LA POSSIBILITÉ DE FAIRE CONNAÎTRE LE POINT DE VUE DES VICTIMES ET DE PLAIDER LEUR CAUSE
Typologie des récits de séjour et d’expériences longues
Des récits de voyage de l’Afrique à l’Amérique…
Les écrits d’anciens esclaves et de serviteurs sous contrat ne se bornent pas à relater une expérience de vie souvent douloureuse, ils racontent un « voyage » ou « séjour »plus ou moins long, en utilisant les codes implicites de la relation de voyage. Réal Ouellet, spécialiste du récit de voyage, explique que ce genre « se rapproche du roman par sa recherche du suspense narratif et de l’exotique », et que la relation de voyage constituait un “ véritable inventaire de curiosité et de réflexion du voyageur ». Même si Gustavus Vassa, Jeffrey Brace et Venture Smith, racontent leur propre histoire, il est possible d’envisager leur travail comme une relation de voyage, car, comme le dit Ouellet, ces auteurs notent tous leurs observations à propos desnouveaux paysages ou des populations qu’ils rencontrent. Ils font part de leur étonnement, et établissent des comparaisons. Leurs travaux apportent des précisions événementielles, anthropologiques ou géographiques sur les différents lieux visités. Nous pouvons peut-être parler de relation de voyage « contrainte » puisqu’il ne s’agit pas d’un projetpersonnel des auteurs.
A cause de la façon dont les choses sont décrites et du fait que les auteurs sont en déplacement quasi constant tout au long de leur vie, chacun de ces écrits rappelle le récit de voyage. A la fin de son autobiographie, Venture,publie un certificat prouvant qu’il est un Noir libre. Ce certificat énumère les différentslieux dans lesquels il a été esclave.
Suit une longue description des paysages et des coutumes des habitants de son peuple de la page 1 à la page 45, soit un long chapitre.
Après avoir décrit la situation du début de leur vie, chacun des auteurs africains raconte sa capture, prélude à un déplacement à travers d’autres pays africains. Puis vient le voyage en mer. Une étape racontée très précisément sur lesquelles nous reviendrons. Jeffrey Brance décrit son étonnement à la vue des premiers hommes blancs qu’il rencontre ou lors de son premier contact avec la mer. Pour qualifier les hommes blancs, Brace emploie d’abord le terme d’animaux : « […] nous découvrîmes six ou sept animaux amarrant un bateau et furent immédiatement sur nous » et utilise plus loin l’expression « […] la même pale race de vautours blancs […] . » Nous pouvons noter un même type d’étonnement apeuré chez Gustavus Vassa qui craint que ces étrangers soient des sorciers mangeurs d’hommes.
La plupart des bateaux négriers semble transiter par la Barbade, une île des Caraïbes.
Le voyage se poursuit ensuite en direction de l’Amérique du Nord où les esclaves sont ensuite vendus.
A son arrivée sur le continent, Venture Smith est déplacé vers le Rhode Island sur le continent pour vivre chez son acheteur, puis vers Fisher’s Island . A son arrivée en 1759 ou 1760, Jeffrey Brace reste un certain temps sur l’île, dans une prison, en compagni d’autres esclaves, avant d’être acheté par un commandant de frégate qui l’emmène hors de l’île pour une expédition en mer . Quant à Gustavus Vassa dit Equiano, il est emmenévers une plantation en Virginie.
Les descriptions et les commentaires des trois auteurs africains témoignent de leur étonnement et de la nouveauté de leur expérience. Le fait qu’ils racontent un déplacement rappelle la relation de voyage. Toutes ces caractéristiques énoncées par Réal Oullet peuvent nous faire considérer ces écrits comme des récits de voyage rédigés plusieurs décennies après leur réalisation. Des récits qui nous renseignent sur le ressenti des africains emmenés de force dans de nouveaux environnements.
… Et de l’Europe à l’Amérique
Selon Réal Ouellet, « la relation de voyage en Amérique à l’époque coloniale apparaît comme un texte hétéroclite ou fragmenté avec une diversité formelle extrême […] », en affirmant que celle-ci peut emprunter aux lettres, aux mémoires, aux dialogues aux annales ou au journal.
