GAP, célèbre marque de vêtements, a été confrontée en octobre 2010 à l’échec de son changement de logo relayé par les réactions de ses fans sur le site de réseau social Facebook. Devant cet échec, les managers de la marque ont voulu associer les consommateurs à une décision stratégique en sollicitant leurs propositions pour établir un nouveau logo. Au final les dirigeants de GAP sont revenus à la première version du logo, car celui-ci avait clairement fait l’adhésion la plus importante parmi les internautes. A l’évidence, ce cas montre que par l’usage d’Internet, les consommateurs ont pris un certain pouvoir sur la marque et sur l’offre commerciale. Toutefois, on pourrait dire que plus fondamentalement, ce cas montre aussi que l’activité de consommation rend désormais ce pouvoir possible. Aujourd’hui, il arrive que les implications de la consommation déroutent les managers, et dans ces conditions la compréhension des rouages de cette pratique à la lumière d’événements, constitue un défi pour les chercheurs de la consommation. Le cas GAP nous invite à réfléchir à ce qu’implique précisément la consommation aujourd’hui.
Vers une nouvelle acception de la consommation ?
Nous pensons que dans la nouvelle réalité que nous avons décrite, et que les managers ne sauraient ignorer, se pose une acception de la consommation sans doute bien plus large que ce que les chercheurs, y compris ceux de la consommation, entendent encore habituellement par cette pratique. Cette acception que nous préconisons ne serait sans doute pas répudiée par les dirigeants de GAP eux-mêmes, car compte tenu du périmètre des réalités qu’elle est susceptible d’expliquer, elle permettrait à ces mêmes dirigeants sans doute d’y voir plus clair par rapport aux tenants et aboutissants des déboires rencontrés. Ainsi, assez paradoxalement, nous proposons de ne plus considérer la consommation comme une pratique d’individus dépendant de l’offre commerciale proposée par les entreprises. Nous proposons plutôt de voir la consommation selon une perspective plus large, conformément à la définition proposée par Warde (2005), qui voit dans la pratique de consommation « un processus dans lequel l’agent rentre dans une appropriation et une appréciation de biens, de services, de prestations, d’informations ou d’ambiances, que ceux-ci soient achetés ou non, et que cela se fasse à des fins utilitaires, expressives ou contemplatives, mais où l’agent garde quelque degré de discrétion ».Dans cette perspective, la consommation peut être considérée comme un objet social, qui peut permettre aux individus d’exister de par leurs propres actions. Ces actions peuvent bien sûr porter sur des objets conçus ou « designés » par les managers, mais ceci ne doit pas être considéré comme une nécessité, dans la mesure où ce qui semble prévaloir aujourd’hui dans les « possibles » de la consommation en particulier sur Internet, c’est l’ensemble des objets et des dynamiques de groupe auxquels les consommateurs sont quotidiennement confrontés. Nos exemples indiquent que ces objets et dynamiques peuvent concerner des attributs de la marque (ex : le logo de GAP), mais aussi des aspects a priori plus éloignés des préoccupations des managers, qui ne sont pourtant pas dissociés d’aspects qui concernent plus directement la marque ou les produits « marketés ». Sur un site Internet comme un site de mode « généraliste », il est en effet difficile a priori d’établir selon quel critère on peut distinguer ce qui mérite examen et ce qui le mérite moins d’un point de vue purement managérial.
Mis à part le fait que cette acception de la consommation cadre mieux avec l’observé et avec les « possibles » de la consommation, son intérêt principal est que le traitement de cette complexité peut être assuré. En effet, à bien des égards, la consommation telle que nous la considérons, contient la possibilité d’adopter une lecture compréhensive des activités qui lui sont quotidiennement associées, et qui peuvent sans doute de ce point de vue être révélatrices d’aspects importants de la consommation en ce début de XXIème siècle. En effet, si l’individu n’est plus entièrement, mais seulement partiellement dépendant de l’offre commerciale pour exister en tant que consommateur, ses activités de consommation opèrent dorénavant dans un environnement quotidien et social qui constitue une des conditions de son existence. Les exemples que nous avons proposés reposent sur deux aspects qu’il nous semble important de mentionner.
1) Tout d’abord, le fait que le collectif est à même d’influencer les actions d’un consommateur considéré isolément, et ce compte tenu des immersions successives du consommateur dans ce collectif. En effet, pour reprendre nos cas, c’est bien parce qu’elle se trouve dans un collectif avec d’autres consommatrices que les activités de communication de Manon font sens. C’est également bien par la pression du collectif que GAP a du renoncer à son changement de logo. Il devient ainsi essentiel pour les chercheurs de la consommation de tenir compte de toutes les implications liées au fait que la consommation soit devenue de façon massive une pratique tout autant collective qu’individuelle.
