Le surréalisme a été, sans conteste, influencé par les idées de la psychanalyse, mais que faut-il entendre exactement par « influence » ? Elle peut en effet correspondre à une réelle migration des idées et concepts entre le champ de la psychanalyse et le champ surréaliste et, dans cas, présenter un intérêt considérable pour notre recherche en ce sens qu’elle contribuerait à mettre au jour un rapprochement voire une relation entre l’art et la science. Dans cette perspective, l’idée de participer à l’élaboration ou à l’esquisse d’un cadre épistémique nouveau, dans lequel la science et l’art s’inscriraient dans un rapprochement et une collaboration inédits, présageant une requalification de leur statut et pourquoi pas de leur modus operandi, comporte un tel enjeu que nous souhaitions lui réserver toute notre attention.
Autres hypothèse et possibilité : l’influence que la pyschanalyse a exercée sur le surréalisme, est à considérer et à examiner d’une manière plus nuancée et critique, dans la mesure où il serait prématuré ou tout simplement inexact de croire que le surréalisme fut une pure application des procédés psychanalytiques dans le champ artistique. Plus encore, sommesnous en droit de supposer que l’influence dont nous parlons est un simple phénomène de surface, voire un épiphénomène ; la psychanalyse aurait pu servir dans ce cas de caution scientifique à un mouvement artistique naissant, cherchant à appuyer son ascension sur des bases solides et reconnues sans pour autant respecter ses méthodes ou ses concepts dans l’élaboration de ses propres théories et pratiques. Il faudrait alors tempérer notre première hypothèse qui voudrait voir dans le surréalisme une tentative d’application pure et simple des principes de la psychanalyse à l’art ; cela dit, l’art surréaliste a la prétention et l’ambition d’utiliser tous les moyens mis à sa dispostions pour capter les pouvoirs de l’esprit afin de transformer le monde par la modification de notre perception de la réalité et de leurs actions possibles sur le monde réel. Le surréalisme semble répondre au désir de hisser l’art à un niveau qui lui a été refusé jusqu’alors, pouvoir (dans sa double acception : la possibilité et le droit) agir sur notre condition sociale et politique en proposant une réponse à nos questions et problèmes existentiels.
Surréalisme et Psychanalyse
Les points de convergence
Un contexte historique propice à une pensée « révolutionnaire »
Pouvons-nous aborder l’avènement de deux courants de pensée aussi importants que sont la psychanalyse et le surréalisme sans nous attarder à identifier le contexte historique dans lequel ils ont émergé ? Du point de vue de Breton et nous pensons qu’il a son mot à dire compte tenu de son influence sur le mouvement qu’il a impulsé, créé et accompagné pendant près d’un demisiècle, nous pouvons répondre sans hésitation par l’affirmative. En effet, le surréalisme s’inscrit dans une problématique spécifique à son temps, puisqu’il tente de proposer une solution ou du moins une alternative face à une société qui par son idéologie a fait peser sur la l’homme un ensemble de contraintes (morales, sociales et intellectuelles) qui ont conditionné et limité son existence dans ses possibilités et potentialités. Le symptôme qui montre et couronne en même temps l’échec d’une société occidentale bourgeoise, conformiste et enlisée dans la tradition judéo-chrétienne, est la grande guerre de 1914 à 1918, terroir dans lequel a germé la graine de révolte du surréalisme. Breton avait réagi en ces termes :
« Par-dessus tout, nous étions en proie au refus systématique, acharné, des conditions dans lesquelles, à pareil âge, on nous forçait à vivre. Mais ce refus ne s’arrêtait pas là, ce refus était avide […] ce refus portait […] sur toute la série des obligations intellectuelles, morales et sociales que de tous côtés et depuis toujours, nous voyions peser sur l’homme de manière écrasante. «
En 1942 il reconfirmera l’empreinte de la guerre sur la pensée de révolte dont s’était emparé le mouvement surréaliste : « J’insiste sur le fait que le surréalisme ne peut être historiquement compris qu’en fonction de la guerre – de 1919 à 1938 -, en fonction à la fois de celle dont il part et de celle à laquelle il retourne. » Le surréalisme n’est donc pas né ex-nihilo, mais à partir d’une matière et d’un terrain sur lequel il a pu prendre appui, racine, pour se déployer et devenir quoiqu’on en dise, un mouvement artistique à part, puisqu’il est peut-être le seul à avoir eu la prétention de lier la science à l’art et en particulier à la poésie.