Cette remarque intéresse le cas d’Elizabeth Sprigs qui envoie une lettre à son père resté en Europe pour lui raconter son expérience. Elle écrit depuis la colonie du Maryland en 1756, ce qui signifie un voyage sans retour. La première phrase : « Mon être à jamais banni de votre vue […] » en dit long sur le déchirement que signifie l’éloignement. Il en va de même pour l’évocation du lieu de vie du père et donc de l’ancien lieu de vie d’Elizabeth Sprigs avec la comparaison : « […] vous en Angleterre […] ». Nous pouvons comprendre dans cette lettre que Sprigs a désobéit à son père en prenant la fuite pour partir s’établir dans une des treize colonies d’Amérique du Nord.
Excepté lorsqu’elle exprime son ressenti sur sa situation, la jeune femme ne parle pasde l’environnement géographique dans lequel elle évolue contrairement à William Moraley et Gottlieb Mittelberger qui écrivent un récit autobiographique pour l’Anglais et un récit d’aventure pour l’Allemand.
Même si Moraley présente son ouvrage comme un récitde voyage et d’aventures, il y raconte sa vie depuis son enfance jusqu’à son retour en Europe. La partie centrale du récit relate son voyage à travers l’Amérique du Nord et son expérience comme engagé. La première partie dans laquelle il raconte son enfance et sa jeunesse sert surtout de préambule et de justification à son engagement et àson départ pour le Nouveau Monde. Nous pouvons donc qualifier son travail de relation de voyage puisqu’on retrouve « la triple démarche : narrative, descriptive et commentative ». Ceci est également valable pour Mittelberger et pour les trois Africains de cecorpus. Les deux européens, décrivent le voyage de façon très précise : les différentes étapes, la durée et les dates de départ et d’arrivée sont consignées aussi précisément que dans un journal de bord. Des détails sur lesquels nous reviendrons par la suite. Pour ce qui est du cheminement depuis le lieu de départ jusqu’au navire, nous pouvons remarquer que Moraley n’a qu’à se présenter au propriétaire du navire pour embarquer vers l’Amérique. Mittelberger, qui réside en Allemagne raconte un cheminement bien plus long et plus douloureux depuis Enzweihingen dans le Palatinat rhénan, son lieu de naissance. Il dit avoir descendu le Neckar et le Rhin jusqu’à Rotterdam en sept jours, avant de rejoindre l’Angleterre à travers la mer du Nord dans un navire. Tout ceci afin d’embarquer pour traverser l’Atlantique vers la Pennsylvanie . Un trajet évoqué par D. Paquet comme habituel pour les migrants allemands issus de la région de Mittelberger : « Les émigrants de cette région, qu’on désigne aux colonies par le terme général de « Palatins », descendent le Rhin, gagnent Rotterdam, puis Londres […] ». Ce qui montre que beaucoup d’habitants de cette région tentent l’aventure. Nous pouvons également remarquer la précision et la justesse de Mittelberger dans son récit.
La précision des descriptions et la similarité des expériences racontées, les écrits des victimes de la servitude issues d’Europe au sujet de leur passage vers l’Amérique, rappellent les mémoires des anciens esclaves. Ressemblance qu’on peut également retrouver dans les récits des personnes ayant séjourné dans les colonies.
Les Quakers, militants de l’abolition de l’esclavag e et la liberté
Gustavus Vassa, Jeffrey Brace et William Moraley racontent tous, dans leur description, avoir eu affaire, à un ou plusieurs moments de leur vie, à des Quakers. Vassa est même acheté par l’un d’entre eux, qui finit parlui accorder la liberté. Ces trois récits donnent à voir un visage plutôt positif du caractère des Quakers. Ces religieux font preuve de générosité et de sympathie envers les esclaves et les opprimés. Nous pouvons nous demander si tous les Quakers étaient vraiment aussigénéreux et pacifistes. Le journal de John Woolman et le manifeste de Benjamin Lay, tous deux membres de cette communauté protestante, fondée en Angleterre en 1652, nous renseignent sur cette question.
La communauté quaker, appelée en Français, la Société des Amis, est considérée, comme le premier groupe à avoir revendiqué l’abolition et l’émancipation des esclaves noirs en Amérique mais aussi en Angleterre . Gauvin évoque plusieurs actions comme des pétitions en faveur de l’abolition, ou la rédactionde différents ouvrages ou manifestes en faveur de cette même cause. Les travaux de Lay et Woolman sont de bons exemples. Le titre choisi par Benjamin Lay le montre d’emblée puisqu’il y est question d’esclavagistes et d’innocents asservis . Les premières pages du texte contiennent d’ailleurs un avertissement de l’éditeur qui confirme la volonté de l’auteur de combattre cette forme de domination : « Ecrit pour un service général, par lui qui vraiment et sincèrement, désire le présent et éternel bien-être et la joie de toute l’humanité, dans le monde entier, pour toutes les couleurs et toutes les nations […], Benjamin Lay . » L’introduction de l’éditeur évoque l’opposition véhémente de Lay à l’esclavage avec non seulement la prononciation de discours dans les réunions de la Société avec l’usage d’une rhétorique violente envers les propriétaires d’esclaves mais aussi des actions comme l’enlèvement du fils d’un Quaker esclavagiste. Un radicalisme qui lui vaut d’être plusieurs fois exclu des maisons de réunions quakers .
