L’« habitus » comme seconde nature : une « connaissance par corps » du monde social
Les agents sociaux reçoivent en héritage et en fonction de leur éducation des visions du monde qui s’incarnent en habitus. Celui-ci correspond à ce moment où « la logique spécifique d’un champ s’institue à l’état incorporé » et dote ainsi l’individu « d’un sens du jeu […] » . C’est sur le « corps » que Bourdieu va être amené à focaliser ses analyses dans la mesure où il constitue la mémoire du social. En tant que social incorporé, il dote le monde de sens et me dote de schèmes pratiques au prisme et au moyen desquels je vais établir mes rapports aux autres . L’habitus est donc l’incarnation de l’agent réel : il se sédimente dans les corps sous la forme de « dispositions » ou « schèmes pratiques » qui correspondent à la manière d’être requise par la dynamique propre à un champ et que l’on acquiert par apprentissage – notamment au travers de l’éducation, c’est la socialisation primaire de l’enfant – ou suite à une pratique régulière – selon la trajectoire sociale d’un individu devenu adulte et qui correspond à la socialisation secondaire. Ce qui constitue l’habitus et les règles du jeu propre à un champ apparaissent aux yeux de l’agent comme naturels, bien qu’il soit un fondement sans fondement véritable. Il constitue à ce titre l’arrière-plan impensé des pratiques de l’agent, de son rapport au monde et aux autres, et de son mode de vie.
Le mode de vie serait une manière d’agir propre à un habitus déterminé par le champ dans lequel il évolue en fonction de son statut social, de sa classe sociale d’appartenance et/ou de naissance, de son capital (culturel, économique, social) – avec un « privilège inévitable » des expériences premières. L’individu trouve donc la forme de sa subjectivité dans le collectif : il en est le produit . L’idée de l’individu créateur, capable d’inaugurer de manière inédite un nouveau mode de vie, de nouvelles manières d’être à soi et aux autres semble être dès lors d’emblée battue en brèche. L’individu agit bien plutôt grâce au sens pratique que lui dote son habitus et qui va l’incliner à s’investir dans certains domaines et à donner de la couleur à telle ou telle relation : en effet, selon l’habitus de l’agent et sa position dans l’espace social, tel comportement pourra être perçu comme de circonstance, vulgaire ou hautain. Ce sens du jeu adapté à un champ peut ainsi créer une incompréhension entre deux individus aux habitus différents. Exercé dans un environnement autre que celui qui l’a vu naitre, ce sens peut donner lieu à un certain décalage, une dysharmonie entre l’habitus de l’individu et les critères du champ : « chaque classe de positions correspond une classe d’habitus (ou de goûts) produits par les conditionnements sociaux associés à la condition correspondante et, par l’intermédiaire de ces habitus et de leur capacités génératives, un ensemble systématique de biens et de propriétés, unis entre eux par une affinité de style. » . Ce qui fait de l’habitus un moteur déterminant dans nos relations sociales, c’est que les différences de capital économique et culturel correspondent à des différences symboliques qui elles-mêmes forment un ensemble de signes distinctifs . Il semblerait donc que ce sont plus nos relations qui nous façonnent que nous qui les façonnons, qu’il y ait toujours un certain « nous » qui précède le « je ». Peut-on dès lors trouver un terrain d’entente avec quelqu’un quand rien ne nous prédispose à partager quelque chose en commun ?
