Une approche d’analyse risque/bénéfice de la consommation de poissons et produits de la mer

Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), dans le contexte d’une évaluation du risque sanitaire, le risque se définit comme la probabilité d’apparition d’un effet néfaste dans un organisme, un système, une population ou un sous-groupe populationnel, en réaction à l’exposition à un agent (IPCS, 2004, FAO/WHO CODEX ALIMENTARIUS COMMISSION, 2005). Le bénéfice quant à lui se définit comme la probabilité d’apparition d’un effet positif et/ou comme la probabilité de réduction d’un risque, dans un organisme, un système, une population ou un sous-groupe populationnel, en réaction à l’exposition à un agent (EFSA, 2006a).

Le concept de l’approche risque/bénéfice liée à l’alimentation est apparu vers les années 2000 (WHO, 1997, WHO, 2006a, EFSA, 2006a). Si l’alimentation apporte les nutriments nécessaires et parfois indispensables au fonctionnement dit physiologique « normal » de l’organisme, elle est aussi le vecteur de contaminants impliqués dans les processus physiopathologiques. Traiter le risque seul, du point de vue du toxicologue, peut conduire à des recommandations d’éviction de certains aliments ou de limitation de leur consommation pouvant entrainer par l’exclusion de certains aliments des conséquences sanitaires liées à la non-couverture d’apport d’un ou plusieurs nutriments. A l’opposé, traiter du seul bénéfice, du point de vue du nutritionniste, peut conduire à l’émission de recommandations d’augmentation de consommation de certains aliments pouvant entrainer par excès de consommation des conséquences sanitaires liées au dépassement de la dose toxicologique de référence pour un ou plusieurs contaminants. Les approches risque/bénéfice sont donc nécessaires afin de proposer des recommandations de consommation cohérentes tenant compte à la fois des risques liés aux contaminants apportés par l’alimentation et des bénéfices nutritionnels de cette même consommation (Renwick et al., 2004).

Ces analyses risque/bénéfice peuvent être envisagées dès lors qu’un aliment ou un composant nutritionnel combine, à la fois, des effets potentiellement positifs et négatifs. Une telle démarche est aussi souhaitable avant de proposer une intervention telle qu’un enrichissement en vitamines et/ou minéraux. Elles peuvent aussi être utilisées pour tester, de façon théorique, une modification dans un régime alimentaire, dans le cadre d’une recommandation de santé publique par exemple. Enfin, elles sont évolutives et peuvent être reconduites dès lors que de nouvelles connaissances sont susceptibles de remettre en cause les conclusions d’une analyse précédente.

Les produits de la mer, et plus spécifiquement le poisson, se prêtent particulièrement bien à ce type d’analyse. En effet, le poisson est un vecteur majoritaire d’acides gras essentiels de la famille des oméga 3, et une source non négligeable de protéines, de vitamines A, D et E entre autres, et de minéraux tels que l’iode ou le sélénium. Pour l’ensemble de ces nutriments, le bénéfice santé est bien documenté, et en particulier pour les omégas 3. De nombreuses études ont montré une association négative entre la consommation de poisson et certaines pathologies, notamment cardiovasculaires – maladies coronaires (Daviglus et al., 1997, Hu et al., 2002, Kris Etherton et al., 2002), accidents vasculaires cérébraux (He et al., 2004) – certains cancers (Hirose et al., 2003, Norat et al., 2005, Hughes et al., 2009), la dépression (Astorg et al., 2008b, Timonen et al., 2004) et certaines maladies neurodégénératives (Morris et al., 2003, Huang et al., 2005). Aussi le poisson est-il généralement considéré comme un aliment « bon pour la santé ».

Néanmoins, le poisson est également un contributeur parfois majoritaire de l’exposition à certains contaminants de l’environnement, comme le méthylmercure, l’arsenic et les polluants organiques persistants (dioxines, polychlorobiphényles, polybromodiphényléthers, etc.) dont les rôles dans le déclenchement ou l’aggravation de certaines pathologies sont connus. La littérature a décrit les effets neurotoxiques du méthylmercure (Harada, 1978, Harada et al., 1999, Grandjean et al., 1999), et a suggéré son implication dans une réduction des effets protecteurs des omégas 3 sur la santé cardiovasculaire. De nombreux effets toxiques des polluants organiques persistants ont également été rapportés, notamment sur le foie, les reins, la thyroïde et le système nerveux central (WHO, 2002, WHO, 2003, WHO, 2006b, AFSSA, 2006d).