2) Par ailleurs, les expériences de consommation reposent in fine sur l’impact de différents objets qui ne se limitent pas aux seules possessions, ni même aux territoires de marques, territoires qui ne sont d’ailleurs plus la chasse gardée des dirigeants, étant donné que la signification des marques (comme sans doute de tous les objets à vocation commerciale ou non) peut être considérée comme collectivement négociable. Les objets impactants peuvent ainsi a priori être notamment tous ceux qui se trouvent sur Internet et qui à un moment donné ont une valeur donnée pour les consommateurs en leur permettant de créer du lien. Ces objets peuvent se rapporter à un produit matériel (ex : un vêtement), un actif immatériel (ex : une marque), ou à toute autre chose, et ils médiatisent les relations entre les consommateurs. Ainsi, parmi ces objets figurent les dispositifs liés à la technologie, les objets réels convoqués par les consommateurs, des objets virtuels qui peuvent être issus de la pure imagination de ces derniers, ou encore les objets « digitaux virtuels » (Denegri-Knott et Molesworth, 2010), qui sont des objets rendus exploitables par les consommateurs par le site Internet auquel ils se réfèrent (exemple : un message ou un lien envoyé sur un chat ou un forum).
Une thèse sur la structuration issue de la consommation
Il nous semble que nos exemples révèlent fondamentalement qu’aujourd’hui la pratique de consommation devient suffisamment riche, pour qu’à partir d’un univers se rattachant à des objets de consommation qu’il affectionne, le consommateur finisse par se créer des expériences courantes par rapport auxquelles il décide librement de ses actions au sein de collectifs. Ce qui est intéressant, c’est que loin d’être anodines, ces expériences sont assez paradoxalement devenues indispensables ou quasiment indispensables pour le consommateur, en ce sens qu’elles soutiennent son existence y compris dans le monde réel.
Comment porter un regard structurationniste sur la consommation ?
Les médias sociaux qui mobilisent des individus souvent rassemblés par des activités de consommation (qu’il s’agisse par exemple de loisirs en général, d’événements, ou de rassemblements autour d’une marque d’élection…), et Internet en tant que support d’une consommation digitale (cf. la clarification récente des objets de consommation établie par Denegri-Knott et Molesworth (2010)) rendent ténue la barrière entre ce qui relève de la consommation et ce qui ne relève pas de cette pratique. En effet où s’arrête vraiment la consommation lorsque l’on considère par exemple un individu qui vient échanger de l’information au sujet d’un produit de consommation (par exemple un jeu vidéo ou une destination touristique) qui l’intéresse, mais qui va à un moment donné échanger aussi à propos de toute autre chose ? Devrait-on réduire la consommation à la seule logique des services dans lesquels l’entreprise est à même de contrôler les activités des consommateurs ? Si la réponse à cette dernière question est positive, au nom de quoi doit-on considérer que les activités de socialisation qui animent les consommateurs dans ce contexte sont à exclure du champ d’étude de la consommation ? La réponse à ces questions n’a rien d’évident, et sans doute dépend-t-elle de la réalité que l’on a à cœur d’étudier. Il convient de constater que dans notre cas précis, le brouillage des frontières entre ce qui relève et ce qui ne relève pas de la consommation semble nous inviter à adopter une définition large de la consommation comme celle de Warde (p 13 de cette thèse), tout en considérant avec Denegri-Knott et Molesworth (2010) qu’Internet a très largement élargi le périmètre de cette pratique, mais qu’il n’est sans doute pas le seul contexte qui puisse se rattacher à cette acception large de la consommation. Suivant Algesheimer et Guraù (2008), qui ont souligné l’intérêt théorique de l’étude de la structuration issue de la consommation communautaire, nous proposons une recherche empirique traitant délibérément de la question de la structuration issue de la consommation. Pour ce faire, nous procédons à une étude de cas traitée via deux perspectives théoriques complémentaires. Dans la lignée des travaux nous ayant précédé, nous appréhendons la structuration comme une manière de saisir le caractère à la fois habilitant et contraignant du social tel que le vit l’individu sous la forme de ressources, normes et schémas interprétatifs (Giddens, 1984) incorporés à ses actions et mouvements. La compréhension de la constitution mutuelle entre les individus et la société est au cœur d’un vaste ensemble de théories, dont on peut dire que seules celles ayant étudié cette constitution mutuelle dans sa complexité (c’està-dire par une tentative de prise en compte de l’ensemble des liens d’interdépendances susceptibles d’exister dans un espace donné) peuvent être considérées comme des « théories de la structuration ». En fait, la structuration a été très largement initiée en tant qu’objet d’étude par les travaux de Giddens (né en 1938) dans les années 1980, avant d’avoir été progressivement complétée par des recherches centrées sur différents contextes et proposant diverses approches. Ces derniers travaux ont été conduits par d’autres sociologues mais aussi par des chercheurs en systèmes d’information et en organisation, sans jamais avoir à notre connaissance concerné la consommation. Ainsi, aborder la question de la structuration dans le cadre de la consommation constitue une originalité de cette thèse.
