UNE APPROCHE GLOBALE DES STRATEGIES D’ALLIANCES
Si des travaux avaient déjà fait mention des alliances dans les années 1980 (Contractor & Lorange, 1988 ; Morris & Hergert, 1987 ; Valverde, 1990), ceux-ci se concentraient essentiellement sur les alliances comme une alternative à la production par la firme focale. A partir des années 1990, un véritable courant de littérature a émergé sur les alliances en les rattachant à des problématiques plus larges. Nous nous ancrons plus spécifiquement dans cette littérature. Notre étude des stratégies d’alliances se fera donc en plusieurs temps. Cette partie sera essentiellement l’occasion de présenter les grandes thématiques faisant consensus ou au contraire débat dans la recherche sur les alliances. Nous expliquerons tout d’abord comment s’est effectué le glissement du paradigme concurrentiel au paradigme coopératif. Puis, nous positionnerons plus spécifiquement les alliances stratégiques dans le spectre coopératif.
Du paradigme concurrentiel au paradigme coopératif
L’approche traditionnelle des relations entre firmes : la concurrence
Comme l’expliquent Rumelt et al. (1991), l’objet principal de la recherche en stratégie est d’expliquer le différentiel de performance entre les firmes. Plus spécifiquement, le cœur de la recherche en stratégie consiste à comprendre les déterminants des rendements supérieurs (« above-normal returns ») de certaines firmes.
Les premiers travaux à s’être intéressés à cette problématique se sont inspirés de l’économie, et plus spécifiquement de l’économie industrielle. Ce courant a conduit à l’élaboration du modèle Structure-Conduct-Performance que l’on n’attribue à aucun auteur en particulier, mais qui s’appuie sur les travaux de Chamberlin (1933), Mason (1939, 1957) ou encore Bain (1956). Remise au goût du jour avec Porter (1980), l’approche structuraliste tente d’expliquer le différentiel de performance entre firmes par leur position au sein de leur marché ainsi que par les caractéristiques du marché dans lequel elles évoluent. En d’autres termes, si une firme peut verrouiller certaines barrières à l’entrée sur un marché et de par sa taille possède un pouvoir de négociation élevé, alors on peut raisonnablement penser qu’elle présentera une performance supérieure à ses concurrents. Au final, ce modèle est de moins en moins utilisé en stratégie, essentiellement du fait de son caractère déterministe (Depeyre & Dumez, à paraître).
Toujours dans la logique de la concurrence entre firmes, un courant différent apparait à partir des années 1980 : l’approche par les ressources (Resource-Based View – RBV). Si l’on redécouvre actuellement que la problématique des ressources avait déjà été envisagée plusieurs décennies auparavant avant, avec notamment les travaux de Penrose (1959), il s’avère que cet ouvrage n’avait pas eu à l’époque le succès qu’il connait actuellement (Pitelis, 2007). On considère ainsi que les premières contributions développant la RBV sont celles de Wernerfelt (1984) ou Barney (1991). Selon cette approche, le différentiel de performance entre firmes ne s’explique plus par la position de la firme dans son secteur, mais par la possession de ressources spécifiques. Barney (1991) précise ainsi que pour qu’une ressource ait un véritable impact sur la performance, elle doit être VRIN (Valuable, Rare, Inimitable, Non-substitutable). Les firmes vont donc accumuler des ressources, en mettant en place des chemins d’accumulation (« accumulation paths ») consistant à optimiser tant le stock que les flux de ressources (Dierickx & Cool, 1989). Peu importe l’optique envisagée, structurelle ou par les ressources, les relations entre firmes sont essentiellement conflictuelles et d’ailleurs les métaphores militaires sont très souvent utilisées pour décrire leurs comportements (Le Roy, 1999, 2009).