L’habitus, générateur de reproduction sociale est d’ « affinités électives »
L’habitus est donc facteur d’inertie de l’espace social : les habitus constituent en effet l’espace des dispositions qui, fruit de l’espace des positions sociales que sont les champs, contribuent à les reproduire en y amenant les prises de positions correspondantes. L’habitus, en tant que « principe non choisi de tous les ‘choix’ » , favorise la mise en place de stratégies d’évitement de situations contraires aux structures intériorisées : ce sont des « structures structurées » qui tendent à devenir « structurantes », c’est-à-dire à conduire à la recherche inconsciente de la part des individus à vouloir reproduire ces structures et à ne chercher que les situations et les relations qui y sont conformes : Bourdieu souligne bien dans Le sens pratique que l’individu favorise les expériences conformes à son habitus et qui vont tendre à le renforcer, comme un moyen de défense contre le changement. Les différents habitus marquent des différences, génèrent des « pratiques distinctes et distinctives » . La manière dont l’individu se réfère au monde semble ainsi faciliter certains types de relation et en compliquer d’autres. Certaines relations apparaissent comme possibles, normales, voire même même valorisées car les règles de ces relations sont déjà données et sont reconnues au sein des « nous » qui les ont constitué comme telles : la nature de ces relations est par là même partiellement déterminée. Si l’on a donc inconsciemment et naturellement tendance à entrer en relation avec des personnes relativement proches dans l’espace social, c’est parce qu’on dispose d’emblée d’un langage commun, d’expériences communes, d’intérêts, de valeurs et de codes sociaux compatibles. En bref, la relation a d’emblée une « prétention à exister » . Ainsi, dans La Distinction, Bourdieu consacre un chapitre à la dynamique des champs, et donc à la manière dont ils se transforment et se reproduisent : parmi les quatre grandes catégories qu’il distingue se trouve la manière dont nous choisissons nos partenaires de vie et construisons nos relations.
Il y met en avant l’idée que nos relations s’établissent avant tout sur la base de nos ressemblances.
La production de « sujets » comme enjeu politique
Pourquoi, au cours de l’histoire, l’espace social a pris telle forme et non pas une autre, pourquoi y a-t-on produit certains types de différenciations et non pas d’autres ? Si on s’assemble à ceux qui nous ressemblent, c’est parce qu’on a été conduit à produire ces ressemblances. Il s’agit non pas tant de savoir comment on devient des individus, que de chercher à comprendre comment on a vient à se penser comme « sujets » de telle ou telle relation et non pas d’autres. Dans quelle mesure nos vies sont-elles devenues enjeux de pouvoir et comment se produisent, dans ce cadre, nos subjectivités individuelles et collectives ?Il s’agit de dégager ici les conditions historiques d’émergence de nos subjectivités, c’est-à-dire d’en faire l’archéologie.
De la raison d’Etat à la biopolitique : la mise en place de la « norme » comme gestion des populations
Au cours d’une interview pour le magazine « La Quinzaine littéraire », Foucault affirmait : Entre chaque point d’un corps social, entre un homme et une femme, dans une famille, entre un maître et son élève, entre celui qui sait et celui qui ne sait pas, passent des relations de pouvoir qui ne sont pas la projection pure et simple du grand pouvoir souverain sur les individus ; elles sont plutôt le sol mobile et concret sur lequel il vient s’ancrer, les conditions de possibilité pour qu’il puisse fonctionner. (…) Pour que l’Etat fonctionne comme il fonctionne, il faut qu’il y ait de l’homme à la femme ou de l’adulte à l’enfant des rapports de domination bien spécifiques, qui ont leur configuration propre et leur relative autonomie.
Une idée majeure semble ressortir de cet extrait : un corps social est traversé, et même constitué, par des relations de pouvoir pour assurer le fonctionnement de l’Etat, c’est-à-dire une certaine organisation politique et juridique. On est donc tenté de se demander : dans quelles mesure est-ce que les relations tissées au sein d’un corps social sont modelées de telle sorte que l’Etat, « corrélatif d’une certaine manière de gouverner » , puisse fonctionner ? Comment est-ce que nos vies et la production de nos subjectivités sont devenues des enjeux de pouvoir modelés par les régimes de véridiction dominants de rationalités gouvernementales données ? Que s’est-il passé au niveau même du gouvernement, de la manière de gouverner pour que des pouvoirs viennent s’immiscer dans la vie des hommes et des femmes ? Pour répondre à ces questions, Foucault entreprend dans les années 1970 une histoire – une archéologie – des « arts de gouverner ». Ce qui intéresse Foucault dans cette enquête – et qui nous intéressera dans la suite de notre réflexion, c’est son versant généalogique : c’est-à-dire la manière dont se constituent, à l’aune de cette histoire et de cet héritage, les subjectivités et relations de pouvoir dans nos sociétés actuelles. C’est notamment dans son Cours au Collège de France.
Naissance de la biopolitique, que Foucault effectue cette histoire afin de comprendre comment s’est opéré, à la charnière du XVIIème et XVIIIème siècle, un changement de rationalité politique donnant lieu à un investissement progressif des corps des individus – disciplines – puis de la vie – biopolitique – toute entière par le pouvoir : on est passé, à partir des débuts de l’industrialisation, du gouvernement de la raison d’Etat – mis en place au XVIème – au « libéralisme ».
