de défense, pose la question des impacts de l’Etat sur le développement des villes-ports militaires.
La ville-port militaire dans la recherche scientifique et problématisation
Constatons en premier lieu que l’approche retenue par les rares chercheurs s’intéressant à la ville-port militaire se concentre bien souvent sur l’étude de cas qui témoigne d’un manque de travaux portant sur l’élaboration d’un cadre théorique spécifique.
Ces études proviennent pour la plupart de la littérature anglo-saxonne. Ainsi les articles issus du cycle de conférences Defence Heritage organisé par le Wessex Institute of Technology privilégient la dimension culturelle et la valeur historique des infrastructures militaires maritimes. Cette approche patrimoniale de la ville-port militaire s’inscrit dans le cadre de la military geography. Ce champ de recherche, d’abord consacré essentiellement à l’influence de la géographie sur le déroulement de conflits, s’est élargi aux questions sociétales comme la perception du militarisme par une population civile, les discriminations des minorités au sein de l’armée ou encore l’utilisation de ressources environnementales par l’armée et les conflits d’usages que cela entraîne. Si plusieurs ouvrages comme The Geography of Défense rassemblent l’ensemble de ces thématiques, seul le numéro 4 du volume 21 de la revue Marine Policy (1997) traite spécifiquement de la question des villes-ports militaires. Les auteurs de la revue ont constitué l’un des fondements de notre recherche par la conceptualisation de la ville-port militaire désignée par le terme de navyport ou naval port. Ils proposent ainsi d’étudier « les relations complexes qui existent entre le maintien de la puissance navale [post Guerre Froide] et les systèmes portuaires, urbains et sociaux qui la soutiennent » à travers les stratégies militaires des Etats et l’influence de la politique budgétaire sur la politique de Défense.
Les différents articles esquissent une généralisation des relations civil-militaire via l’analyse des tensions entre port militaire et noyau urbain en lien avec l’importance stratégique fluctuante de ces villes.
En effet, la politique régalienne de défense affecte le développement des territoires des villes-ports militaires puisque un Etat peut très bien attribuer un caractère stratégique majeur à telle ville puis lui ôter de son importance selon les variations du contexte géopolitique et modifier par là son économie locale . Si les articles de Marine Policy mettent au jour la domination d’un Etat sur le développement économique d’un territoire, ils n’envisagent pas l’aspect réciproque des échanges qui peuvent se nouer entre domaine civil et militaire à l’échelle locale. Or, bien que coupé du tissu urbain, l’on imagine mal que le port militaire fonctionne en totale autarcie. Pourtant son emprise spatiale, souvent très importante pour des sites d’abris marqués par l’exigüité, apparaît au premier abord comme une contrainte au développement d’activités plus diversifiées. Se pose alors la question des liens entre fonctions portuaires militaires et fonctions urbaines qui se matérialisent dans l’organisation spatiale des activités économiques au sein du territoire de la ville-port militaire.
Dans un contexte post Guerre Froide, qui voit l’ensemble des Etats réduire les effectifs de leurs armées, les auteurs s’interrogent sur les effets de la politique budgétaire sur la politique de défense. La réorganisation des armées engendre ainsi une transformation des activités économiques des villes-ports militaires. « L’expérience a montré que la perte d’une base ou d’un chantier naval militaire est perçue avec un grand pessimisme par les communautés affectées » . Comment peut-il en effet en être autrement lorsqu’il est estimé en 1994 que 70 000 emplois civils découlent indirectement de la base militaire de Pearl Harbour ou que la fermeture des chantiers de Philadelphie entraine la perte de 20 000 emplois et une baisse d’impôt pour la ville de 114 millions de dollars par an ?.
Cette question de la dépendance du développement économique des villesports militaires à l’égard de l’Etat s’inscrit dans un courant de recherche bien établi portant sur les conséquences des restructurations des armées. En France, pays qui nous occupe, plusieurs travaux récents abordent les différents aspects de cette relation entre politique de défense et territoire. Droff montre ainsi que dans un cadre contraint, l’optimisation de l’effort de dépense de la défense « ne peut se faire en faisant abstraction de l’espace » . Lotz, quant à elle, opère un changement d’échelle en s’interrogeant sur les spécificités des friches militaires urbaines et sur l’effet de levier économique que leurs reconversions procurent . Enfin, Artioli s’intéresse « aux modalités concrètes par lesquelles s’opèrent la réorganisation et le retrait des armées dans les villes, ainsi qu’aux rapports entre administrations centrales de l’État et gouvernements urbains […] elle explore les logiques de l’intervention des gouvernements urbains sur les activités et ressources d’une politique nationale en restructuration.» .
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Table des matières
Introduction générale
Partie 1. Principes, enjeux et modèles de développement de la ville-port militaire
Introduction partie 1
Chapitre 1. Principes et modèles de développement des systèmes villes-ports
Chapitre 2. Le système de commandement des villes-ports militaires : enjeux et spécificités du développement urbain et économique
Chapitre 3. Grille d’analyse des moteurs et supports de développement des villesports militaires
Conclusion Partie 1
Partie 2. L’évolution des systèmes de production de Brest et Toulon
Introduction Partie 2
Chapitre 1. Système de commandement et structures du système de production de Brest et Toulon
Chapitre 2. La transformation de l’emploi maritime à Brest et Toulon
Chapitre 3. Dynamiques actuelles des milieux innovateurs brestois et toulonnais
Conclusion partie 2
Partie 3. La variabilité des moteurs et supports de développement au sein des territoires brestois et toulonnais
Introduction Partie 3
Chapitre 1. Le secteur maritime : moteur de développement du cœur des territoires des villes-ports militaires
Chapitre 2. Brest et Toulon des territoires résidentiels peuplés de retraités ?
Chapitre 3. L’impact des revenus du tourisme sur l’économie brestoise et toulonnaise
Conclusion Partie 3
Conclusion générale
BIBLIOGRAPHIE