Un système hégélien amputé : le déicide kojévien

L’athéisme : de la question de Dieu à la question de la vérité

L’athéisme constitue le premier essai de formulation du système philosophique qu’a en vue Kojève et qu’il gardera jusqu’à sa mort non sans lui faire subir des modifications plus ou moins importantes mais sans jamais toucher au cœur même de son entreprise, c’est-à-dire à la motivation première qui le conduisit à rédiger un tel texte. En effet, Kojève affirme sa motivation de mettre en place une philosophie prenant la forme d’un système englobant, une philosophie qui doit être, in fine , une ontologie et qui comprend l’ensemble du savoir humain dans les différents rapports que l’homme a avec le monde ( monde qui n’est pas conçu comme une entité séparée, mais comme constitutive de l’homme qui sera appréhendé comme « homme dans le monde »). C’est du moins ce que laisse entendre le plan établi par celui-ci en 1931 (plan qu’il rectifiera le 26 août 1933, soit la veille du début de son cours à l’EPHE sur la Phénoménologie de l’Espritde Hegel). Dès cette époque donc, Kojève possède la structure interne de sa philosophie : dégager une ontologie à partir d’une phénoménologie qui dévoile les deux grands types de positions par rapport au monde, à savoir l’athéisme et le théisme. Tout l’enjeu du texte que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de L’athéisme est alors de dégager les deux rapports au monde propres à l’athée et au théiste en insistant sur la radicale et profonde différence de ces deux rapports.
Cependant, nous pouvons nous interroger sur l’inachèvement de la rédaction qui ne représente, en définitive, qu’une infime partie de l’ensemble que De la philosophie à la Sagesse : Alexandre Kojève et la question de la vérité. Antoine Pollet projetait Kojève. Seule la première partie de l’introduction est rédigée, laissant ouverte de nombreuses questions et reportant de nombreuses analyses à plus tard : la question ontologique n’est quasiment pas abordée et le travail phénoménologique inachevé. Pour quelle(s) raison(s) Kojève n’a-t-il pas achevé la rédaction de ce texte ? Pourquoi a-t-il laissé de côté une telle entreprise qui se voulait être son premier travail philosophique majeur, complet et personnel ?
La réponse à une telle question se trouve sans doute dans la rectification du plan que Kojève effectue en 1933. En effet, alors qu’en 1931 les deux postures (athée et théiste) sont analysées conjointement tout au long de son étude et que l’ontologie (que Kojève appelle alors « philosophie du non existant ») doit se déployer à partir de l’homme athée aussi bien que de l’homme théiste, le plan de 1933 délaisse totalement la position théiste au seul profit de l’athée ; à une phénoménologie de l’athée et du théiste se substitue une phénoménologie de l’athéisme et à une ontologie athée et théiste se substitue une ontologie de l’athéisme. Sans aucun doute, un tel déplacement en dit long sur les changements et les évolutions que Kojève a pu faire durant les deux années qui séparent ces deux plans ; le basculement vers une philosophie proprement athée marque la fin d’un questionnement sur le théisme qui occupa Kojève depuis ses plus jeunes années, mais aussi (de manière moins explicite) l’affirmation que la philosophie ne peut être qu’une philosophie athée, une philosophie de l’« homme dans le monde » sans aucune transcendance divine, un monde caractérisé par sa finitude ou l’« en dehors » n’est autre que le rien. Ce basculement nous montre le point central du problème auquel Kojève était confronté en 1931 : l’identification de la véritable posture dans le monde ou, en définitive, l’impossibilité dans laquelle il était de choisir entre une attitude athée ou une attitude théiste. L’inachèvement du et la question de la vérité.  texte de 1931 provient donc, probablement, de ce problème de la vérité auquel Kojève est confronté et auquel sa volonté de bâtir un système philosophique cohérent se heurte. Car savoir lequel des deux, du théiste ou de l’athée, a raison, revient, en définitive, à savoir lequel des deux affirme la vérité, lequel de deux révèle correctement le monde par son discours. Mais comment procéder à une telle sélection ? Par quel critère jugerons-nous de la vérité de l’une ou de l’autre représentation du monde ? C’est justement à cette question que Kojève n’est pas en mesure de répondre en 1931, alors même qu’il est en possession de nombreux éléments qui vont le conduire vers la « solution ».