L’émergence d’une logique coopérative
Bien que concurrentes, les firmes ne sont pour autant pas isolées. Ne serait-ce que pour assurer leur approvisionnement, elles doivent développer des formes de collaboration ou des partenariats et cela dans une logique essentiellement transactionnelle (on parle alors de arm’s length market relationships). Ces partenariats, bien que nécessitant peu d’investissements, tendent à montrer que les firmes sont dépendantes de leurs partenaires (Pfeffer & Salancik, 1978). De là est née l’idée selon laquelle les ressources les plus importantes d’une firme pourraient résider au-delà de ses propres frontières (Dyer & Singh, 1998). Avoir accès à certaines ressources extérieures contribuerait donc tout autant à la performance de la firme que ses ressources internes. Pour gérer cette « rente relationnelle » (Dyer & Singh, 1998), les firmes peuvent donc mettre en place des stratégies d’alliances beaucoup plus formelles, afin d’accéder à des ressources spécifiques qu’elles ne possèdent pas en propre (Das & Teng, 2000).
Les ressources auxquelles la firme a accès grâce aux alliances sont généralement appelées « ressources externes » ou « network resources » (Gulati, 2007). L’argument général est de dire que ces ressources externes permettent à la firme de développer des complémentarités avec ses ressources propres pour créer une valeur supérieure (Das & Teng, 2000). Par ailleurs, en accédant à des ressources externes, la firme s’assure une forme de flexibilité dans la gestion de ses ressources. Cette flexibilité lui permet d’avoir accès aux ressources les plus pertinentes en fonction de sa taille ou de son cycle de vie (Baum et al., 2000 ; Hite & Hesterly, 2001 ; Rindova et al., 2012).
Positionnement des alliances dans le spectre coopératif
Comme nous l’avons expliqué dans la partie précédente, il existe différentes formes de coopérations plus ou moins formelles entre firmes. Nous nous concentrons dans le cadre de cette thèse sur les alliances stratégiques. Néanmoins, avant d’aller plus loin, il est nécessaire de les définir précisément. De très nombreuses définitions existent et nous retiendrons une définition récente et se voulant synthétique, à savoir celle de Kale & Singh (2009, p. 46) : « Une alliance stratégique est une relation volontaire entre deux ou plusieurs firmes indépendantes qui échangent, partagent ou développent ensemble des ressources ou capacités afin d’atteindre des objectifs communs » .
Nous complétons cette définition par une analyse proposée par Yoshino & Rangan (1995). Ces auteurs identifient trois conditions nécessaires et suffisantes pour définir une alliance stratégique. (1) La première condition est de s’assurer que les deux entreprises restent indépendantes suite à la formation de cette alliance. Cette condition a essentiellement pour vocation de différencier les alliances des fusions acquisitions dans lesquelles les firmes perdent leur indépendance juridique. (2) La deuxième condition pose que les partenaires doivent partager les bénéfices et les risques et mettent pour cela un système de gestion mutuel. L’enjeu est ici d’insister sur le caractère coopératif des alliances et cela peu importe l’issue du projet. (3) Enfin, la troisième condition insiste sur le fait que chaque firme doit apporter des éléments au sein de l’alliance. Ces éléments peuvent être différents ou de même nature, mais il est nécessaire que chacun des membres contribue à la construction de l’alliance en engageant des ressources spécifiques (Dyer & Singh, 1998).
Les déterminants de la formation des alliances
Maintenant que l’on a déterminé ce qui relevait des alliances stratégiques ou non, il nous faut comprendre les raisons de la formation de ces alliances. Plusieurs explications ont été proposées et nous en présentons les principales.
Les alliances pour réduire les coûts de transaction
La théorie des coûts de transaction s’appuie sur les coûts de transaction pour justifier l’existence et l’émergence des entreprises comme alternative au marché (Coase, 1937). Selon ce cadre héorique, l’enjeu est de trouver la forme structurelle permettant de minimiser les coûts d’activités (coûts de transaction et coûts organisationnels). Dans la continuité de ces travaux, des auteurs comme Stuckey (1983) ou Williamson (1985) tentent de caractériser l’alliance comme une organisation hybride entre le marché et la hiérarchie (i.e. l’organisation). L’alliance serait ainsi un mode organisationnel permettant à la fois de réduire les coûts de transaction avec les partenaires (par rapport à la situation de marché), tout en réduisant les coûts d’organisation (par rapport à la situation purement hiérarchique). Cette solution hybride serait donc le résultat d’un simple effort de minimisation des coûts (Gulati, 1995).