La raison d’Etat consistait en un pouvoir illimité sur les individus et leurs comportements avec comme principe de limitation externe, le droit : la préoccupation majeure du gouvernant était la conquête et la conservation du pouvoir et des richesses par la guerre et les prélèvements. Le libéralisme repose sur la conception d’un pouvoir essentiellement préoccupé par la question de son autolimitation afin d’optimiser l’accomplissement de ses objectifs et d’évaluer les meilleurs moyens et stratégies à mettre en oeuvre pour y parvenir : la prospérité de l’Etat, c’est-à-dire son enrichissement et sa puissance, et sa capacité à se maintenir dans un état de concurrence avec les autres puissances étrangères. Cela, non plus par des conquêtes, mais grâce à des individus, puis une population, producteurs de richesses . La préoccupation première du libéralisme est donc économique et c’est pour répondre à ces nouvelles exigences économiques de production industrielle qu’elle se double d’une préoccupation politique. La question de l’exercice du pouvoir se double ainsi d’un savoir spécifique, l’économie politique qui, en tant que principe d’autolimitation, d’organisation et de distributions des pouvoirs au sein d’une société , prend la forme de l’interrogation suivante : « comment ne pas trop gouverner ? » . D’où l’apparition dans cette forme de savoir, du langage médical et de la question de la norme : « La question du droit est : a-t-il bien fait telle chose, est-ce lui qui l’a faite, avait-il des circonstances atténuantes, comment va-t-on le punir ? C’est tout.
Avec la question : est-il normal, anormal, avait-il des pulsions agressives ?, vous voyez le juridique qui sort du juridique, qui entre dans le médical. » . Ce passage de la question du droit, avec comme instrument de régulation externe du pouvoir, la loi, à celle la norme, instrument de régulation interne correspond au moment où la subjectivité ne peut plus être considérée, même de manière minime, en dehors des préoccupations de pouvoir. En effet, dans un régime fondé sur le droit, chacun était clivé entre une partie soumise au gouvernement et une partie libre. Mais dès lors que les hommes sont envisagés comme forces de travail capables d’optimiser la production : leur vie se transformant en richesse, il faut s’occuper de leur santé et de leur bien-être. D’où cette question de la norme et cette entrée dans le champ médical au sein de la problématique gouvernementale : Comment organiser dans ce cadre les relations entre individus – membres d’une société envisagée comme corps – le mieux possible ? L’exercice du pouvoir va prendre deux formes : le gouvernement par individualisation, ce sont les disciplines (fin XVIIIème, début XIXème) et mesures de contrôle‑ , et le gouvernement de ces 35 individus constitués en « populations », c’est la biopolitique . La rationalité politique des populations qui sous-tend cet exercice gestionnaire du pouvoir se nomme la gouvernementalité. Contrôler les individus un à un coûte cher : en traitant la population comme un corps à soigner avec comme règle, la norme, qui fixe le « normal » et le « pathologique » de ce corps – entendons, ce qui est naturel et ce qui ne l’est pas – on inscrit cette règle à l’intérieur même des corps, par le biais de biopouvoirs – les « pouvoirs sur la vie » , c’est-à-dire des institutions, des procédures, d’analyses et appareils spécifiques de gouvernement qui s’ancrent dans tout le temps de la vie jusque dans les comportements quotidiens, les habitudes, les modes et hygiène de vie. Ces techniques de gouvernement permettent non seulement de répondre aux objectifs d’une forme de gouvernement donné, mais pour ce faire s’efforcent d’orienter les relations qu’entretiennent les sujets entre eux et de susciter en l’individu le désir de se conformer aux normes prescrites, de se transformer dans la droite ligne de ces procédures.
Liberté et production de subjectivités au sein des rapports de pouvoir
Dans un tel cadre, la marge de manoeuvre pour initier des pratiques et modes de vie inédits remettant en cause les relations de domination préétablies semble relativement étroite. Pourtant, si les rapports de pouvoir constituent les individus par incorporation du social et extension à tous les champs de la vie, cela ne signifie pas pour autant qu’ils contraignent les individus. C’est parce qu’ils ne viennent jamais sans liberté, sans une part toujours ouverte de renégociation, en bref parce qu’ils constituent des « sujets » – à la fois assujettis et acteurs – qu’ils sont efficaces. Ces rapports apparaissent donc comme producteurs : ils produisent des subjectivités qui ne se contentent pas de reproduire ce qu’elles ont appris.