La question du théisme : « lieu commun » des recherches philosophiques du jeune Kojevenikov.

La question du théisme et plus généralement de l’attitude religieuse face au monde constitue un fil conducteur parmi les multiples travaux philosophiques de Kojève, et ce, de ses premières réflexions à son cours sur la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel. À chaque fois, Kojève semble s’interroger sur la possibilité même de la position théiste en mettant en avant les contradictions ou les dysfonctionnements des systèmes philosophiques théistes. Sans aller dans le sens d’une lecture purement a posteriori qui relirait les premiers travaux de Kojève à la seule lumière de l’Introduction à la lecture de Hegel, nous pouvons tout de même remarquer que les premières réflexions ainsi que l’évolution même de cette question sont orientées vers un dépassement nécessaire du théisme dans le but de construire un système philosophique cohérent, mais un dépassement qui se veut proprement hégélien, une Aufhebungqui conserverait dans la figure définitive et absolue de l’athée, les traits essentiels du théisme. Nous pouvons donc  comprendre les travaux kojéviens portant sur le théisme et plus particulièrement L’athéisme ainsi que La philosophie religieuse de Vladimir Soloviev comme des tentatives de compréhension de la position théiste en vue de l’élaboration d’un système philosophique athée (même si le caractère nécessairement athée du système n’est explicitement affirmé par Kojève qu’en 1933 comme l’indique le nouveau plan proposé pour son système philosophique le 26 août 1933).
Nous évoquions, dans les premières pages de notre travail, l’influence fondamentale qu’a eu le milieu philosophique et intellectuel moscovite sur la pensée du jeune Kojève : sa préoccupation pour la question religieuse et spirituelle en est un écho frappant. Ainsi, dans le Journal d’un philosophe qui forme un ensemble plus ou moins cohérent de notes, de réflexions philosophiques, de pensées et de poésie rédigées par Kojève à partir de 1917 (le Journal fut perdu en 1920, mais Kojève entreprit la réécriture d’une partie des textes disparus dès cette date), la question religieuse s’impose comme un des thèmes majeurs de ses réflexions philosophiques. Comme l’indique Marco Filoni, parmi la multitude de plans et de schémas qui figurent dans ce Journalse trouve celui de l’Expérience de la philosophie de la religion « pour lequel nous ne savons toutefois pas s’il l’avait rédigé au moment de la perte de la valise ou s’il s’agissait seulement d’un projet » . Quoi qu’il en soit, il est tout à fait significatif que les premières réflexions philosophiques du jeune Kojève – qui, notons-le, est encore un adolescent à cette époque – soient dirigées vers le phénomène religieux et se trouvent être représentatives d’une volonté de compréhension de ce dernier.

Phénoménologie et ontologie dans L’athéisme : « homme dans le monde » et « homme en dehors du monde », l’être et le non-être, le fini et l’infini