Depuis peu, les instances internationales et nationales révisent les recommandations de consommation de poisson en s’appuyant sur des évaluations risque/bénéfice : il peut ainsi être noté le lancement d’une consultation de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (Food and Agriculture Organization, FAO) et de l’OMS sur ce sujet (2010) et des démarches engagées par des Agences telles que l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA) (2010), la Food standard agency au Royaume-Uni (2008), et la Food and Drug Administration aux États-Unis (2009).

Le mercure est un élément chimique naturellement présent dans l’environnement. Il est utilisé dans de nombreuses activités humaines : combustion des énergies fossiles, fabrication de batterie, peinture, industrie chimique, amalgames dentaires, etc. Les sources d’exposition sont donc à la fois environnementales (écorce terrestre) et anthropogéniques. Le méthylmercure est une forme organique du mercure. La microflore bactérienne marine transforme le mercure métallique en méthylmercure, augmentant sa biodisponibilité et favorisant sa bioaccumulation le long de la chaîne trophique. Selon l’OMS, 99% du méthylmercure absorbé quotidiennement est d’origine alimentaire (WHO, 1990). Plus particulièrement les poissons, en particulier les poissons prédateurs car en bout de chaîne alimentaire, constituent le principal contributeur à l’exposition de l’homme (DGS, 1992, Decloitre, 1992, WHO, 2004, ANSES, en cours). Dans les produits de la mer, le mercure est principalement retrouvé sous forme de méthylmercure (JECFA, 2004). Dans le cadre de ce travail, on ne s’intéressera donc qu’aux effets du méthylmercure, et non du mercure inorganique.

Le méthylmercure, absorbé au niveau du tractus digestif, est transformé en un complexe méthylmercure-cystéine (CH3HgS(Cys)), un analogue structural de la méthionine. Il passe ainsi dans la circulation et traverse la barrière hémato-encéphalique. Le cerveau et le système nerveux central constituent les cibles privilégiées du méthylmercure. Chez l’animal, les effets toxiques observés après une exposition à des doses élevées de méthylmercure (0,2 à 10 mg/kg poids corporel) sont des altérations visuelles, auditives et motrices, ainsi que des troubles de la sensibilité. Chez l’homme adulte, des effets ont été observés notamment en Amazonie chez des orpailleurs exposés via les amalgames de l’or avec du mercure : altération des fonctions visuelles, somato-sensorielles et motrices, de la mémoire, l’attention, la faculté d’apprentissage et la dextérité manuelle. Si la neurotoxicité peut se manifester chez l’adulte, le cerveau en développement du fœtus est plus sensible à l’exposition car le méthylmercure passe également la barrière placentaire. Chez l’enfant exposé in-utero, une exposition prolongée au méthylmercure induit des dysfonctionnements moteurs et sensoriels, et un important retard mental, comme l’ont montré l’accident de Minamata, au Japon, dans les années 50 (Harada, 1978, Harada et al., 1999) et d’autres études plus récentes (Grandjean et al., 1999, Oken et al., 2005). Néanmoins toutes les études ne concordent pas, du fait notamment de l’utilisation de marqueurs d’exposition différents, d’imprécisions dans la mesure de ces marqueurs (Grandjean and Budtz-Jorgensen, 2007), et de la non prise en compte de certaines variables de confusion sur les effets . Les mécanismes d’action neurotoxique du méthylmercure (Annexe 1) passeraient notamment par une limitation des transferts de neurotransmetteurs, altérant les fonctions neurocérébrales (Allen et al., 2001, Shanker et al., 2001, Shanker and Aschner, 2003) et promouvant la peroxydation et les dysfonctionnements neuronaux dépendant d’espèces réactives de l’oxygène (ROS) (Aschner and Syversen, 2005).

Outre son effet neurotoxique, le méthylmercure serait associé à une réduction des effets protecteurs des omégas 3 (Acide docosapentaénoïque (DPA) et Acide docosahexaénoïque (DHA)) sanguins sur la santé cardiovasculaire (Virtanen et al., 2005, Mozaffarian and Rimm, 2006) et a aussi été proposé comme facteur de risque de maladies cardiovasculaires, notamment d’infarctus du myocarde et de cardiopathie ischémique (Guallar et al., 2002, Stern, 2005) bien que toutes les études ne concordent pas (Hallgren et al., 2001, Yoshizawa et al., 2002). Plusieurs mécanismes ont été proposés pour expliquer cette association, notamment l’inhibition par le méthylmercure des systèmes antioxydants endogènes et la production de radicaux libres (NRC, 2000), induisant une augmentation des lipoprotéines de faible densité (LDL) oxydés (Andersen and Andersen, 1993, Salonen et al., 2000) qui contribuent au processus d’athérosclérose (Stocker and Keaney, 2004). Par ailleurs, le mercure réduirait les transferts ioniques et provoquerait des changements dans les fonctions plaquettaires, notamment l’agrégation plaquettaire induite par l’adenosine diphosphate (Kumar and Bhattacharya, 2000, Kumar et al., 2001, Kumar et al., 2002) et une hypercoagulation (Wierzbicki et al., 2002). En perturbant le fonctionnement cellulaire et les réponses inflammatoires, l’exposition au méthylmercure déclenche une réponse apoptotique de la cellule, dose-dépendante et croissante avec la durée d’exposition (InSug et al., 1997). Enfin, le méthylmercure inhiberait la formation et la migration des cellules endothéliales, de façon dose-dépendante, favorisant l’hypertension et l’artériosclérose (Kishimoto et al., 1995).