Nous proposons une étude de cas centrée sur les activités et représentations des consommateurs dans les forums de discussion en ligne, et en particulier au sein d’une communauté que nous avons privilégiée : la communauté Jeuxvideo.com. Au travers du même cas, deux études sont proposées afin de prendre en considération différents aspects de la structuration issue de l’activité de consommation courante. Nous commençons par montrer que si la structuration a été étudiée en tant que telle par les sociologues, elle doit en toute rigueur constituer une perspective s’adjoignant à des théories plus applicables à un terrain empirique. C’est pourquoi nous proposons des théorisations relatives à l’expérience ordinaire de consommation (Carù et Cova, 2003b, 2007) d’une part, et à la construction du soi au travers des objets d’autre part, comme autant de théorisations mettant en évidence certains aspects de la structuration. Les activités de consommation courantes auxquelles nous nous référons sont socialement inscrites et se construisent dans les interactions tant avec les objets qu’avec les autres individus. Elles se caractérisent par le fait que la consommation n’est pas considérée comme étant directement orchestrée par les entreprises, mais plutôt comme étant quotidiennement vécue par des individus consommateurs évoluant dans un contexte social prépondérant dans leurs constructions identitaires.
La consommation digitale virtuelle et l’interface technologique dans son pouvoir structurant
Denegri-Knott et Moleswoth (2010) proposent de parler dans le contexte d’Internet de la consommation digitale virtuelle (« Digital Virtual Consumption ») pour qualifier une consommation qui ne réside pas que dans l’esprit du consommateur, mais qui est expérimentée dans des espaces spécifiques caractérisés par la liminalité de l’espace virtuel, c’est-à-dire par le fait que ce dernier se situe entre la pure imagination et le matériel. Il nous est apparu que mis à part ces auteurs qui ont très clairement investi les concepts et pratiques se référant à la consommation digitale virtuelle en proposant une taxonomie captant les comportements émergeants sur le terrain d’Internet et des espaces numérisés en général, les chercheurs de la consommation se sont souciés d’Internet avec un regard interrogeant moins les changements et les manifestations dans la pratique de la consommation que la diversité des médias sociaux (Kaplan et Haenlein, 2010) qui ont pu voir le jour, et sur lesquels évoluent désormais des consommateurs au sens traditionnel du terme. Ces médias ont pu être considérés de façon plus spécifique via l’étude des communautés virtuelles (Kozinets, 1999 ; De Valck, 2005), des mondes virtuels (Parmentier et Rolland, 2009), des sites personnels (Schau et Gilly, 2003), des sites de réseaux sociaux (dont les plus connus actuellement sont Facebook, Twitter,Viadeo, Linkedin…) (Trusov et al, 2009), des plateformes communautaires d’échange de contenu (par exemple Youtube) (Pace, 2008), ou encore plus indirectement des projets collaboratifs (par exemple Wikipédia, cf. Kaplan et Haenlein, 2010 ). Si les chercheurs ont pu considérer ces canaux d’expression comme de puissants générateurs de pouvoir (Kucuk et Krishnamurthy, 2007), de constructions identitaires (Schau et Gilly, 2003) ou encore de nouvelles pratiques (Schau et al, 2009) pour les consommateurs ; à notre connaissance l’étude spécifique de la structuration qui leur est sous-jacente n’a pas à proprement été réalisée.
Il apparaît que dans ces contextes liés à l’utilisation d’Internet émergent des phénomènes de socialisation dont les effets ont été étudiés davantage par les sociologues (en particulier Boyd, 2008) que par les chercheurs de la consommation. L’absence de recherche de la part de cette dernière famille de chercheur est quelque peu surprenante dans la mesure où la sociologue Boyd (2008) montre que loin d’être anodins du point de vue du social qu’elle génère, l’utilisation de certaines plateformes virtuelles apparaitrait plutôt pour les adolescents comme révélatrice de phénomènes ayant un impact social majeur. En effet, Internet et ses réseaux sociaux viendraient largement se substituer à des rassemblements ou socialités issues d’institutions plus traditionnelles (famille, école, activités de loisirs) et prépareraient ces jeunes à la socialisation adulte (Boyd, 2008). Nous avançons que compte tenu de l’ampleur que prend désormais Internet, au-delà du seul consommateur adolescent, le recul des socialités traditionnelles au profit des socialités issues de la consommation (Zwick et Dholakia, 2006), rend compte d’un basculement opérant à l’heure actuelle dans les structures saisies par l’individu dans sa construction identitaire personnelle. Ce basculement peut être appréhendé comme celui allant d’un accomplissement de rôles socialement bien définis dans des socialités traditionnelles (famille, travail, religion, administrations) à des compositions personnelles moins saisissables a priori, mais où la consommation pourrait occuper un rôle prépondérant en raison de l’expansion de son périmètre hors de la réponse aux besoins naturels et dans les limites de la manière dont les individus et les groupes manipulent du sens et des valeurs (Heilbrunn, 2010). Dans cette optique, la compréhension de la structuration issue de la consommation pourrait devenir un objet d’étude important sinon essentiel pour comprendre certains ressorts de la consommation et du social tel qu’ils s’accomplissent et affectent l’individu à l’époque contemporaine.