Tout au long de l’investigation philosophique que constitue les quelques cent quarante pages de L’athéisme, Kojève adopte une attitude bien particulière dans la mise au jour de l’attitude théiste et de son versant négatif, l’attitude athée.
Ce texte, particulièrement représentatif de l’état de la philosophie kojévienne en 1931, repose sur des présupposés philosophiques que Kojève ne détaille à aucun moment, laissant le lecteur souvent démuni face à une terminologie obscure et à des développements à la fois complexes et inachevés. De plus, nous retrouvons dans ce texte un trait particulier de l’écriture de Kojève que nous retrouverons dans tous ses écrits ultérieurs : l’absence quasi totale de références ou de citations renvoyant à d’autres auteurs auxquels il emprunte une notion, face auxquels il se positionne ou avec lesquels il dialogue sans que l’on sache très bien qui se cache derrière une allusion et comment Kojève se positionne lui-même face à ce dernier.
Parmi les rares philosophes cités (la plupart du temps dans des notes qui semblent plus être destinées à Kojève lui-même qu’à un supposé lecteur) deux noms attirent particulièrement notre attention : Husserl et Heidegger. Nous savons que Kojève, même s’il n’a suivi aucun cours de ces deux « maîtres » lors de ses études en Allemagne, n’est pas pour autant ignorant des principaux ouvrages des deux philosophes allemands ni, d’une manière plus générale, de la phénoménologie qui s’imposait de plus en plus dans le champ philosophique allemand et qui n’allait pas tarder à conquérir la France. De Heidegger, Kojève a sans aucun doute lu Sein und Zeit dont il fait mention explicitement dans ses cours sur Hegel, dans des contre-rendus publiés au cours des années 1930ainsi que, de manière plus implicite, dans L’athéisme, notamment lorsqu’il aborde la question de l’« angoisse ». Malgré tout, le véritable dialogue avec la philosophie heideggerienne se fera à travers la lecture de Hegel où Kojève sera à la fois reconnaissant à Heidegger d’avoir réintroduit l’idée d’un dualisme ontologique tout en critiquant ouvertement la perte de la négativité que son champ lexical impliquait . De Husserl, l’inventaire complet de la bibliothèque personnelle de Kojève fait par Marco Filoni nous indique que Kojève connaissait particulièrement bien la phénoménologie husserlienne en 1931. Il effectua en 1924, puis à nouveau en 1930, une lecture complète du Logische Untersuchungen (en trois volumes) ainsi que des Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie. Les Méditations cartésiennes sont également lues en juin 1931 (soit dans la première édition française parue chez Armand Colin). Ainsi, dire que Kojève s’interroge « en phénoménologue » , comme le fait Dominique Pirotte, n’est pas dénué de sens si tant est que l’on précise ce qu’il y a de proprement « phénoménologique » dans la démarche de Kojève en 1931. Car étiqueter sans nuance Kojève de phénoménologue (ce que ne fait d’ailleurs pas Dominique Pirotte) occulterait définitivement les divergences fondamentales qui opposent l’entreprise kojévienne de 1931 à une phénoménologie, et ce, qu’elle soit husserlienne ou heideggerienne.
Dans quelle mesure Kojève est-il phénoménologue en 1931 ? À cette question, Dominique Pirotte nous donne un premier élément qui nous servira de point de départ dans notre recherche. En effet, elle ajoute dans le but de caractériser ce qu’elle entend par phénoménologue : « c’est-à-dire en évacuant le plus possible toute considération d’ordre psychologique ou doctrinal » . Entendu de cette manière, Kojève est bien « phénoménologue » en ce qu’il pose une nette distinction entre psychologie et phénoménologie et se positionne clairement dansle second groupe. En ce sens, il propose bien une étude phénoménologique ou philosophique des attitudes athées et théistes et non pas une psychologie du sentiment religieux chez le théiste. Son analyse du théiste et de l’athée est avant tout une description du « tonus du donné », c’est-à-dire de la manière dont l’homme prend conscience (ou saisit intentionnellement, pour reprendre une terminologie husserlienne) de quelque-chose dans une position donnée, et non pas une analyse du « contenu de l’état psychique à qui le contenu est donné ». Le « tonus » n’est ni le « contenu » du donné, ni l’état psychique de l’homme a qui est donné ce contenu.

La question de la vérité : l’athée, le théiste et le philosophe

La question de la vérité n’est pas anodine dans le développement philosophique que représente L’athéisme ;il nous apparaît même qu’elle constitue la question centrale de ce texte et, plus généralement, de tout le projet philosophique de Kojève. En premier lieu, nous voyons que cette question se pose dès la première partie du système qu’a en vue Kojève en 1931 et que ce système même a pour but de répondre à cette question. Dans la dernière page du texte dans lequel Kojève annonce la suite de son travail, le cinquième chapitre est présenté comme devant « poser, sinon résoudre la question de la vérité en ébauchant les traits fondamentaux de la philosophie athée » . Cependant, ce cinquième chapitre n’ayant jamais été écrit par Kojève, nous ne pouvons que nous contenter d’hypothèses concernant la réponse qu’il aurait pu proposer. Mais avant d’en venir à cette partie de notre analyse, il nous faut voir de quelle manière Kojève pose cette question de la vérité dans L’athéisme, pourquoi elle se pose dans le projet philosophique kojévien de 1931 ainsi que la raison pour laquelle il ne fut pas en mesure d’y apporter une réponse ni d’achever son « système » philosophique à cette date.