Les biomarqueurs d’exposition à long terme au mercure et au méthylmercure, mais également les biomarqueurs d’effet neurotoxique, sont les concentrations de mercure et méthylmercure dans le sang et le cheveu. Un ratio de l’ordre de 250 L/kg (range 140-370) a été décrit entre la concentration capillaire (en µg/kg) et la concentration sanguine (en µg/L) (WHO, 2004, NRC, 2000, Kershaw et al., 1980, Phelps et al., 1980), avec des variations selon l’âge (Budtz-Jorgensen et al., 2004). Les biomarqueurs d’effet cardiovasculaire sont plus controversés. En effet, si certaines études n’ont pas montré d’association significative entre le mercure ou le méthylmercure sanguin, capillaire ou ongulaire, et mortalité ou prévalence de maladie cardiovasculaire (Ahlqwist et al., 1999, Yoshizawa et al., 2002), d’autres en revanche ont mis en évidence une relation (Salonen et al., 1995, Guallar et al., 2002, Virtanen et al., 2005). Dans une cohorte de 1871 finlandais, Virtanen a observé un accroissement du risque cardiovasculaire dès le second tertile de concentration capillaire de mercure (0,84-2,02 µg/g, soit 3,36-8,08 µg/L sang). Comparativement au premier tertile (<0,84 µg/g cheveu) le risque d’infarctus du myocarde était 1,60 fois plus élevé dans le dernier tertile (>2,03 µg/g cheveu, ou 8,12 µg/L sang), le risque de maladie cardiovasculaire 1,68 fois plus élevé, et le risque de décès de façon générale 1,38 fois plus élevé (Virtanen et al., 2005).

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Table des matières

1 Introduction générale
2 Synthèse bibliographique
2.1 Risques liés à la consommation de produits de la mer
2.1.1 Eléments traces et métaux lourds
2.1.1.1 Méthylmercure
2.1.1.2 Arsenic
2.1.1.3 Cadmium
2.1.1.4 Organoétains
2.1.2 Polluants organiques persistants
2.1.2.1 Dioxines, furanes et polychlorobiphényles dioxin-like
2.1.2.2 Polychlorobiphényles
2.1.2.3 Retardateurs de flamme bromés
2.2 Bénéfices liés à la consommation de produits de la mer
2.2.1 Protéines
2.2.2 Acides gras polyinsaturés à longue chaîne de la famille des omégas 3
2.2.2.1 Bénéfices du poisson et des AGPI-LC n-3
2.2.2.2 Biomarqueurs d’apports et d’effets
2.2.2.3 Apports recommandés en AGPI-LC n-3
2.2.2.4 Apports en AGPI-LC n-3 en France
2.2.3 Vitamines
2.2.3.1 Vitamine D
2.2.3.2 Vitamine E
2.2.3.3 Vitamine A
2.2.3.4 Vitamine B6
2.2.3.5 Vitamine B12
2.2.4 Oligoéléments
2.2.4.1 Sélénium
2.2.4.2 Iode
2.2.4.3 Zinc
2.2.4.4 Fer
2.3 Consommations de produits de la mer
2.3.1 Recommandations en France et à l’étranger
2.3.2 Consommations de produits de la pêche en France
2.3.2.1 En population générale
2.3.2.2 Chez les forts consommateurs
2.4 Analyses risque/bénéfice
2.4.1 Définitions et contexte historique
2.4.2 Méthodologies d’analyse du risque et du bénéfice
2.4.2.1 Risques liés aux contaminants
2.4.2.2 Risques ou bénéfices nutritionnels
2.4.2.3 Risques liés aux contaminants et bénéfices nutritionnels
2.4.3 Quelles solutions ?
3 Conclusion générale

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