Pour qui ? Le problème des destinataires : une portée universelle pas toujours voulue au départ
Des esclavagistes ou partisans de l’esclavage qu’on cherche à convaincre ou à prendre à témoin Si le message et les intentions des différents auteurs est clair : la volonté de dénoncer l’esclavage à travers le témoignage écrit, nous pouvons nous poser la question des destinataires. Pour qui écrire et à qui faire passer le message que l’on veut transmettre ?
Même si le combat pour l’abolition peut-être tenu pour universel, il semble que les auteurs de ce corpus, qu’ils soient d’anciens esclaves, habitants des colonies ou Européens s’étant rendu au Nouveau Monde, visent un public précis qu’ils veulent toucher. Pour le cas des Quakers, Woolman et Lay, mais aussi pour les anciens esclaves Brace et Smith, il semble qu’il s’agisse des habitants des colonies britanniques.
Ceci est évident pour les Quakers. Ce groupe religieux est connu pour le combat de certains de ses membres en faveur de l’abolition de l’esclavage au sein des colonies. Plusieurs d’entre eux ont utilisé l’écrit afin de convaincre les membres de leur communauté des méfaits de la détention d’esclaves . Benjamin Lay et John Woolman s’inscrivent dans ce courant. La volonté du premierde toucher les membres de la Société des Amis d’Amérique est plus flagrante que pour le second. Il s’adresse, à plusieurs reprises, directement aux Quakers. C’est le cas en page 11 et 12 lorsqu’il supplie ceux qui détiennent des esclaves de cesser cette pratique pour le bien de l’humanité : « Mes chers Amis, j’implore […], que vous puissiez vous défaire, en tant qu’hommes, honorablement, d’une pratique si diabolique . » Il rappelle ensuite aux Quakers que l’esclavage est contraire à leurs principes religieux et moraux quiprônent le respect mutuel entre tous les hommes.
Enfin il écrit qu’il désire promouvoir une allianceentre les Quakers et la société des Amis pour faire renoncer les esclavagistes à cette pratique . Lay, souhaite faire arrêter l’esclavage en touchant les Quakers. Il s’adresse même à tous les Chrétiens et cite des passages de la Genèse pour convaincre le plus grand nombre de personnes possible de l’incompatibilité de l’esclavage avec la religion chrétienne.
Contrairement à Lay, Woolman ne s’adresse jamais directement aux lecteurs. En revanche, l’image de lui qu’il donne dans son récit laisse penser qu’il souhaite figurer comme un exemple pour un public issu de la même confession religieuse que lui, et dans un sens plus large pour tous les Chrétiens et les humanistes. Il se présente comme un homme pieux et généreux, qui a le souci de transmettre sa foi et de lutter contre l’esclavage. Nous pouvons émettre l’hypothèse que son récit est écrit dans le but d’encourager ses lecteurs à imiter l’auteur.
Concernant les anciens esclaves, Jeffrey Brace et Venture Smith, nous avons déjà évoqué le fait que leur récit avait été écrit pour un public vivant dans les colonies ou ayant connaissance d’un certain nombre d’élément culturels des sociétés coloniales. Toutefois nous pouvons également nous interroger sur les destinataires. Les mémoires de Jeffrey Brace sont explicites sur le sujet.