La folie et André Breton : la rencontre décisive et la découverte de la psychanalyse freudienne
André Breton avait déjà rencontré la folie par l’intermédiaire de la poésie quand il découvrit Rimbaud qui par le jeu du « dérèglement de tous les sens » l’avait invité à quitter le sol de la réalité quotidienne et banale pour l’enjoindre de s’envoler vers des contrées insoupçonnées, et devenir « un voyant ». Le poète entendu comme le « vrai voleur du feu », est appelé a faire rencontre avec l’étrangeté, ce qui fera dire au poète de Charleville-Mézières : « Je est un autre ». Breton avait qualifié Rimbaud dans le premier Manifeste « de surréaliste dans la pratique de la vie et ailleurs », faisant de lui un des précurseurs du surréalisme parce que la réalité ne se donnait pas d’emblée dans son entièreté, parce qu’elle se dévoilait tout au contraire à la mesure de notre sensibilité et de notre aptitude à porter un regard neuf sur les choses, grâce au regard poétique. L’« autre » dont parle le poète voyant, ce double qui échappe à l’unicité de son identité, est selon Breton, le double de Rimbaud qui s’imprégne du réel d’une manière involontaire quasi inconsciente . Cela en tant que tel, préfigurait déjà « l’automatisme pur » que le surréalisme reprendra à son compte pour constiter la pierre angulaire d’un courant de pensée à la recherche de la connaissance du psychisme et de son fonctionnement réel. La notion de « sujet » est donc centrale dans la pensée bretonienne qui cherche dans la poésie puis dans d’autres disciplines plus scientifiques (la psychanalyse notamment) une réponse à une question fondamentale qui constituera le thème central du roman Nadja : « Qui suis-je » ; une question identitaire, existentielle, qui demeurera presque sans réponse, et qui hantera l’héroïne du roman éponyme, Nadja, un sujet en proie à la folie qui finira finalement par y sombrer. Mais la question du sujet, acteur ou auteur de ses pensées et de ses actes, a toujours hanté Breton, y compris dans sa jeunesse et particulièrement quand il rencontra la folie sur le front, au milieu des combats et des victimes rapatriées à l’hopital de St Dizier.
La place du Rêve dans la théorie psychanalytique et le surréalisme
Le rêve est contenu dans la réalité (conformément au principe d’immanence que défend Breton), et la perception que nous avons de la discontinuité entre l’état de rêve et l’état de veille n’est selon lui qu’une illusion ou du moins le résultat d’une habitude à laquelle la mémoire nous a conduit. Ecoutons Breton qui dans le premier Manifeste (1924) affirme : « Dans les limites où il s’exerce (passe pour s’exercer), selon toute apparence le rêve est continu et porte trace d’organisation. Seule la mémoire s’arroge le droit d’y faire des coupures, de ne pas tenir compte des transitions et de nous représenter plutôt une série de rêves que le rêve. De même, nous n’avons à tout instant des réalités qu’une figuration distincte, dont la coordination est affaire de volonté ». C’est donc ce moment où la mémoire s’arroge un droit qui n’est pas le sien, que le rêve est stoppé dans sa continuité et relégué au statut d’expérience de second choix, accessoire, au regard de l’état de veille qui semble seul demeurer au plus près de la réalité. Le statut de la réalité exclurait toute forme de discontuinité, comme si tout devait être à tout moment, visible pour être observable, mesurable, quantifiable donc prédictible. Or la psychanalyse remet de l’ordre dans la hiérarchie des états psychiques, dans la catégorisation des phénomènes psychiques, quand le rêve nous permet non seulement de mieux comprendre le fonctionnement de notre inconscient et la manière dont il influence l’ensemble de notre vie psychique, mais d’être en étroite relation avec notre vie psychique diurne. Nous savons que Freud confère au rêve la fonction de résoudre les problèmes que nous n’avons pas pu solutionner durant la journée. Il y a donc à rebours du mouvement du temps, qui va du l’état de veille vers le rêve (comme le conçoit Breton dans le Manifeste de 1924) une continuité entre la réalité vécue et l’activité onirique.
La réalité qui s’oppose au désir inconscient va faire refluer ce désir inassouvi vers l’inconscient en transitant par le rêve et son mécanisme de résolution des conflits. En ce sens, le rêve est bien le symptôme causé par un désir contrarié par la réalité et il est le moyen de résoudre ou tout au moins de réduire le conflit entre la réalité et le désir inconscient. Mais revenons à la rencontre entre la folie et Breton à St Dizier qui sera le déclencheur de l’intérêt que va porter le jeune poète, étudiant en psychiatrie, à ses premières lectures de Freud. Car rappelons-le, Breton est en proie à un conflit intérieur, celui de choisir entre la poésie et la médecine, entre l’imagination la plus désarrimée du réel, la plus délirante, et la science qui nous ancre à une réalité objective parfois appauvrissante mais tellement sécurisante ; la psychanalyse serait elle en définitive ce compromis tant recherché et attendu ? Une science qui donnerait du crédit au rêve, aux artistes aussi, à l’inconnu, en apportant des réponses en guise de consolation pour qui abandonnerait ses rêves de jeunesse (devenir poète) et prétendre à une carrière de médecin aliéniste ? Breton confiera ses états d’âme à son ami Fraenkel que nous avons cité précédemment, dans une lettre du 25 septembre 1916 écrite au petit matin : J’accorde cette heure de chaque jour à la poésie, pour séduire l’aube qui me l’enseigne sous les pommiers. Je regrette mes rêves évaporés de la nuit, des sonnets de Mallarmé me reviennent par lambeaux. Comme le reste du jour se passe à démembrer la pensée des autres, que la récolte outrageante est suffisamment riche, […] je n’honore d’aucun regard les photographies, les livres qui me tendent le piège de ma vie passée quand le soir est venu… Je tromperai, j’espère, jusqu’à ces vestiges de la première heure, je bannirai toute flamme guetteuse, je resterai aux mots sûrs, qui ne compromettent pas. […] Démence précoce, paranoïa, états crépusculaires. O poésie allemande, Freud et Kraepelin !”.