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Table des matières
Introduction
1. Une approche globale des stratégies d’alliances
1.1. Du paradigme concurrentiel au paradigme coopératif
1.1.1. L’approche traditionnelle des relations entre firmes : la concurrence
1.1.2. L’émergence d’une logique coopérative
1.2. Positionnement des alliances dans le spectre coopératif
1.3. Les déterminants de la formation des alliances
1.3.1. Les alliances pour réduire les coûts de transaction
1.3.2. Les alliances pour accéder à des ressources
1.3.3. Les alliances pour réaliser des économies d’échelle
1.3.4. Les alliances pour apprendre de ses partenaires
1.3.5. Les alliances pour réagir plus rapidement aux contraintes environnementales
1.4. Les thèmes récurrents sur les stratégies d’alliances
1.4.1. Le fort taux d’échec des alliances
1.4.2. La sélection des partenaires
1.4.3. La gouvernance des alliances
1.4.4. La performance des alliances
1.4.5. L’étude des alliances au-delà de la dyade
1.4.5.1. Les triades
1.4.5.2. Les alliances multilatérales
2. Combiner les concepts pour développer de nouvelles perspectives sur les alliances
2.1. De la combinaison de firmes à la combinaison d’alliances : l’étude des portefeuilles d’alliances
2.1.1. Pourquoi s’intéresser aux portefeuilles d’alliances ?
2.1.2. Des définitions multiples
2.1.3. Les principaux axes de recherche sur les portefeuilles d’alliances
2.1.3.1. L’émergence des portefeuilles d’alliances
2.1.3.2. La configuration des portefeuilles d’alliances
2.1.3.3. Le management des portefeuilles d’alliances
2.1.4. Un intérêt plus particulier pour l’évolution des portefeuilles d’alliances
2.1.4.1. Une revue de la littérature existante sur l’évolution des portefeuilles d’alliances
2.1.4.2. Une proposition de contribution sur l’évolution des portefeuilles d’alliances
2.2. De la combinaison de partenaires à la combinaison de concurrents : l’étude de la coopétition
2.2.1. Pourquoi s’intéresser à la coopétition ?
2.2.2. De multiples définitions
2.2.3. Les principaux axes de recherche sur la coopétition
2.2.3.1. L’étude des déterminants de la coopétition
2.2.3.2. Le management de la coopétition
2.2.3.3. L’impact de la coopétition sur la performance
2.2.4. Un intérêt plus particulier pour les typologies de la coopétition
2.2.4.1. Une revue des principales typologies des relations de coopétition
2.2.4.2. Une tentative de contribution par la construction d’une nouvelle typologie de la coopétition
2.3. De la combinaison de ressources à la combinaison de marchés : l’étude des stratégies d’alliances redéfinissant les frontières des marchés
2.3.1. Pourquoi s’intéresser aux alliances redéfinissant les frontières des marchés ?
2.3.2. Des approches multiples de la définition des marchés
2.3.3. De l’approche économique à l’approche sociologique des marchés
2.3.4. Les débats autour de la définition des frontières des marchés
2.3.4.1. Les enjeux de la connaissance des limites de son marché
2.3.4.2. L’évolution et la convergence des marchés
2.3.5. Une vision proactive de la définition des marchés dans le cadre des alliances
2.3.5.1. De la vision passive à la vision proactive du marché
2.3.5.2. L’enjeu de la redéfinition des marchés dans la gestion des alliances
2.4. De la combinaison d’organisations à la combinaison de produits : l’étude des stratégies de bundling
2.4.1. Pourquoi s’intéresser aux stratégies de bundling ?
2.4.2. Des définitions multiples
2.4.3. Les thématiques de recherche sur le bundling
2.4.3.1. Le bundling en vue d’améliorer son avantage concurrentiel
2.4.3.2. Le bundling comme moyen de structurer le marché en sa faveur
3. Une absence de veritable dialogue entre les concepts
3.1. Des concepts proches mais des littératures qui s’ignorent
3.2. Les spécificités propres à chaque concept mobilisé
3.2.1. Les portefeuilles d’alliances
3.2.2. La coopétition
3.2.3. Les alliances inter-marchés
Conclusion
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