Une liberté sous contrôle ?
Si le tissu social, en prenant la forme d’un quadrillage, semble exclure l’idée de liberté, c’est pourtant sur celle-ci qu’il repose. En effet, tant l’analyse de l’espace social et de ses différenciations chez Bourdieu que celle de Foucault sur les rapports de pouvoir ne sont à appréhender dans le cadre d’une opposition binaire entre déterminisme et liberté. Ainsi, le fonctionnement des espaces sociaux n’est pas mécanique et les actions des agents ne correspondent pas à une simple reproduction de schèmes pratiques, ce qu’une lecture trop rapide de l’habitus bourdieusien peut laisser penser.
Une co-construction du « je » et du « nous » : espace commun de subjectivation
Notre « vivre-ensemble » tend à nous apparaître comme donné et il semblerait difficile de penser que l’on puisse construire une nouvelle manière de l’appréhender sans la fonder sur celles qui la précèdent, c’est-à-dire sans lui faire prendre son ancrage dans les rapports de pouvoir qui ont contribué et contribuent à tisser nos subjectivités. Qu’est-ce alors qui fait alors, qu’à un moment donné, un certain « modèle » qui semblait aller de soi, cesse de faire évidence ? Qu’est-ce qui nous permet d’accéder à ce moment critique où l’on prend conscience que les conditions objectives qui sont les nôtres relèvent d’un certain arbitraire sur lequel je peux agir ? Peut-on, dans ce cadre, construire un « nous » faisant abstractions des relations de pouvoir qui nous ont constitué ? Si l’on considère donc que le « nous » est toujours inclu dans le « je », créer un « nous » inédit apparaît comme un acte particulièrement violent, voire même impossible, puisqu’elle suppose de la part de ces « je » de renoncer à leur identité. Comment est-il possible que les formes d’appartenance collectives qui nous constituent deviennent problématique, lors même qu’en tant que partie prenante de nos subjectivités, elles semblent s’imposer à nous comme des évidences ? Peut-on réformer de manière brutale nos identités ?
Evénement et déprise critique du « nous »
Avant de se demander si un tel « nous » est possible, il convient donc de s’interroger sur la possibilité d’une déprise critique des individus quant à leur conditions objectives d’existence. Quelles sont les conditions d’émergence du désir de construire un « nous » inédit, c’est-à-dire de voir des individus différents inaugurer la construction d’une nouvelle forme de commun ?
Une possibilité historique
Si l’habitus correspond à l’impensé au principe de toutes nos actions, à quelles conditions peut-il devenir pensable ? Qu’est-ce qui fait que je puisse être amené à remettre en question une part des conditions objectives d’existence qui me constituent ? Il semblerait que cela soit le cas lors de périodes de crises. Les changements plus ou moins brutaux de ces conditions fragilisent en effet le tissu social en ébranlant les individus dans les certitudes qui constituaient leur vie. Une crise se manifeste au sein d’un « nous » lorsque l’individu ne trouve plus dans l’espace social les repères lui permettant de reproduire ce qui lui est connu ou de faire face à une situation avec les schèmes perceptifs que lui confèrent son habitus. Lorsque les dispositions des individus ne correspondent plus à leurs positions, ils ne possèdent plus leur part de jeu au sein du jeu social . Dans ses Méditations cartésiennes, Bourdieu distingue, à l’occasion d’une analyse du sens pratique et du travail politique, entre « l’action proprement politique de légitimation » et « l’action politique de mobilisation subversive » . « L’action proprement politique de légitimation » consiste en une lutte à la fois politique et symbolique pour la reconnaissance de ses intérêts au sein du monde social. C’est la revendication d’y faire valoir son point de vue, qui est celui d’un « nous » constitué et cristallisé en intérêts bien précis. Le but est de transformer ou de faire maintenir l’ordre des choses en y laissant l’empreinte de sa voix. Ces luttes concourent à modifier les rapports de pouvoir qui contribuent à produire et reproduire le monde social sans pour autant questionner la forme du « nous » de manière radicale. Elles reposent toujours sur « l’adhésion originaire au monde tel qu’il est » .
