À 7h30, j’entre dans un des bureaux des encadrant·e·s de l’unité de police chargée de traiter les dossiers qui seront audiencés le jour même. Il n’y a qu’un seul cas ce jour-là. Je dois donc rejoindre Patrick, l’enquêteur en charge du dossier. Celui-ci arrive alors dans le bureau. Il m’explique qu’il est arrivé à 6h et qu’il a déjà eu le temps de préparer le dossier et qu’il attend désormais l’interprète qui doit arriver dans une heure. Lorsqu’elle arrivera, il pourra interroger le suspect. Je rejoins le policier dans son bureau, je lis le dossier et j’en discute avec lui. La discussion dérive jusqu’à ce qu’à 8h40 l’interprète arrive et que nous allions dans la salle d’interrogatoire. Carnet de terrain, 15 novembre 2019 .
À 11h35, la parquetière Frau Hesse ouvre un dossier qui doit passer en audience l’après-midi. Elle voit que le suspect avait sur lui quatre doses d’héroïne au moment de son interpellation. Aucune question n’est posée lors de l’interrogatoire pour savoir s’il souffre d’un syndrome de manque et donc s’il est en état de suivre une audience le jour même. Elle décide d’appeler le service de police compétent, mais personne ne répond. Elle déclare alors, « on a le temps, je réessaierai après ». Carnet de terrain, 23 octobre 2019 .
À 14h45, une audience est finie, le juge se retire et un nouveau juge, Herr Adlermann, entre dans la salle pour l’affaire suivante. Il propose à la greffière d’aller fumer une cigarette. Après le retour du juge dans la salle, à 14h59, le prévenu est amené et placé à la barre. L’interprète lui glisse quelques mots. La parquetière est absente et le juge regarde le dossier, il lit la plainte puis le résumé des faits par la police et enfin l’acte d’accusation. À 15h04, il joint ensuite ses mains devant lui, il attend. La greffière commence à discuter avec l’interprète puis il y a un nouveau blanc dans la salle. Au bout de quelques secondes, à 15h06, le juge prend la parole et explique au prévenu qu’on attend le représentant du parquet. Il montre le siège vide à la droite du prévenu. L’interprète traduit ce que dit le juge après quoi le prévenu se lève et se fait rappeler à l’ordre par le juge. Il prend ensuite la parole pour expliquer qu’il a déposé sa demande d’asile. Le juge lui répond que ce n’est pas très pertinent, mais que cela va être noté. La greffière s’exécute. Après un nouveau blanc de quelques secondes, la parquetière arrive et l’audience commence. Il est 15h09. Carnet de terrain, 6 novembre 2019 .
Ces trois situations d’attente sont toutes issues d’observations menées au sein du Landeskriminalamt (LKA), l’office régional de police judiciaire de Berlin. Le bâtiment du LKA abrite une annexe du tribunal pénal de Berlin, le Bereitschaftsgericht, que l’on pourrait traduire par « tribunal de garde ». Au sein de ce tribunal sont notamment jugés des affaires en besonders beschleunigtes Verfahren, une procédure que l’on pourrait traduire en français par l’expression « procédure particulièrement accélérée» et qui permet une condamnation le lendemain de la commission d’une infraction. Les trois extraits de carnet de terrain reproduits ici décrivent tous un moment du traitement de ces affaires et, alors que ces dernières sont traitées selon la procédure pénale la plus rapide qui existe en Allemagne, on voit que ce traitement est caractérisé par l’attente. Les différent·e·s acteur·ice·s qui interviennent sur le dossier « ont le temps ».
Le traitement du dossier dans cette procédure, de l’arrestation des suspect·e·s à leur condamnation, ne dure pas plus de quarante-huit heures et dans les faits, le plus souvent, moins de vingt-quatre heures. On pourrait donc s’attendre à une course contre la montre pour s’assurer que le dossier soit en état d’être jugé aussi rapidement, mais l’observation des pratiques des travailleur·euse·s de ce tribunal remet en cause cet a priori. Si effectivement les dossiers doivent être transmis à l’heure prévue, il n’en découle pas pour autant de la précipitation et du stress. Patrick, le policier, a une heure de temps libre pour discuter, alors même qu’il a pris le seul dossier du jour et que ses collègues n’ont donc aucune affaire sur leur bureau. Il est déjà presque midi lorsque la parquetière Frau Hesse découvre un dossier qu’elle doit transmettre avant 16 heures. Il manque des informations qu’elle n’arrive pas à obtenir, mais rien ne presse. Le juge Herr Adlermann, de son côté, prend le temps d’aller fumer avant de présider son audience et doit attendre la représentante du parquet pour commencer l’affaire suivante. Il s’écoule ainsi presque une demiheure entre les deux audiences.