LE RÉCIT D’EXPÉRIENCE PERSONNELLE COMME ARME DE CONTESTATION VOLONTAIRE OU NON OU COMME ARME DE GLORIFICATION PERSONNELLE
Une nécessité de toucher les lecteurs par les émotions, un moyen de convaincre et persuader
L’expression de la tristesse et de la peur
Le récit d’expériences personnelles permet aux différents auteurs de notre corpus de tenter de persuader et de convaincre les lecteurs des méfaits des systèmes de servitude, l’esclavage et l’engagement. Les émotions et les sentiments communiqués sont un moyen de toucher le lecteur et de l’amener à la raison. Dans son article, Le Concept de Nostalgie, Jean Starobinski pointe la difficulté d’aborder l’histoire des sentiments et des mentalités :
L’histoire des sentiments et des mentalités soulève une question de méthode, qui tient au rapport des sentiments et du langage. Les sentiments dont nous voulons retracer l’histoire ne nous sont accessibles qu’à partir du moment où ils se sont manifestés, verbalement ou par tout autre moyen expressif. Pour le critique, pour l’historien, un sentiment n’existe qu’au-delà du stade où celui-ci accède à son statut linguistique. Rien n’est saisissable d’un sentimenten deçà du point où il se nomme, où il se désigne et s’exprime. Ce n’est donc pas l’expérience affective elle-même qui s’offre à nous : seule la part de l’expérience affective qui a passé dans un style peut solliciter l’historien.
La tristesse est une émotion présente dans chacune des descriptions. Le scripteur qui se plaint et se pose en victime cherche à toucher son lecteur. La lettre d’Elizabeth Sprigs en est un bon exemple. En faisant part à son père de son désarroi qu’elle partage avec les gens de sa condition, elle cherche à susciter l’émotion,à implorer la pitié de son père pour qu’il accepte de lui venir en aide comme nous l’avons vu. Elle s’apitoie sur sa condition en écrivant : « […] voici la déplorable condition que votre pauvre Betty endure […] » et
parle d’elle et des autres serviteurs contractuels britanniques comme des gens « […] infortunés […]. » Ce qui témoigne bien de l’expression d’une certaine tristesse, en décrivant sa condition misérable.
Du côté des Africains, ce sentiment d’amertume est également exprimé. Celui-ci est provoqué par la séparation des proches et l’éloignement du pays natal suite à l’enlèvement par les hommes blancs. Ils disent même n’avoir, après leur asservissement, désiré rien d’autre que la mort pour en finir avec la condition misérable qui est la leur. Jeffrey Brace parle de son état de tristesse après avoir été séparé de ses camarades et pleure en évoquant son pays natal . Il écrit qu’il a voulu mourir lors d’une bataille contre l’armée espagnole quand il était esclave sur la flotte anglaise :
Mais pendant cette bataille, je peux observer, que je n’avais pas d’autre sensation, que s’ils me tuaient, j’irai chez mon grand père le soleil, par conséquent, j’ai cherché la mort. Je me tenais debout sur le pont supérieur, exposé à tous les tirs ennemis pendant près de sept minutes, contemplant une rencontre avec mon grand père qui était parti avant moi.
La douleur est telle qu’il met ses jours en danger, ce qui lui vaut d’être blessé et immobilisé pendant plusieurs jours . Gustavus Vassa ou Equano a une réaction similaireà celle de Brace. Après avoir décrit l’horreur de la séparation définitive d’avec sa sœur avant son départ d’Afrique, il dit avoir désiré mourir etarrêté de manger lors du trajet en mer entre l’Afrique et les colonies . Un passage durant lequel, il était fréquent que les esclaves choisissent de se donner la mort . Comme Brace, Vassa exprime sa détresse après avoir été éloigné de sa famille et de son pays. Le registre de la tristesse, est très présent dans les récits d’anciens esclaves.
Même s’il n’est pas lui-même victime de l’esclavage, Benjamin Lay exprime lui aussi dans son pamphlet la tristesse que provoque en lui la condition des esclaves. Il écrit : « Ô mon âme pleure en contemplant leur misérable etdésespéré état et condition [etc.]» et ajoute plus loin que sa tristesse sera encore plus grande si les Amis n’entendent pas son appel contre l’esclavage . De la même manière que Sprigs, ou que les anciensesclaves, Benjamin Lay exprime sa tristesse pour convaincre ses lecteurs des méfaits de l’esclavage des Noirs et de l’urgence d’en finir avec cette institution.
La tristesse est donc une émotion qui peut-être luedans la plupart des descriptions.
Un sentiment qui peut aider, nous l’avons vu, à rendre le lecteur plus réceptif au message porté par l’auteur et à se laisser convaincre par ce dernier. Ainsi, l’expression de la tristesse a pu être une arme utilisée par les auteurs, au service de la contestation des systèmes serviles existants en Amérique du Nord au XVIIIe siècle. Mais il est peut-être possible de trouver d’autres sentiments exprimés dans ce combatpour la liberté.