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
PARTIE 1 : CADRE THEORIQUE PRINCIPAL : LA STRUCTURATION A L’EPREUVE DE LA CONSOMMATION COURANTE
Chapitre 1 : la recherche sur la structuration en sociologie et dans la lignée de cette discipline
Section 1 : la structuration selon Giddens
Section 2 : la structuration selon Bourdieu
Section 3 : les recherches sur la structuration issues de la discipline des systèmes d’information et du management des organisations
Section 4 : Archer et Sewell ou les dernières avancées sociologiques dans la recherche sur la structuration : vers une vision moins systémique et plus pragmatique ?
Section 5 : les principales critiques adressées aux sociologues de la structuration
Conclusion du chapitre 1
Chapitre 2 : la portée structurante de la consommation dans les travaux des chercheurs de la CCT
Section 1 : la littérature CCT revisitée sous une approche « structurationnelle » : l’approche par les structures a priori habilitantes, l’approche par les structures a priori contraintes et l’approche structurationniste de la consommation
Section 2 : les approches structurationnelles dites « de synthèse » : réflexion sur des situations d’exception, les pratiques sociales et la consommation ordinaire
Section 3 : penser les processus de structuration par le terrain et des théories de premier ordre à même de capturer la complexité
Conclusion du chapitre 2
Conclusion du cadre théorique principal et définitions du vocabulaire structurationniste mobilisé dans les études empiriques
PARTIE 2 : CONSIDERATIONS EPISTEMOLOGIQUES, METHODOLOGIQUES, ET CHOIX DU TERRAIN
Chapitre 3 : au delà de la visée interprétative : une recherche qualitative constructionniste pour un nouveau programme de recherche sur la structuration issue de la consommation
Section 1 : une posture épistémologique de constructionnisme « faible » et l’ouverture d’un nouveau programme de recherche
Section 2 : des exigences guidées par l’étude de la complexité
Conclusion du chapitre 3
Chapitre 4 : choix et présentation du terrain
Section 1 : à la recherche d’un cas illustratif de la complexité des influences structurantes issues des activités de consommation courante
Section 2 : de la consommation comme « forum vital » aux forums de discussion des communautés virtuelles comme archétype de l’espace structurant dans la consommation ordinaire
Section 3 : le terrain privilégié de notre recherche : les forums de Jeuxvideo.com
Chapitre 5 : une étude de cas étudiée au travers de la méthode de la « théorie enracinée aménagée »
Section 1 : une théorie enracinée aménagée et assumée dans son aménagement
Section 2 : une forme assez pure d’étude de cas
Section 3 : le choix d’une méthodologie appropriée correspondant à une appréhension fidèle de la complexité des expériences vécues : les récits de vie et l’observation non participante de pages Internet
Section 4 : le processus d’aménagement de la théorie enracinée en vue de l’obtention des théories de premier et de deuxième ordre
Section 5 : la systématicité de la démarche de compréhension de la structuration : six leviers porteurs de l’approche structurationniste de la consommation
Conclusion des chapitres 4 et 5
Conclusion de la partie 2
PARTIE 3 : ETUDES EMPIRIQUES
Chapitre 6 : les expériences de consommation ordinaires, l’agence du consommateur et la construction du sens
Section 1 : introduction
Section 2 : revue de littérature
Section 3 : approche méthodologique
Section 4 : résultats
Section 5 : discussion et pistes de recherches futures
Chapitre 7 : comprendre la complexité de la construction du soi dans l’activité de consommation ordinaire
Section 1 : introduction
Section 2 : revue de littérature
Section 3 : approche méthodologique
Section 4 : résultats
Section 5 : discussion et pistes de recherches futures
PARTIE 4 : DISCUSSION GENERALE, LIMITES ET RECHERCHES FUTURES
Chapitre 8 : une nouvelle approche de la structuration et de la consommation
Section 1 : la structuration issue de la consommation
Section 2 : réflexions autour de l’élaboration d’un programme de recherche à partir d’une approche structurationniste de la consommation
Section 3 : limites et recherches futures
CONCLUSION