attitude de modernité et actualité : une problématisation du « nous »
Ce sont donc les périodes de crises, d’instabilité qui favorisent l’instauration d’une relation critique à l’égard des normes instituées. Pourquoi ? Parce qu’elles mettent au jour le caractère problématique et contingent des conditions qui structurent notre présent et avec elles, les pratiques, stratégies et dispositifs qui l’accompagnent. En quoi consiste une telle déprise critique ? Celleci semble résider dans une attitude de modernité qui n’est pas à penser comme une préconisation historique mais comme une certaine manière de se positionner visà-vis de l’actualité. Cette attitude, Foucault la pense à partir de l’Aufklärung kantienne, et plus particulièrement de l’opuscule de Kant Qu’est-ce que les Lumières ?, tout en transformant son sens : la question critique ne porte dès lors plus – comme c’était le cas chez Kant – sur les limites non-franchissables de la connaissance mais sur la manière dont on peut franchir ce qui, dans la pratique, nous est donné comme arbitraire. Dans son texte de 1984, Qu’est-ce que les Lumières ? , Foucault affirme que pour transformer le monde, il faut, non seulement construire l’histoire qui l’a jusqu’alors constitué, mais aussi pouvoir en saisir les lignes de fuite afin de penser la possibilité de son dépassement. Foucault distingue quatre grandes caractéristique de l’attitude de modernité qu’il empreinte à Baudelaire mais qu’il détourne : attention à la spécificité de cette actualité et son « héroisation »; mais ce, non pas dans un rapport d’adulation mais par une position en biais qui consiste à « l’imaginer autrement qu’il n’est » ; cette position consiste ainsi en un « ethos» et en un acharnement à vouloir s’inventer soi-même.
Loin d’y voir une attitude de dandy, Foucault y voit une « attitude expérimentale » où l’invention de soi-même dans cette position en biais induite par une haute conscience de ce qui constitue l’actualité est toujours simultanément une problématisation du « nous » : quelle est mon actualité – c’est-à-dire la forme actuelle du « nous », et quel sens lui donner ? Comment, en créant un jeu dans les « nous » qui nous constituent, nous pouvons nous inventer nous-mêmes ? Cette attitude de modernité correspond donc à un moment critique où ce qui nous objective devient objet de subjectivation, il constitue un « point de contact, de frottement, éventuellement de conflit, entre le système des règles et le jeu des irrégularités. » . Elle fait du monde un objet malléable et de nos subjectivités individuelles et collectives des objets de pratique à la jonction des règles et du jeu avec leur contingence
Le militantisme comme visage biopolitique du cynisme
Cette posture semble pouvoir permettre de penser l’élaboration d’un nouveau champ d’expérience collective contemporain. En effet, si la subjectivité est ce qui se modèle au contact d’un certain régime de vérité, altérer la valeur d’une vérité, incarner une vérité autre que celle associée aux rapports de pouvoir existants, c’est déplacer le lieu de la subjectivité. C’est mettre en évidence le fait que la subjectivité n’est jamais ici, qu’elle est toujours ailleurs, c’est-à-dire en mouvement et que régime de vérité et processus de subjectivation se déplacent toujours ensemble dans un rapport de co-implication réciproque. Le cynisme nous permet de renouer ensemble éthique et politique et de donner une consistance à ce lien sous la forme d’un militantisme comme expérimentation collectiveet critique par la vie. Le militantisme qui parvient à changer le monde n’est pas celui qui vient avec un projet mais celui qui va pratiquer ce changement. Dans sa Leçon du 29 février 1984 , Foucault met au jour les postérités politiques du cynisme. Il distingue trois formes de militantisme, de formes de vie révolutionnaires : la société secrète, le militantisme qui s’exercerait au sein des dispositifs et institutions prévues à cet effet afin de faire valoir sa voix au sein de l’espace social et politique – ce sont les syndicats, les partis politiques qui ont une vocation révolutionnaire – et enfin le militantisme comme témoignage par la vie, sous la forme d’un style d’existence. Ce style d’existence propre au militantisme révolutionnaire, et assurant le témoignage par la vie, est en rupture, doit être en rupture avec les conventions, les habitudes, les valeurs de la société. Et il doit manifester directement, par sa forme visible, par sa pratique constante et son existence immédiate, la possibilité concrète et la valeur évidence d’une autre vie, une autre vie qui est la vraie vie.