L’épreuve du voyage en mer : étape génératrice de souffrances vers l’Amérique du Nord et vers l’asservissement
Le processus d’aliénation par les privations, le confinement, la violence, et l’éloignement de l’environnement fa milier
Le voyage à travers l’Atlantique est une étape déterminante dans le processus d’asservissement. Une épreuve connue pour être longue et douloureuse . Cet élément est vrai pour les esclaves noirs, mais aussi pour les engagés, dans une moindre mesure. Ce trajet en mer, et cet éloignement entre les continents était une contrainte au début de la colonisation alors que les premiers migrants cherchaient une source de main d’œuvre servile . Les colons ont, semble-t-il, réussi à tirer profit de cette distance et à utiliser le voyage en mer comme une étape importante du commerce d’esclaves et d’engagés. Il est intéressant ici de dresser un parallèle entre les descriptions d’esclaves et d’engagés et les différences et les points communs entre le trajet depuis l’Europe vers l’Amérique du Nord et depuis l’Afrique vers ce même continent. Dans les deux cas, celui des esclaves et celui des engagés, l’expérience du passage en mer est un moment difficile qui paraît mener à une aliénation, par les privations (la faim et la soif), l’éloignement des proches et de l’environnement connu et même la violence. Aucun des auteurs ne décrit son voyage comme un moment plaisant et sans difficulté. Par exemple, pour le cas de Mittelberger, et des migrants allemands, comme nous l’avons déjà évoqué, les difficultés de la vie sur le navire, liées aux éléments météorologiques mais surtout à la longueur du trajet, sont utilisées par les marchands pour créer des engagés une fois arrivés. Pour les Africains, le trajet est aussi un moyen d’être soumis par les Blancs et d’être arraché au monde qu’ils connaissent. Un passage en mer long et difficile qui a marqué les esprits et est resté connu sous le nom de « Middle Passage ». Si Venture Smith, qui embarque vers 1737 et quia alors à peu près 8 ans, ne s’attarde pas sur les descriptions concernant ce passage en mer, et ne le résume qu’en une seule phrase , Gustavus Vassa ou Equiano et Jeffrey Brace racontent précisément leur périple. Ce dernier écrit :
Mais après un court temps je fus poussé dans un trou, où je trouvais mes camarades avec une trentaine de pauvres et misérables africains que l’équipage avait enlevé dans une tribu voisine. Ces pauvres créatures criaient et pleuraient en se tordant les mains, adressant des prières et des exclamations au Père pour leur délivrance. Ce groupe était composé d’hommes, de femmes et d’enfants. Quelques petites filles et petits garçons, pas plus âgé que six ou sept ans étaient enfermés dans un enclos ou une étable, pleurant pour avoir de la nourriture et de l’eau et pour avoir leur père et leur mère.
L’arrivée sur le continent et le début de la vie au service des colons
La vente de la marchandise humaine
Pour les esclaves noirs comme pour les migrants européens sans argent, l’arrivée au Nouveau Monde signifie aussi l’attente d’être acheté par un riche colon ce qui leur permet de quitter le navire, mais qui ne leur donne pas leur liberté. Tous tel du bétail, sujets à une vente. Chacun des trois Africains de notre corpus racontent qu’avant d’arriver en Amérique du Nord, ils ont fait escale sur l’île de la Barbade pour un temps plus ou moins long. Cette île située dans les Caraïbes, paraît en effet être l’étape obligatoire pour les navires marchands d’esclaves en provenance d’Afrique . Jeffrey Brace dit même y avoir été enfermé dans une maison d’assujettissement pendant plusieurs mois, avant d’être acheté et emmené en Amérique du Nord . Venture Smith quant à lui, dit ne pas avoir pu quitter le navire sur l’île et avoir vu la plupart de ses compagnons être vendus : « Nous arrivâmes sur l’ile de Barbade, mais quand nous l’atteignîmes, il s’est révélé, que dans les deux-cent-soixante (esclaves) qui avaient embarqué depuis l’Afrique, pas plus de deuxcent étaient vivants. Ils furent tous vendus, excepté moi et trois autres, aux planteurs ici . » Ceci montre la solitude soudaine subie par les Africains après la vente et la séparation de leur proche, ou de leur compagnons devoyage. Venture Smith est ensuite emmené dans le Rhode Island pour rejoindre la propriété d’un colon. Mais c’est Equiano ou Gustavus Vassa qui explique le mieux la vente dont il est l’objet une fois sur l’île, avant d’être acheté et envoyer dans la province colonialede Virginie en Amérique du Nord. Il montre la peur et l’incompréhension des Africains, et les horreurs commises par les Blancs qui les parquent en véritables lots pour la vente.