Temps et temporalités
« On entend souvent parler du rythme de la vie, et du fait que c’est par lui que se distinguent les différentes époques historiques, les zones du monde à la même époque, et même les individus d’un même pays, ou appartenant à la même sphère » Georg Simmel .
Analyser les temporalités de la justice et ses évolutions c’est prendre le temps comme objet sociologique. Cette démarche est présente dès l’émergence des sciences sociales avec des questionnements sur la dimension sociale du temps. Elle implique de se demander comment saisir le temps, pas seulement comme une variable, ou comme une dimension à appréhender, mais comme objet à placer au cœur de l’analyse . Si les analyses du temps sont multiples elles se déploient sur deux axes, d’un côté les temps sociaux compris comme « les grandes catégories ou blocs de temps qu’une société se donne et se représente pour désigner, articuler, rythmer et coordonner les principales activités sociales auxquelles elle accorde une importance et une valeur particulière » et de l’autre le temps individuel qui peut correspondre à un temps quantifié en fonction des catégories sociales temporelles ou à un rapport subjectif au temps. Les temps sociaux et individuels sont naturellement imbriqués comme c’est déjà le cas dans les travaux de Marx, où le temps industriel qui s’impose à la société tout entière et marque son entrée dans le capitalisme a pour conséquence de faire du temps individuel l’unité de mesure de la valeur d’une marchandise centrale, la force de travail .
Pourtant, en soulignant avant tout la dimension sociale du temps, les études consacrées au temps ont ensuite principalement mis l’accent sur le temps collectif et partagé. Durkheim en particulier consacre le temps comme une construction sociale partagée dans une société, il souligne ainsi que c’est « le rythme de la vie sociale qui est à la base de la catégorie de temps». Elias de la même façon s’intéresse au temps principalement en tant que sa conception est partagée, ce qui résulte d’un long apprentissage. Le rapport au temps est alors le propre d’une société et Elias montre notamment comment ce rapport se détache progressivement des rythmes de la nature pour être déterminé plus activement par les individus.
Une conception du temps propre à la modernité
« De toute les simplifications que l’on peut faire en décrivant le processus de modernisation, la moins fallacieuse est peut-être celle qui consiste à dire que la modernisation est une modification dans l’expérience du temps » écrivait Peter Berger . L’analyse du temps est alors abordée selon l’angle du rapport qu’ont les individus avec lui. L’expérience du temps serait caractéristique d’un mode de civilisation et caractériserait le passage entre différents modes de civilisation et notamment le passage de la tradition à la « modernité ». Quelle est alors cette nouvelle expérience du temps ? Anthony Giddens vient apporter une réponse à cette question. Il considère trois éléments qui permettent de caractériser la vie sociale moderne et le premier est la séparation entre le temps et l’espace. Cela est rendu possible par le fait que le temps n’est plus comptabilisé à travers l’activité, ce qui permet de le sortir des situations et donc de lieux spécifiques et d’en faire un temps vide . Nous ne souhaitons pas rentrer ici dans une discussion qui nous amènerait à argumenter sur ce qui caractérise ou non la modernité et savoir comment la déterminer. Pour autant, ce détour est nécessaire dans la mesure où c’est justement ce type d’analyse que Hartmut Rosa mobilise dans son étude sur l’accélération.
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Table des matières
Introduction générale
Première Partie : Les configurations d’une filière pénale unique pour le traitement immédiat
Chapitre 1. La place du traitement immédiat des affaires pénales dans la justice allemande
Chapitre 2. Le besonders beschleunigtes Verfahren : une procédure de classe
Deuxième Partie : Accélération et travail du droit
Chapitre 3. La production par la police d’un dossier à traiter en besonders beschleunigtes Verfahren
Chapitre 4. Contrôler les dossiers et produire un récit : le travail juridique des magistrat·e·s
Chapitre 5. Accélération et identité professionnelle
Troisième partie : (L)égalité et accélération
Chapitre 6. Déterminer la vérité judiciaire sous contrainte temporelle
Chapitre 7. L’accélération : l’assurance de la punition des populations vagabondes
Conclusion générale
Déconnecter accélération et précipitation
Bibliographie
Annexes
Glossaire