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Table des matières
Introduction
I. Surréalisme et Psychanalyse
1. Les points de convergence
1.1. Un contexte historique propice à une pensée révolutionnaire
1.2. La folie et André Breton : une rencontre décisive et la découverte de la psychanalyse freudienne
1.3. La place du Rêve dans la théorie psychanalytique et le surréalisme
1.4. La fin du règne du Cogito cartésien et l’avènement du moi freudien : une opportunité pour le surréalisme
1.5. Le seconde topique freudienne et l’idée du Soi bretonien
2. Les premiers points de divergence
2.1. Quand l’Anthropologie sert de caution scientifique à la psychanalyse et de source d’inspiration au primitivisme surréaliste
2.2. Le rêve et sa fonction synthétisante dans le « paradigme » surréaliste
2.3. La poésie et le langage analogique, « comme » le troisième terme entre le rêve et la réalité
II. Le Surréalisme dans le sillage de l’associationnisme tainien
1. Automatisme et associationnisme : les fondements théoriques du surréalisme
1.1. Le surréalisme se définit comme « l’automatisme psychique pur »
1.2. Automatisme psychologique et l’Association libre : deux concepts annonciateurs du déclin de l’associationisme
1.3. Breton à la croisée de deux périodes associationnistes
2. Breton et la conception tainienne du processus de perception et de l’identité du
« moi »
2.1. Une réévaluation de l’importance accordée à la perception et à la sensation dans la théorisation du surréalisme
2.2. . Perception et Hallucination vraie
2.3. L’identité stable du moi remise en question
2.4. L’influence de l’associationnisme tainien et du sensualisme condillacien dans la
requalification du moi et de l’imaginaire bretoniens sur fond de mythologie
III. Imaginaire et Mythologie dans le surréalisme : Eros, pulsion de Vie ou/et pulsion poétique
1. Le mythe d’Eros et l’espoir de repousser les limites de la condition humaine
1.1. Le mythe et le rêve d’Eternité
1.2. Le mythe et le retour à l’unité : Eros ou l’abolition des contradiction
1.3. L’Eros à l’œuvre dans la Temporalité freudienne et bretonienne
1.3.1. L’Après-coup freudien et l’Avant-coup (goût) bretonien
1.3.2. Désir sans objet ou désir objectal : temps immanent et temps Objectif
1.3.3. L’Instant bretonien : l’archétype de l’éternité et de la non-dualité ?
2. L’Eros et l’Idéal du moi comme dépassement du moi
2.1.Topologie des instances psychiques freudiennes et mouvement dialectique bretonien : vers l’ébauche d’une structure psychique surréaliste
2.2. Analogie structurelle entre le freudisme et surréalisme
2.3. L’idéal du moi freudien et la culpabilité : quel Eros adopter ?
3. L’Eros à la reconquête de son idéal par la transgression : l’Idéal du moi bretonien libéré du surmoi
3.1. L’interdit et l’Eros : une rencontre qui se nomme « Idéal du moi »
3.2. « L’Eros du poète » à la reconquête du Moi idéal
3.3. La création d’un mythe nouveau sur le mode du transgressif
4. Le Mythe surréaliste : l’Eros du poète et l’inter-dit
4.1. La poésie nervalienne précurseuse du surréalisme : entre mythe, rêve et réalité
4.2. Le complexe de Nerval actif dans le surréalisme bretonien
4.3. Du point nerval au point vernal : la poésie chant de l’espérance et de l’éternelle jeunesse
4.4. De l’ombre à la lumière, de Thanatos à Eros : l’acte salvateur de la Poésie
4.5. La place du poète et de l’artiste surréaliste face au rationalisme : le recours à la psychanalyse comme « acte manqué »
4.6. L’artiste et le poète surréaliste initiateur d’un mythe nouveau : Eros vainqueur de
thanatos
Conclusion
Bibliographie
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