Vers une philosophie athée : L’homme libre et la conscience de soi comme conscience de sa liberté

Dans la perspective qui est celle de Kojève en 1931, pour que la philosophie soit pleinement une philosophie athée, elle doit avant tout affirmer que seule une philosophie athée est possible, c’est-à-dire qu’une philosophie théiste est en soi une contradiction. Nous venons de voir que Kojève ne résout pas dans L’athéisme cette question de l’élection de la philosophie athée comme la seule philosophie possible. Mais cela ne nous empêche pas d’essayer d’entrevoir ce qu’aurait pu être une telle philosophie athée, ni pourquoi la philosophie athée est la seule possible.
Pour Kojève, l’athée se distingue radicalement du théiste en ce qu’il est donné à lui-même de l’« extérieur », c’est-à-dire comme fini, limité et s’opposant au rien. Cette finitude propre à l’homme, l’athée l’appréhende dans le phénomène de la mort, dans cet anéantissement définitif et absolu dans le rien. Mais en plus d’être donné comme mortel, l’athée est donné à lui-même comme « suicidé potentiel » ; d’une part, en ce que sa propre mort est pour lui quelque chose de toujours potentiel, qui peut survenir à tout moment, mais aussi parce qu’il est en mesure de décider lui-même de sa mort, il peut lui-même se donner la mort et ainsi s’anéantir dans le rien. C’est là le sens du suicide que Kojève présente comme « la fin consciente et volontaire de l’existence « de l’homme dans le monde » ». La possibilité du suicide se trouve être, pour l’homme et plus particulièrement pour l’athée, le fait même de sa liberté. Ainsi, la finitude de l’athée fait de lui un individu libre. Un individuen ce que sa finitude comprise en tant que différence entre l’être et le non-être fait de lui quelque chose d’existant et non un rien . Libre en ce qu’il est fini , c’est-à-dire mortel, et parce qu’« il décide librement s’il doit être ou ne pas être » . L’athée est donc l’homme pleinement libre et qui a pleinement conscience de sa liberté. Car si la « différence » est la conscience de l’être (donc la conscience de l’être dans sa différence avec le non-être) alors la conscience de cette « différence » est la conscience de soi : « « différence » = conscience de l’être ; conscience de la « différence » = conscience de la conscience (de l’être) = conscience de soi ».En tant que donné à lui-même (c’est-à-dire en tant que conscience de soi), l’athée a donc conscience de sa propre liberté et se saisit lui-même comme absolument libre : sa liberté (= finitude) lui apparaît comme le fait premier de son être, comme ce qu’il a de plus essentiel. Développer une philosophie athée peut donc signifier pour Kojève développer une philosophie de la finitude et de la liberté reposant sur une ontologie de la différence entre l’être et le non-être.
Mais pourquoi la philosophie doit-elle nécessairement être une philosophie athée ? Le théiste n’est-il pas lui-même libre et conscient de sa liberté ? La question de la liberté du théiste est un thème récurent dans la pensée de Kojève : il l’aborda avant 1931 à propos de la philosophie religieuse de Vladimir Soloviev et elle est présentée, dans L’athéisme,comme l’un des deux problèmes que soulève le théisme. Premièrement, le théisme est problématique en ce que, contrairement à l’athéisme, il subordonne l’existence de l’homme à une entité supérieure puisque « l’homme existe non pas en vertu de sa liberté, mais uniquement en tant que créé par Dieu » , ce qui implique que l’homme théiste n’est fini qu’en tant que différent de Dieu. Deuxièmement, se pose dans le théisme le problème de « la coexistence de la liberté de l’homme et de la liberté de Dieu » . Face à un Dieu créateur, la liberté de l’homme est, d’une certaine manière, toujours dépendante de Dieu. Face à la liberté de l’athée que l’on pourrait qualifier de totale ou d’absolue, la liberté du théiste n’est qu’une liberté limitée, dépendante du divin.
Si le théiste agit, ce n’est qu’en vertu de la toute puissance divine qui rend possible un tel acte. Or, si la finitude (et la liberté) est identifié comme le caractère proprement humain, si l’homme est justement homme parce qu’il peut choisir librement d’être ou de ne pas être du fait même de sa finitude, alors il semblerait que l’homme véritablement humain soit l’homme athée en ce qu’il est pleinement libre et pleinement conscient de cette liberté qui lui est essentielle. Cette idée sera absolument déterminante dans l’Introduction à la lecture de Hegellorsque Kojève abordera la question du nécessaire dépassement du théisme par l’athéisme et de la figure proprement humaineque représente l’athée.
Nous voyons donc que dès 1931, Kojève a les éléments essentiels de sa philosophie athée conçue comme une anthropologie de la finitude et de la liberté ainsi qu’une ontologie de la différence entre l’être et le non-être. Les bases de la philosophie et de l’anthropologie développées à partir de 1933 sont donc déjà posées, si ce n’est que la perspective dans laquelle Kojève se situe en 1931 semble le conduire à un échec concernant une possible résolution de la question de la vérité qui se traduirait par l’élection de la philosophie athée comme la seule philosophie possible. Et si la philosophie de Kojève semble échouer en 1931, c’est avant tout par l’inachèvement de son système que l’interprétation de la philosophie hégélienne viendra parachever.