LES IMPRESSIONS ET LE RESSENTI, SOUFFRANCE D’ÊTRE ÉLOIGNÉ DES PROCHES ET DES ÊTRES AIMÉS PAR DES DÉPLACEMENTS FRÉQUENTS ; UNE PERTE PROGRESSIVE DE L’IDENTITÉ D’ORIGINE
La séparation des familles et des proches et la solitude soudaine
Au cours de son pamphlet, et afin de porter une critique virulente au commerce des esclaves africains, Benjamin Lay s’adresse aux Quakers esclavagistes et tente, pour les convaincre, de les faire se mettre à la place des esclaves. Il pose la question : « Combien, Chers Amis, aimeraient être bannis de leur pays natal, loin de leurs femmes, de leurs enfants et de leurs amis si ce n’est que pour quelques années, à la fois de la Vieille et de la Nouvelle-Angleterre spécialement ?
» En interrogeant ainsi ses congénères, le Quaker veut montrer l’atrocité du commerce des esclaves dans le monde Atlantique, par le déplacement des populations africaines et, surtout,par la solitude que celle-ci provoque en séparant les familles et les proches. En effet, lessystèmes de commerce de main d’œuvre humaines de la période coloniale, en plus de causer la mort, les souffrances et le dépaysement de millions de personnes, originaires d’Afrique ou d’Europe, ont la responsabilité d’avoir provoqué la séparation et décimé de nombreuses familles. Gottlieb Mittelberger le dénonce bien lorsqu’ il présente la vente des migrants à leur arrivée en Pennsylvanie en 1750.
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Table des matières
Introduction
PARTIE 1 – UN USAGE DE L’ÉCRIT NÉCESSAIRE POUR DÉCRIRE ET CONTESTER LES
SYSTÈMES SERVILES PAR CEUX QUI EN ONT ÉTÉ VICTIMES ET CEUX QUI EN SONT LES
TÉMOINS PRIVILÉGIÉS
CHAPITRE 1 : LA POSSIBILITÉ DE FAIRE CONNAÎTRE LE POINT DE VUE DES VICTIMES
ET DE PLAIDER LEUR CAUSE
CHAPITRE 2 : LE RÉCIT D’EXPÉRIENCE PERSONNELLE COMME ARME DE
CONTESTATION VOLONTAIRE OU NON OU COMME ARME DE GLORIFICATION
PERSONNELLE
PARTIE 2 – UNE VICTIMISATION À TRAVERS LE RÉCIT DEVOYAGE OU D’EXPÉRIENCE
PERSONNELLE. LES NOMBREUX POINTS COMMUNS ENTRE RÉCIT D’ENGAGES ET
D’ANCIENS ESCLAVES
CHAPITRE 3 : LA DESCRIPTION TRÈS PRÉCISE DU PROCESSUS D’ASSERVISSEMENT. 58
CHAPITRE 4 : LES IMPRESSIONS ET LE RESSENTI, SOUFFRANCE D’ÊTRE ÉLOIGNÉ DES
PROCHES ET DES ÊTRES AIMÉS PAR DES DÉPLACEMENTS FRÉQUENTS ; UNE PERTE
PROGRESSIVE DE L’IDENTITÉ D’ORIGINE
CHAPITRE 5 : LA DESCRIPTION DES VIOLENCES ET DES MAUVAIS TRAITEMENTS
DONT LES AUTEURS SONT VICTIMES PENDANT CES SÉJOURS
PARTIE 3 – LE TÉMOIGNAGE ÉCRIT COMME SOUTIEN AUX VICTIMES MAIS AUSSI
COMME AVERTISSEMENT SUR LE RETOUR À LA LIBERTÉ
CHAPITRE 6 : LA RELIGION CHRÉTIENNE COMME SOUTIEN ET RÉCONFORT AUX
VICTIMES DE LA SERVITUDE (NOIRS ET ENGAGÉS) MAIS AUSSI COMME OBJET DE
DÉBAT SUR LE SORT DES ESCLAVES
CHAPITRE 7 : LES DÉBATS AU SEIN DE LA SOCIÉTÉ QUAKER : DES PROGRÈS AU
SERVICE DE L’ABOLITION DE L’ESCLAVAGE DES NOIRS ?
CHAPITRE 8 : LES CHEMINS DE LA LIBERTÉ, DE LA SERVITUDE À LA VIE D’HOMME
LIBRE, LES ÉTAPES DE L’AFFRANCHISSEMENT
CONCLUSION
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