Le« mode de vie » : une expérimentation du commun comme coconstruction du « je » et du « nous»
Ce geste cynique, cette posture du militant semble être celui que Foucault dessine, trois ans plus tôt, lors d’un entretien avec la revue Gai Pieden 1981 .
Pourquoi lire un texte antérieur avec les lunettes d’un texte postérieur ? Parce que, dans cette interview, intitulée « De l’amitié comme mode de vie », il développe la notion de « mode de vie » indissociablement de celle « amitié ». Cette figure collective du geste cynique nous permettra ainsi de proposer une première définition concrète de la notion de « commun ». C’est dans le rapport étroit entre critique et construction que se manifeste l’élaboration d’un processus de subjectivation collective.
Le « mode de vie » comme expérimentation d’un « nous » autre
Qu’est-ce qu’un mode de vie ? Foucault le définit comme l’invention et l’élaboration de relations en biais des conditions objectives d’existence et ne reposant sur aucune catégorisation à l’oeuvre dans les rapports de pouvoirs telle que l’âge, le statut, le genre, l’origine, la nationalité ou encore le capital culturel et économique. L’amitié quant à elle est définit non pas tant comme un attachement et un sentiment d’affection entre deux ou plusieurs personnes du fait de leur ressemblance et points communs que comme un type de relation qui sème le trouble dans les celles instituées, qui introduit « l’amour là où il devrait y avoir la loi, la règle ou l’habitude. » . Le mode de vie est producteur d’amitié, c’est-à-dire de relations construites en commun : il déclassifie par l’invention de nouvelles relations .
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Table des matières
Introduction
1. Habitus, pouvoir et liberté : des sujets engagés dans des appartenances collectives qui les construisent
1.1. A la base de nos relations, les conditions objectives d’existence dans lesquelles nous naissons et nous sommes socialisés
1.1.1. L’espace social, un espace relationnel différencié et différenciant
1.1.2. L’« habitus » comme seconde nature : une « connaissance par corps » du monde social
1.1.3. L’habitus, générateur de reproduction sociale est d’ « affinités électives »
1.2. La production de « sujets » comme enjeu politique
1.2.1. De la raison d’Etat à la biopolitique : la mise en place de la « norme » comme gestion des populations
1.2.2. Les rapports de pouvoir comme élaboration d’un certain rapport à soi et aux autres
1.3. Liberté et production de subjectivités au sein des rapports de pouvoir
1.3.1. Une liberté sous contrôle ?
1.3.2. Régime de vérité et production de subjectivité
2. Une co-construction du « je » et du « nous » : espace commun de subjectivation
2.1. Evénement et déprise critique du « nous »
2.1.1. Une possibilité historique
2.1.2. attitude de modernité et actualité : une problématisation du « nous »
2.2. Le geste cynique : « programme vide » d’une critique des appartenances collectives existantes par l’élaboration d’une vie radicalement autre
2.2.1. La posture cynique ou le scandale comme courage de la vérité
2.2.2. Le militantisme comme visage biopolitique du cynisme
2.3. le « mode de vie » : une expérimentation du commun comme coconstruction du « je » et du « nous »
2.3.1. Le « mode de vie » comme expérimentation d’un « nous » autre
2.3.2. Le « nous » comme processus
2.3.3. Les Indignés, un exemple d’expérimentation collective comme « mode de vie »
3. (Co)produire sa position au sein de la communauté politique
3.1. Construire le commun ou la formation d’une appartenance collective dans un monde en réseau
3.1.1. Le commun comme réseau de subjectivités producteur de valeur économique
3.1.2. l’Empire, un nouvel ordre capitaliste mondial producteur et consommateur de commun
3.2. Inventer du commun : entre résistances micro-politiques et nouvelles formes de subjectivation
3.2.1. Multiplication des possibilités de résistance au sein de l’Empire
3.2.2. Forme en réseau des résistances micro-politiques contemporaines
3.2.3. Pour « une nouvelle grammaire du politique » ?
Conclusion
Bibliographie
Sommaire
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