Un système hégélien amputé : le déicide kojévien

Confronté à un problème qui semble indépassable, Kojève s’est trouvé comme arrêté net dans la mise place d’un système philosophique original et singulier. Cependant, cet échec – tout comme le refus de sa thèse par Abel Rey – ne l’a pas pour autant éloigné de la philosophie ni de sa recherche du système qui viendrait clore des années de réflexion. Poussé par son ami Alexandre Koyré, Kojève retravaille sa thèse sur Vladimir Soloviev dans le but de pouvoir lui-même enseigner à l’EPHE. De plus, il suit les cours de cet autre exilé russe portant sur la philosophie religieuse de Hegel. Contact décisif avec une philosophie qui ne l’avait pas marqué ou plutôt, qu’il n’avait pas comprise et envers laquelle il fut dans un premier temps critique avant d’en proclamer la grandeur ; c’est dans la continuité de ces cours que Kojève inscrira sa propre lecture de la Phénoménologie. Se concentrant sur des œuvres précédant la Phénoménologie, et notamment sur les cours de Iéna, Koyré met en avant la découverte hégélienne fondamentale « de la nature dialectique du Temps qui […] rend possible la constitution du système » . Reprenant le cours de Koyré, Kojève s’appliquera durant six années à commenter l’intégralité de la Phénoménologie.
Mais cette reprise de la philosophie hégélienne à partir d’une lecture de la Phénoménologie de l’esprit ne s’abstient pas d’opérer des modifications de plus ou moins grande importance avec le double objectif de maintenir un système en proie à des critiques plus ou moins dévastatrices – comme nous le verrons concernant la Naturphilosophie– et de répondre à la question de la vérité telle que Kojève se l’était posée en 1931 . Car si le cours de Kojève sur Hegel fut si dévastateur pour ses auditeurs, c’est aussi – et avant tout – parce que Kojève fut lui-même dévastateur pour Hegel dans un geste, non pas d’annihilation complète, mais de sublimation – libre à chacun d’en reconnaître le caractère positif ou négatif – qui n’est pas opéré sans quelques visées par celui-ci.

Le Savoir absolu et la théorie de la vérité hégélienne : de l’adéquation à l’identité

Le tournant kojévien de 1933 n’est pas seulement un tournant purement hégélien mais aussi un changement radical de ses champs d’étude philosophique. Alors qu’il étudiait les sciences modernes et les philosophies orientales – champs d’étude dans lesquels il espérait trouver une base à son système philosophique -, Kojève effectue une sorte de retour aux anciens comme il l’indiqua à Giles Lapouge quelques jours avant de trouver brutalement la mort :

De l’anthropologie à la vérité : Action, Temps, Concept

L’importance de l’anthropologie que développe Kojève à partir du chapitre IV de la Phénoménologie de l’esprit ne réside pas seulement dans l’originalité de sa lecture – qui provient à la fois de la perspective qui est la sienne (la mise en place d’un système philosophique qui consacre l’athéisme) et des éléments gardés de 1931 qui vont servir de base à sa lecture – mais surtout dans le rôle qu’elle joue dans l’interprétation que Kojève propose de la philosophie hégélienne. En effet, l’anthropologie que développe Kojève a pour but immédiat de maintenir le fond du système hégélien que constitue la théorie de la vérité mise en place dans la figure du Savoir absolu afin de répondre à la question de la vérité qu’il avait formulée en 1931.
Le génie philosophique de Kojève se trouve sans doute dans sa capacité à trouver dans une philosophie hégélienne austère et oubliée au début du XXème siècle les éléments même d’une philosophie moderne et originale. Par la mise en place d’une anthropologie dans laquelle la négativité constituera le cœur même de l’homme, Kojève marquera une véritable rupture avec la tradition philosophique en ne restreignant plus l’homme à un pur être raisonnable mais en réaffirmant sa puissance proprement active qui n’est pas quelque chose de simplement secondaire pour lui mais qui joue un véritable rôle, au même titre que la Raison, dans la connaissance conceptuelle et plus particulièrement dans la vérité de cette connaissance. En effet, c’est à partir de cette anthropologie dans laquelle l’homme est « Raison + Action » que Kojève va pouvoir mettre en place sa théorie de la vérité qui comportera, à présent, un critère de vérité qui n’est autre que l’Action même de l’homme : ce n’est pas le Concept qui se conforme à l’Être dans la connaissance mais bien plutôt l’Être qui devient conforme au Concept (qui sera alors un « projet ») par l’Action de l’homme. Ainsi, l’homme connaît véritablement le monde dans la mesure où il l’a lui-mêmetransformé pour le rendre conforme à l’idée qu’il s’en faisait. De ce fait, le Savoir absolu se trouve être réinstauré par Kojève en ce que, par son Action, la conscience de soi qui n’était au départ qu’une certitude (et non un savoir) devient un savoir vraipuisqu’il révèle correctement une réalité-objective que l’homme a transformée en fonction de son idée. Le Vrai n’est donc plus seulement substance mais aussi sujet : le Vrai n’est pas l’Être donné statique (ou une substance) mais l’Être-révélé-par-le-discours-dans-saréalité qui formera la synthèse de l’Identité et de la Négativité. Qui plus est, l’anthropologie de Kojève permet de pleinement affirmer la possibilité d’une Raison concrète (Vernunft) face à un Entendement (Verstand) qui ne peut véritablement connaître le monde puisque la faculté proprement créatricede cette Vernunftqui a tant fait couler d’encre contre la philosophie hégélienne n’est rien d’autre que la mise en œuvre par l’homme de toutes ses facultés à la fois rationnelles et actives dans sa connaissance du monde. C’est donc un véritable anthropo-théismeque Kojève met en place dans sa lecture de la Phénoménologie de l’esprit ; en faisant de l’homme la seule et unique puissance négatrice et créatrice du monde humain qu’il révèle par son discours, les qualités qui étaient attribuées à une puissance divine transcendante à la fois créatrice et omnisciente ne sont rien d’autre que les qualités même de l’homme. Il apparaît donc que la question de la vérité ne se pose plus pour Kojève à partir de 1933 dans la mesure où l’anthropologie qu’il développe et sur laquelle repose l’ensemble de son interprétation de la Phénoménologie de l’esprit fait de l’Homme un véritable Dieu terrestre créateur et omniscient qui, en prenant conscience de soi parvient au Savoir absolu et cesse définitivement de projeter un Dieu transcendant qui lui apporterait une hypothétique satisfaction dans un au-delà imaginaire. L’athée sera donc identifié comme cet Homme du Savoir absolu, comme ce Sage parfaitement conscient de soi et révélant correctement par son discours l’Être et le réel dans sa totalité.

De l’anthropologisation de la négativité à la mise en place d’une anthropologie de la négativité

Pour Kojève, il ne fait aucun doute que le chapitre IV de la Phénoménologie contient une véritable anthropologie qu’il suffirait simplement de révéler :
Le Chapitre IV est anthropologique en ce sens qu’il s’agit là d’« existence », c’est-à-dire de désir et d’action. Hegel n’est rien moins qu’intellectualiste : sans la création par l’action négatrice, il n’y a pas de contemplation du donné. Son anthropologie est foncièrement différente de l’anthropologie grecque, pour laquelle l’homme sait et se reconnaît d’abord, et agit ensuite.
Mais cette anthropologie est, comme il le précise, tout à fait différente de ce que l’on a pu connaître en ce qu’elle place l’action négatrice proprement dialectique au cœur même de l’homme. Nous l’avions vu, le dualisme ontologique introduit par Kojève avait pour première et immédiate conséquence une restriction de la négativité (dialectique) au seul monde humain, c’est-à-dire historique. Mais avec l’anthropologie qu’il lit chez Hegel (dans une lecture qui dépasse largement le cadre même de l’interprétation) Kojève place la négation au cœur de l’homme qui ne sera plus qu’action négatrice. Pour ce faire, Kojève va, en quelque sorte, introduire la négativité au sein même de l’anthropologie en combinant les éléments centraux qu’il avait développé en 1931 à une lecture du quatrième chapitre de la Phénoménologie. À partir de 1933, l’homme n’est plus seulement interaction avec le monde mais aussi avec d’autres hommes. De plus, cette interaction n’est plus une simple interaction physique : elle devient action négatrice c’est-à-dire transformatrice du donné. Enfin, la « connaissabilité » du monde par l’homme n’est plus un fait originel qui unit l’homme au monde immédiatement : elle est le résultat d’un long processus qui n’est autre que l’Histoire. Si Kojève transforme son anthropologie de 1931 à partir des éléments glanés dans la philosophie hégélienne, c’est pour assumer pleinement son dualisme ontologique tout en ayant la possibilité de remettre en place le Savoir absolu hégélien qui lui permettra de répondre à la question de la vérité. Il convient donc d’étudier plus précisément cette anthropologie qui est, selon nous, l’élément le plus essentiel de la philosophie kojévienne.

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Table des matières

Introduction – De la recherche philosophique à la quête du Savoir vrai
Chapitre premier – L’athéisme : de la question de Dieu à la question de la vérité
1.1 – La question du théisme : « lieu commun » des recherches philosophiques du jeune Kojevnikov
1.2 – Phénoménologie et ontologie dans L’athéisme : L’ « homme dans le monde » et l’ « homme en dehors du monde », l’être et le non-être, le fini et l’infini
1.3 – La question de la vérité : l’athée, le théiste et le philosophe
1.4 – Le concept et le réel
1.5 – Réalisme phénoméniste et métaphysique de l’interaction
1.6 – Vers une philosophie athée : l’homme libre et la conscience de soi comme conscience de sa liberté
Chapitre II – Un système hégélien amputé : le déicide kojévien
2.1 – Le Savoir absolu et la théorie de la vérité hégélienne : de l’adéquation à l’identité
2.2 – La dialectique du réel et la mise en question de la Naturphilosophie hégelienne
2.3 – Le dualisme ontologique kojévien : une « fable dorée » et un monde sans dieu
Chapitre III – De l’anthropologie à la vérité : Action, Temps, Concept
3.1 De l’anthropologisation de la négativité à la mise en place d’une anthropologie de la négativité
3.2 De la certitude à la vérité : théorie de la vérité et théorie de la connaissance
3.3 Le Savoir absolu kojévien : Sagesse, fin de l’histoire et mort de l’homme
3.4 La consécration de l’homme athée : l’anthropo-théisme kojévien et la Sagesse athée
De la philosophie à la Sagesse : Alexandre Kojève et la question de la vérité. Antoine Pollet
Conclusion – De la philosophie à la Sagesse
Bibliographie

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